Regards sur les œuvres cinématographiques de l'année 2019
DEBOUT SUR LA MONTAGNE
Film Français de Sébastien BETBEDER - 2019
Stan, Hugo et Bérénice ont grandi dans les montagnes où ils étaient inséparables. 15 ans plus tard, devenus des adultes un peu abimés par la vie, ils se retrouvent dans le village de leur enfance, à l’occasion de l’enterrement du frère d’Hugo. Ce temps retrouvé, loin du tumulte de la ville et du train-train quotidien, est l’occasion de prendre du recul et de se remettre en question pour définir ce qui les rend vraiment heureux. Ils comprennent qu’il n’est jamais facile de quitter l’endroit où tout a commencé et où tout est encore possible. Ces retrouvailles permettront-elles de renouer avec la fantaisie, l’insouciance et la joie de leurs premières années ?...
Avec Debout sur la montagne, Sébastien Betbeder livre son second film de l’année, après Ulysse et Mona (sorti en janvier 2019). Le réalisateur a souhaité ‘’tester’’ et questionner la solidité de l’amitié face au temps qui passe et à l’absence, à travers l’histoire de ces trois jeunes. Il a choisi de situer son récit dans l’isolement des montagnes de la vallée de l’Oisans (Hautes Alpes), qu’il connaît bien.
Tout paraît légèrement décalé dans l’univers de Sébastien Betbeder, qui met en scènes des mondes un peu éloignés de la réalité, des laboratoires où ses personnages expérimentent d’autres histoires, souvent à l’écart des grandes métropoles aux lois si prévisibles. Comme dans son premier film, Ulysse et Mona, il emmène ses personnages loin du tumulte de la ville : trois trentenaires, Hugo (Bastien Bouillon), Stan (William Lebghil) et Bérénice (Izia Higelin) se retrouvent dans le village où ils sont grandis, alors qu’Hugo enterre son grand frère (Jérémie Elkaïm). Les trois amis étaient inséparables du temps de leur enfance et ces brusques retrouvailles, quinze ans plus tard, réactivent souvenirs joyeux, traumatismes et blessures.
Du rural et du fantastique
Par ailleurs, chacun d’entre eux traverse une période délicate et trouve des raisons pour prolonger ce séjour montagnard : Hugo a quitté son métier d’enseignant pour tenter sa chance dans le stand-up ; Bérénice enchaîne les petits boulots et ne sait plus où elle en est dans son couple ; Stan souffre de schizophrénie et n’a pas envie de se faire hospitaliser.
La douceur déprimante qui guette le film est vite détournée par l’irruption de l’étrange et du comique (de drôles d’animaux peuplent le village) et bientôt du fantastique, tandis que des personnages secondaires peuplent élégamment cette chronique rurale, le musicien Sourdure donnant un concert, André Wilms en curé hors normes.
Le réalisateur et auteur de cet ample scénario brosse le portrait d’un village, de ses habitants, fait des tours et retours en arrière, comme une lampe qui viendrait éclairer peu à peu les parois d’une grotte depuis longtemps abandonnée. C’est peut-être aussi à cet endroit que péche le film, qui voudrait démêler tous les problèmes, non pas comme une gentille comédie française mais plutôt sur le mode de l’utopie.
Debout sur la montagne a des allures de conte philosophique et libertaire, où de jeunes adultes avançaient sagement dans la vie en trimballant des regrets. Et les voilà qui réinventent, arrêtent le temps, envoient tout valser et commettent quelques folies, comme lorsqu’ils étaient enfants. Ajoutons que ce trio de ‘’valseurs’’ est très attachant : Bastien Bouillon avec sa manière de porter la tristesse et la joie dans son regard ; Izia Higelin pour son activisme débordant, défaisant un à un les nœuds du passé, et William Lebghil, pour son ironie douce et mordante.
BROOKLYN AFFAIRS
Film américain d’Edward NORTON – 2019
New York dans les années 1950. Lionel Essrog, détective privé souffrant du syndrome de Gilles de la Tourette, enquête sur le meurtre de son mentor et unique ami Frank Minna. Grâce aux rares indices en sa possession et à son esprit obsessionnel, il découvre des secrets dont la révélation pourrait avoir des conséquences sur la ville de New York… Des clubs de jazz de Harlem aux taudis de Brooklyn, jusqu’aux quartiers chics de Manhattan, Lionel devra affronter l’homme le plus redoutable de la ville pour sauver l’honneur de son ami disparu. Et peut-être aussi la femme qui lui assurera son salut… Un polar tortueux et haletant, qui confirme le talent de comédien d’Edward Norton, mais surtout son incroyable capacité à mettre en scène des histoires impossibles à raconter, autrement que dans un livre. Bluffant et enthousiasmant.
Dix-neuf ans après Au nom d’Anna, Edward Norton passe à nouveau derrière la caméra. Il s’inspire du roman Motherless Brooklyn de Jonathan Lethem, et transpose l’histoire de 1999 aux années 1950, une période durant laquelle l’anti-démocratie et le racisme étaient omniprésents aux USA : ‘’Je crois que choisir cette période m’a permis d’évoquer ce qui se passe aujourd’hui sans en parler directement’’, confie Norton, qui joue également dans le film. Afin d’incarner au mieux son personnage atteint du syndrome de Gilles de la Tourette, il a visionné de nombreux documentaires sur ce sujet.
Deux heures trente. La durée effraie, on craint de s’ennuyer. Mais voilà ! Il faut bien tout ce temps pour dénouer une affaire policière complexe, dont on ne parvient à reconstituer les fils qu’à la presque dernière scène du film. Il faut s’appeler Coppola ou Polanski pour se lancer dans un tel projet. Sauf que le réalisateur est à la base un comédien. Brooklyn Affairs n’est que la deuxième réalisation d’Edward Norton et pourtant, il impose un rythme, un style, une écriture dignes des plus grands cinéastes américains.
Brooklyn Affairs constitue un film très américain, plus précisément très new-yorkais. La ville des années 50, reconstruite pour l’occasion dans un studio - artifice que d’ailleurs le cinéaste ne cache pas -, incarne une sorte de personnage à part entière. C’est Brooklyn et ce qui restait à l’époque de ses quartiers afro-américains, transformés depuis en un écrin réservé aux bobos, qui occupent le devant de la scène. Le jazz n’est jamais loin, ainsi que les immenses ponts qui relient les continents urbains. On comprend d’ailleurs, par l’intermédiaire de ce récit, que Norton dénonce le sort qui s’est acharné contre Brooklyn, faisant petit à petit disparaître ses fameuses maisons et ses habitats populaires, au bénéfice d’immeubles de plus en plus hauts, convoités par des promoteurs peu scrupuleux. Le cinéaste défend sa ville, et à travers elle, il donne une voix aux discriminés, qu’ils soient pauvres, noirs ou même handicapés, que le capitalisme effréné a brisés.
Brooklyn Affairs demeure avant tout une histoire policière. Cela commence par un crime sordide d’un patron détective, dont on ne comprend pas grand-chose. Des indices sont délivrés par la victime avant de mourir, des conversations sont surprises au téléphone ; mais en fait, plus le récit avance, plus le réalisateur perd son spectateur. Chacun expérimente, dans le silence de son siège de cinéma, la confusion de ne rien comprendre de ce qui se passe réellement, sinon de ressentir que tout cela sent la corruption, le mensonge, la manipulation politique et l’irrésistible attrait du pouvoir. On se surprend même à faire des comparaisons malheureuses, comme la fameuse affaire Strauss-Kahn dans un hôtel luxueux. Le puzzle se reconstitue lentement et le spectateur doit faire preuve d’une véritable opiniâtreté pour saisir ce qui se joue réellement. En fait, le spectateur est le double du héros du film, un détective attachant, très intelligent, parfois naïf, souffrant d’une maladie très handicapante, dans la mesure où la solution de l’intrigue se découvre en même temps que lui. On rentre presque dans la tête de cet enquêteur de génie, tout autant que maladroit.
Brooklyn Affairs est aussi et peut-être avant tout un film d’acteurs. On y croise l’immense Willem Defoe, Alec Baldwin, Bruce Willis et Gugu Mbatah-Raw, qui sont tous aussi prodigieux les uns que les autres. Il y a beaucoup de dialogues et il ne faut pas rechercher dans ce film du mouvement et de l’aventure. Mais les comédiens rentrent dans cette histoire avec un plaisir non dissimulé. Defoe ou Willis interprètent des personnages qui semblent très loin de leur physionomie et des héros qu’ils ont pu incarner. On sent que la mise en scène de Norton a contraint les acteurs à des rôles de composition, faisant appel à beaucoup d’imagination. Les cartes sont brouillées pendant tout le récit, et pourtant la cohérence s’affirme au fur et à mesure de l’avancée du scénario. Ainsi, les personnages révèlent peu à peu leur part sombre, à l’exception de celui joué par Edward Norton, dont la candeur aide évidemment au dénouement de l’intrigue policière.
Voilà donc une œuvre surprenante et excitante, qui ne manquera pas de charmer les spectateurs amoureux de New York, du jazz et d’un certain cinéma américain des années 90. Surtout, c’est l’occasion de redécouvrir le talent d’Edward Norton en tant que comédien et réalisateur. Dans des décors parfaitement reconstitués et au son d'omniprésents accords de jazz, Edward Norton signe un polar noir à l'ancienne. L'intrigue est tentaculaire, les enjeux multiples et le rythme frénétique, mais le cinéaste réussit son pari.
IT MUST BE HEAVEN Ca doit être le Paradis)
Franco-germano-canadien d’Elia SULEIMAN - 2019
Un certain ‘'ES’’ fuit la Palestine à la recherche d'une nouvelle terre d'accueil, avant de réaliser que son pays d'origine le suit toujours comme une ombre. La promesse d'une vie nouvelle se transforme vite en comédie de l'absurde. Aussi loin qu'il voyage, de Paris à New York, quelque chose lui rappelle sa patrie.
Un conte burlesque explorant l'identité, la nationalité et l'appartenance, dans lequel Elia Suleiman pose une question fondamentale : où peut-on se sentir " chez soi " ?...Tourné à New-York et à Paris et ses environs en 2018, It Must Be Heaven était présenté en compétition à Cannes en mai 2019, où il reçut le Prix FIPRESCI (prix de la critique internationale) ainsi qu’une mention spéciale. Elia Suleiman n’était pas revenu de La Croisette depuis 2009, alors sélectionné pour Le temps qu’il reste. Avec It Must Be Heaven, le cinéaste israélien – qui se considère comme Palestinien – établit un constat sur la violence du monde.
Elia Suleiman, incarnant le personnage déjà composé pour Intervention divine et Le Temps qu’il reste, promène son double muet dans un triptyque, d’abord en Palestine, puis à Paris et enfin à New York. Le réalisateur pose son regard lourd, un peu fiévreux, sur les trois pays. Il hante de son visage immobile, que viennent à peine rider quelques haussements de sourcils, des lieux qui semblent envoûtés. La Palestine est le théâtre de drôles de contes, entre voisin chipeur de citrons et apparition féminine dont les bijoux cliquettent dans une oliveraie. En France, Paris est dépeuplée ; ne restent de la ville que les personnes les plus défavorisées ou les touristes. À New York, il est devenu normal de se promener avec poussette et mitraillette. Chaque passant est armé, sans que cela n’entache sa bonhomie américaine. Si la Palestine a son propre chaos (pas vraiment celui de la guerre, d’ailleurs, plutôt un chaos quotidien, un désordre méditerranéen entrecoupé de fulgurances inquiétantes), la France et les États-Unis ne sont pas en reste, bien au contraire, sous leur apparence ordonnée.
Comme dans un ‘’road movie’’ fantasque, Suleiman traverse un monde peuplé d’obstacles. Entre observation et impassibilité, son personnage, imprégné de Jacques Tati, pour la gestuelle plantée et l’absence de parole, glisse dans des scènes où le comique de situation paraît tenir à des petites choses simples, mais découle en fait d’un contexte violent, latent. Toute l’habileté du film consiste dans l’évocation, par l’absurde, de cette violence. Manier l’humour, sans brader le propos - une vive critique des discriminations sociales, de la brutalité des échanges, du tout-sécuritaire -, créer une comédie dramatique ou un drame comique, c’est ce à quoi parvient à merveille Elia Suleiman, en véritable Candide contemporain. On reconnaîtra certains des motifs qui lui sont chers : le doublement, le triplement, des personnages les plus menaçants ; policiers, militaires, frères veillant jalousement sur leurs sœurs, sont vêtus, aux lunettes près, de la même façon, comme des clones étranges. Leurs jumelles, leur attirail en général, sont interchangeables. Les personnages deviennent des pions multipliables à l’infini, défendant le système global, comme de petits jouets décérébrés. En fait de jouets, le cinéaste compose des paysages irréels, qui semblent justement être des décors de théâtre. Ces trois policiers sur leur mono-roue pourchassant un vendeur de roses à la sauvette, filmés en plongée écrasante, semblent plus proches de petits automates lancés par un enfant que de représentants d’on ne sait quel ordre. On pense à la police de Grimault, dans Le Roi et l’Oiseau, à ces bruits de machines furtives qui se substituent à la parole. C’est que la chorégraphie du monde est bien huilée. À Paris, les travailleurs du SAMU social suivent un protocole gestuel rigoureux. Pas une seconde superflue ne sera dédiée à l’homme sans abri, à qui on a bien donné son plateau-repas : que pourrait-il vouloir de plus ? À New York, les mères à poussette se regroupent pour faire de la gymnastique synchronisée dans les parcs. Tout doit être maîtrisé, rentabilisé, exploité ; il ne reste guère que les arbres pour frémir au vent léger. Le 14 juillet n’est qu’ornements, parures et parades. La fête est absente de cette capitale française solennelle, belle et ridicule dans sa vanité. La chair a disparu, sauf dans cette séquence fantasmée qui voit défiler des jeunes femmes sexy, sous l’œil de Suleiman attablé à une terrasse. Une image clippée de la Parisienne, une esthétique publicitaire irréelle qui pourrait faire l’objet d’un film promotionnel. Là encore, les allures sont comme téléguidées. Dans ce décor figé, les personnes qui se comportent encore en humains sont les éboueurs, les femmes de ménage, tous noirs : en somme, les personnes les plus en marge de la société. La charge est forte : Suleiman pointe le racisme, le manque d’humanité, tout comme la déconsidération de la femme, qui atteindra son point d’exergue à New York, avec une apparition angélique : serait-ce donc ça, le paradis ?It must be heaven nous pose cette question : les larcins irrésolus, l’indulgence envers le voleur, l’homme égaré que l’on raccompagne la nuit, toutes ces bribes de Palestine, ne valent-elles pas mieux que ces sociétés qui cachent leur sauvagerie sous des semblants compassés ? Les chasseurs de perdrix, les monts arborés, les oliveraies secrètes, ceux qui « boivent pour se souvenir », ne sont-ils pas partie d’une fresque merveilleusement en vie ? À cette question cruciale, cette possibilité d’une Ithaque, le film offre une réponse poétique, mélancolique, peut-être pas encore tout à fait désespérée.
Elia Suleiman aurait sans doute mérité davantage qu’une mention spéciale du jury du Festival de Cannes pour It Must Be Heaven, comédie qu’il décrit comme « drôlement désespérée et désespérément drôle ». Il y incarne un certain ‘’ES’’, cinéaste en quête de financement pour son nouveau film et d’un endroit où se sentir enfin chez lui. ‘’ES’’, c’est évidemment moi et cela m’a semblé évident que je devais incarner le rôle’’, confie-t-il. Silhouette mutique évoluant dans un monde frappé de folie, le cinéaste palestinien fait immanquablement penser à Buster Keaton ou à Jacques Tati. ‘’Je me reconnais dans ces références, avoue-t-il. Keaton pour mon personnage, Tati pour l’atmosphère’’.
Le cinéaste cinéphile n’hésite pas à citer d’autres réalisateurs qui l’ont marqué tels Aki Kaurismäki ou Takeshi Kitano. ‘’Mon film est aussi violent que ceux de Kitano et mon personnage tout aussi flegmatique, même s’il y a moins de sang’’, plaisante-t-il. Violent, It Must Be Heaven l’est discrètement dans ce qu’il montre de l’absurdité et la dureté du monde où son personnage évolue, solitaire et étonné. Ni la Palestine, ni Paris, ni New York qu’il visite ne lui offrent le refuge qu’il recherche. ‘’Cela correspond à ma vie, avoue-t-il. Je ne me sens chez moi nulle part’’.
L’humour du cinéaste tend vers le burlesque, ce qu’il assume à 200 %. ‘’J’aime l’idée d’un film presque sans dialogue, dit-il. J’aimerais que le spectateur se promène avec moi, qu’il sourie puis que des images et des idées lui reviennent plus tard. C’est ce que j’aime ressentir quand je vais au cinéma’’. Avec Elia Suleiman, le monde devient poésie quand il montre des New-Yorkais se promenant avec poussettes et armes à feu ou quand il croise un couple de touristes japonais égarés dans un Paris désert ou toute une brigade de policiers missionnés pour mesurer la terrasse d’un café. Suivre ce candide en chapeau de paille fait un bien fou par sa fraîcheur, qu’il se moque en silence d’un voisin palestinien voleur de citrons ou, à Paris, d’un producteur français qui voudrait le faire entrer dans ses cases pour accepter de financer son film, ou pas. Son regard tendre et triste se teinte de suffisamment d’ironie pour faire penser sans déprimer. On aime It Must Be Heaven en le regardant, puis, comme l’espère Elia Suleiman, en repensant souvent à cette œuvre originale partagée entre l’amour des humains et l’inquiétude au sujet d’un monde dans lequel le réalisateur peine à trouver sa place.
PARASITE
Film de Corée du Sud, de Bong JOON-HO – 2019
Première palme d’or pour un film coréen
Toute la famille de Ki-taek est au chômage, et s’intéresse fortement au train de vie de la richissime famille Park. Un jour, leur fils réussit à se faire recommander pour donner des cours particuliers d’anglais chez les Park. C’est le début d’un engrenage incontrôlable, dont personne ne sortira véritablement indemne...
Après sa parenthèse hors de la Corée du Sud (Okja, 2017), Bong Joon-Ho revient dans son pays natal pour en écrire une nouvelle satire avec Parasite. Il y dirige Song Kang-Ho, son acteur fétiche, déjà vu dans Memory of Murder, The Host ou encore Snowpiercer (Le perce-neige). Présenté au dernier Festival de Cannes, Parasite a remporté le Prix de l’AFCAE ainsi que la Palme d’Or, à l’unanimité du jury présidé par Alejandro Gonzalez I Arritu.
Il est grand temps, et ce n’est que justice : la Corée du Sud rafle enfin la première Palme d’Or de son histoire, passant de Kore-eda à Corée tout court ! Et c’est par ce virtuose et incontestable Parasite que ce prix, amplement mérité, vient couronner une des plus riches cinématographies du monde. On y entre en ayant forcément nos parasites en tête ; mais on en ressort assaini, bercé par une rêverie profonde, après avoir quitté pour un moment nos préceptes moraux bien ancrés.
En vingt ans, Bong Joon-Ho s’est imposé comme un des réalisateurs majeurs du cinéma asiatique. Grâce à ce qu’on appelle des ‘’films de genre’’ (polar, fantastique, thriller…), qui on toujours laissé une belle place à la sensibilité et à l’humour, sans jamais se départir d’une vision politique et sociale extra-lucide. Ce sont des films émouvants, drolatiques, un brin sanguinolents … Tels le grandiose Memories of Murder (2004), le délirant The Host (2006), les très touchants Mother (2009) et Okja (2017). Cette nouvelle œuvre Parasite ne déçoit pas, ni ne déchoit, bien au contraire : il confirme que la panoplie du cinéaste est décidément très riche et que son œil aiguisé n’hésite pas à dénoncer la société à deux vitesses dans laquelle ses personnages évoluent. Il frappe fort avec cette critique sociale puissante et déjantée : on navigue entre satire grinçante, comédie hilarante et thriller surréaliste. On n’a plus qu’à se laisser porter et surprendre par ce récit magnifiquement mis en scène et remarquablement filmé. La radiographie de notre époque y est saisissante, l’intrigue rondement menée par un casting excellent, à commencer par le complice habituel, Song Kang-Ho, qui jour le rôle de Ki-taek.
Dans l’opulent Séoul, à la pointe du progrès et de l’électronique, une partie de la population vit pourtant plus bas que terre, à peine mieux lotis que les cafards qui grouillent dans les recoins sombres et moites de la ville. La famille Ki fait partie de ces rase-mottes : balayée par la crise économique, obligés de vivre dans un sous-sol, qui serait sordide et glauque sans leurs rires et leurs chahuts incessants. On aime à se charrier, on aime à se bousculer, on s’aime tout court. Ils sont obligés de se serrer les coudes, entassés qu’ils sont dans cet espace plus digne d’une boîte à chaussures que d’un appartement pour quatre personnes. Pourtant, l’indigence et la promiscuité ne semblent pas pouvoir venir à bout de la tendresse familiale. Si chacun a fait le deuil de quelque chose, il le dissimule derrière un grand éclat de rire. Tout est ainsi prétexte à la rigolade : il faut les voir se battre en chœur pour assembler des tonnes de boîtes à pizza, le petit boulot du moment, courir en brandissant leurs portables à la recherche d’un réseau téléphonique quasiment inexistant ; ou encore se laisser enfumer comme une vulgaire vermine dans l’espoir que celle-ci crèvera avant eux. Mais quand la poisse vous colle vraiment aux basques, même l’espoir devient un piètre compagnon. Il faudrait un quasi-miracle pour désengluer les Ki de la mouise permanente. Et voilà qu’il va se produire !...
Un ancien camarade de classe va proposer à Ki-Woo, le grand frère, de le remplacer pour des cours d’anglais dans la richissime famille des Park. N’y voyez pas un acte désintéressé : c’est juste que, secrètement amoureux de son élève, il décide de le confier au seul être qui ne risque pas de lui faire ombrage, au plus miteux de ses copains, donc Ki-Woo, auquel il a l’indélicatesse d’expliciter son projet ! Mais, peu importe, l’occasion est inespérée ! La famille Ki trépigne d’impatience, s’affaire et dégote au fiston un costume de circonstance, lui bricole un faux diplôme d’anglais. Fin prêt, chaleureusement recommandé par son copain, Ki-Woo pénètre dans la demeure somptueuse de ses futurs employeurs. Leur jardin, d’un vert arrogant, semble flotter au-dessus des contingences du pauvre monde, tel un îlot paradisiaque. Décidément, le ciel des riches est plus bleu qu’ailleurs et ignore même l’existence des gratte-ciel. Dans cette maison d’architecte, aucune faute de goût, sauf peut-être la rébarbative gouvernante qui est allergique à la peau des pêches et aux caprices du petit dernier qui se prend pour un indien. Quand à Madame Park, elle est fantasque ; Mademoiselle Park, elle, est délicieuse et tout à fait du goût de Ki-Woo. Monsieur Park se montre plus que sympathique. Tous ont l’aisance des gens bien-nés, conscients d’être d’une classe supérieure.
Confiants, les parents n’imaginent pas que ce discret jeune homme vient de mettre son pied dans la porte et que toute la ribambelle des Ki va bientôt le rejoindre progressivement, en utilisant des stratagèmes diaboliques. Nul n’y perdrait, et tout serait pour le mieux si, au-dessus de la tête de chacun des Ki, ne flottait un étrange parfum indélébile, l’odeur de la pauvreté, celle des bas-quartiers, qui risque de les trahir. Et c’est la gouvernante qui la fait remarquer. Le mépris de classe n’étant jamais très loin, on imagine une pétaudière capable d’exploser à tout instant. On ne sera pas déçus car la chute de cette fable moderne est inénarrable !
Il va sans dire qu’on conseille d’aller vite s’enfermer dans une salle obscure pour déguster Parasite, excellent antidote à la chaleur ambiante. Par son absence de naturalisme, très proche d’un Ken Loach (également en compétition avec Sorry We Missed You), Parasite rend d’autant plus criant le sempiternel déterminisme social, qui assigne à chacun sa place et dresse un plafond de verre invisible, mais si présent, entre les pauvres et les riches. Comme toujours, Bong Joon-Ho agrémente son propos par une réalisation somptueuse et hors-normes, qui combine les genres avec une maestria d’orfèvre. Il ouvre la voie au petit peuple de l’ombre, jusqu’à lui rendre, pour un moment, la place qui lui est due, sous les feux des projecteurs, au milieu des strasses et des paillettes. Sa plus belle réussite est de concilier les ressorts d’un cinéma populaire réaliste avec une narration d’une grande inventivité qui nous laisse sans voix, comme des fantômes enfermés dans d’improbables oubliettes…
Bref, ne tardez pas à faire cette démarche réconfortante !
L’histoire du danseur Carlos est unique sauf à Cuba
YULI
Film Hispano-Cubain de Iciar BOLLAIN – 2018
Carlos Acosta, métis de parents espagnol et africain, est le cadet d’une famille pauvre de 11 enfants et a grandi dans l’un des quartiers les plus défavorisés de La Havane. Quand il était jeune, cet enfant hyperactif et dissipé s’est beaucoup battu contre son père, un routier qui l’a obligé à suivre des cours de danse à l’Ecole Nationale du Ballet Cubain. Ce dernier y voyait un moyen pour Carlos, d’avoir un avenir et de sortir des rues de La Havane. A force de travail, le jeune danseur, comparé à Mikhail Baryshnikov, a intégré des compagnies de dans réputées en Amérique du Nord et en Europe. Finalement, il a rejoint le Royal Ballet de Londres en 1998.
7e long métrage d’Iciar Bollain, Yuli oscille entre fiction et documentaire pour raconter le destin hors normes du danseur Carlos Acosta. Celui-ci joue son propre rôle dans la partie qui s’intéresse à sa période adulte. Sélectionné au Festival de San Sebastian, le film a également reçu trois nominations aux Goyas 2019 (équivalent espagnol des César).
Pas besoin de connaître le danseur de ballet Carlos Acosta pour être passionné par ce biopic original et inspiré. Yuli raconte la vie de ce gamin de La Havane qui voulait devenir ‘’footballeur comme Pelé’’, et craignait de se faire traiter de ‘’pédé’’ par ses copains s'il enfilait des collants. Mais, poussé par un père violent et intransigeant, Carlos – surnommé « Yuli » – ira contre son gré dans une école de danse, puis dans un internat quand il aura déserté trop souvent celle-ci, avant de devenir l'un des danseurs les plus reconnus dans le monde. Le film montre comment, avant de s'épanouir dans la danse, cet enfant a été victime de son talent, qui l'a éloigné de sa famille et isolé de ses amis. Cette histoire singulière est racontée à travers des scènes jouées, mais aussi de superbes séquences de danse avec Carlos Acosta dans son propre rôle. C’est le récit d'un amour contraint, raconté avec passion.
Quelques années plus tard, il deviendra une star du Royal Ballet de Londres… Dans Yuli, la réalisatrice espagnole Iciar Bollain retrace le parcours du célèbre danseur cubain Carlos Acosta, qui incarne son propre rôle dans la fiction. Si le film, remarquablement scénarisé par Paul Laverty, le collaborateur fidèle de Ken Loach, n’échappe pas toujours à l’académisme, il dresse néanmoins un portrait intéressant de ce danseur atypique, farouchement attaché à sa terre natale. A mon avis, ce film fait preuve de beaucoup plus d’ambitions que le récent film Noureev, de Ralpf Fiennes, un autre biopic sur une star de la danse. Cette modeste pépite mérite vraiment d’être découverte.
Dans le document 4 pages, offert dans les salles par l’AFCA (Association Française des Cinémas d’Art et d’Essai), la réalisatrice espagnole Iciar Bollain parle de son film :
‘’Le parcours de Carlos Acosta est fascinant. Enfant, il refusera longtemps d’apprendre le ballet, avant de finalement consacrer sa vie à la danse. C’est à cause du conflit avec son père qu’il décidera de quitter son pays pour devenir danseur étoile. Mais cet exil loin des siens restera un déchirement. Yuli raconte ainsi l’histoire de Cuba à travers la famille de Carlos, à commencer par sa grand-mère, fille d’esclave. Celle-ci émigre à Miami dans les années 1980. A 20 ans, Carlos revient à Cuba après son premier séjour à Londres, qui coïncide avec la crise des ‘’balseros’’ (terme utilisé pour désigner les Cubains, qui tentaient d’atteindre les côtes des USA, dans des embarcations de fortune, les ‘’balsas’’) de 1994, lorsque l’aide russe prend fin après l’effondrement de l’Union Soviétique et que l’île vit un des pires moments de son histoire.
L’histoire de Carlos est unique, car il n’y a qu’à Cuba qu’un garçon métis comme lui, fils d’un camionneur noir et issu d’un quartier très modeste, se retrouve à suivre gratuitement les cours d’une grande école de ballet comme celle de Cuba. Je me suis souvent rendue à Cuba depuis les années 1990, et j’ai pu admirer la capacité qu’ont les Cubains à toujours aller de l’avant. Au milieu des contradictions et des difficultés économiques constantes, il y a une vie artistique incroyablement foisonnante à Cuba, avec des danseurs, des musiciens, des plasticiens, des écrivains et des cinéastes de très haut niveau, auxquels le film rend hommage, à travers Carlos et sa compagnie, tous cubains, tous extraordinaires !’’
Le scénariste Paul Laverty (Prix du Scenario à San Sebastian) exprime aussi son point de vue : ‘’Je n’avais jamais fait d’adaptation auparavant et le livre de Carlos ‘’No Way Home’’, avait été publié il y a plus de 10 ans. Je sentais que j’avais besoin de quelque chose de plus, alors je suis allé à La Havane pendant deux semaines pour regarder Carlos répéter avec sa compagnie. Ils m’ont sidéré. Ce sont vraiment quelques-uns des meilleurs danseurs du monde et leur collaboration avec Carlos à quelque chose de spécial. J’ai pensé : ‘’Pourquoi ne pas danser une partie de sa vie, avec Carlos qui jouerai son propre rôle ?’’. Je voulais voir ses tendons s’étirer et sentir sa sueur. Pas de trucages ou d’acteurs qui se précipiteraient pour apprendre quelques mouvements en deux mois. Capturer la majesté de la danse pour de vrai, dans toute sa beauté et sa discipline. Je pensais que cela représenterait un défi passionnant pour nous, Iciar et moi. Saurions-nous capter l’insaisissable conflit entre un père et son fils, pas seulement à travers les mots, mais aussi par les mouvements, la suggestion ? Saurions-nous faire ressentir les contradictions liées au succès ? L’enfance de Carlos était la clé. J’ai moi-même quitté la maison de mon enfance à 9 ans. Je n’ai jamais oublié cette boule au ventre. Carlos non plus !’’
Après son livre autobiographique No Way Home (2007), Carlos Acosta crée, en 2017, sa propre compagnie de danse Acosta Danza, à La Havane et crée la Fondation Internationale de Danse Carlos Acosta, afin d’offrir les meilleures opportunités à de nouveaux talents cubains.
Roxane est une poule, vedette d'une comédie rurale
ROXANE
Film français de Mélanie AUFFRET – 2019
Toujours accompagné de sa fidèle poule Roxane, Raymond, petit producteur d'œufs bio au centre de la Bretagne, a un secret bien gardé pour rendre ses poules heureuses : leur déclamer les tirades de Cyrano de Bergerac. Mais face à la pression et aux prix imbattables des grands concurrents industriels, sa petite exploitation est menacée. Il va avoir une idée, aussi folle qu'incroyable, pour tenter de sauver sa ferme, sa famille et son couple : faire le buzz sur Internet.
Quand Cyrano de Bergerac s’invite chez un éleveur de poules bio en Bretagne, cela donne une comédie sociale, joliment troussée, créée par une toute jeune réalisatrice dont c’est le premier long métrage : Mélanie Auffret. Dans le rôle de Raymond, l’agriculteur réservé et taciturne, qui n’ose avouer son penchant pour la littérature qu’à ses poules, on rencontre un Guillaume de Tonquédec, touchant et sensible. Elle s’appelle Roxane, une jolie poule blanche Sussex, d’origine anglaise, et c’est elle la vraie star du film. Roxane, la confidente de Raymond, ne le quitte jamais, perchée sur son épaule ou installée à ses côtés sur le siège avant de sa voiture. Une poule qui partage ainsi que ses congénères le secret de ce petit producteur d’œufs bio au centre de la Bretagne : pour rendre ses pondeuses heureuses, il leur déclame de la littérature et, apparemment, cela leur réussit. Mais face à la pression et aux prix imbattables des concurrents industriels, sa petite exploitation périclite. Lorsque la faillite menace, il a alors une idée, aussi folle que désespérée : mettre en scène ses poules, dont son ‘’actrice’’ fétiche, la dénommée Roxane, pour créer le buzz sur les réseaux sociaux et ainsi sauver avec panache, sa ferme, sa famille et son couple.
Il s’agit d’une comédie sur fond de "crise de la ruralité". Le film aurait pu très vite sombrer dans la caricature, mais il n’en est rien car la jeune réalisatrice, originaire de la région de Corlay dans les Cotes d’Armor, est elle-même petite-fille d’agriculteurs. Elle a vu les petits producteurs s’enferrer dans la crise, et multiplier les initiatives pour s’en sortir. Les paysans de son film sont tous connectés…bien loin de certains clichés.
C’est l’histoire d’un agriculteur qui lui a soufflé l’idée du film. Un homme complexé par le fait d’avoir arrêté l’école à 16 ans, amoureux des beaux textes et qui récite de la poésie à ses vaches, dans le secret de son étable.
Mélanie Auffret avait déjà tourné un court métrage avec des poules… Elle renouvelle l’expérience avec, cette fois, un dresseur Manuel Senra, qui l’aide à transformer en actrices une basse-cour plutôt indisciplinée.
"Roxane", c’est une poule, vedette d'une comédie rurale, au côté de Guillaume de Tonquédec. Un film plein de tendresse et d’humour, qui vous ravira au point que vous ne regarderez plus jamais un poulailler comme avant.
La Première Guerre mondiale comme vous ne l'aviez jamais vue !
POUR LES SOLDATS TOMBES
Documentaire anglo-néo.zélandais de Peter JACKSON – 2019
Entre 1914 et 1918, un conflit mondial a changé à jamais le cours de l’histoire. Des témoignages et des interviews d’anciens soldats anglais à la BBC accompagnent les vidéos tout au long du documentaire, dont le titre fait référence au poème Pour les soldats tombés de Laurence Binyon, paru en 1914. Grâce à de nouvelles technologies permettant de remasteriser et de colorier de vieilles archives, provenant du Musée Impérial de la Guerre de Londres, le conflit n’apparaît plus en noir et blanc. Les séquences inédites ont également été sonorisées (bruits d’obus, conversations…).
La Première Guerre mondiale comme vous ne l'aviez jamais vue !… Réalisé par Peter Jackson, Pour les soldats tombés plonge le spectateur en immersion dans cette immense boucherie. Le cinéaste du Seigneur des Anneaux a planché pendant dix ans pour récupérer des centaines d'heures de films originaux de la Grande Guerre, qu'il a restaurées et colorisées.
Il a ensuite demandé à des professionnels de la lecture labiale de retrouver les mots de ces soldats sur le front, et de les faire dire par des comédiens. Mais l'essentiel des voix-off proviennent de vraies interviews de soldats recueillies par la BBC. Ces hommes racontent le quotidien de la guerre, la fraternité sur le champ de bataille, mais bien sûr aussi l'extrême rudesse de la vie sur le front et la violence inouïe des combats. Un documentaire parfois éprouvant, mais exceptionnel.
Pour les soldats tombés débute sur une petite image d’archive qui s’élargit en un cadre de plus en plus large, préfigurant par cette extension une vision de l’Histoire amenée à être enrichie par une série d’ajouts : 1) Les images en noir et blanc au début du film se garnissent d’autres images en surimpression, celles d’affiches de propagande colorées, motivant les Anglais à se joindre à l’effort de guerre. 2) Les archives restaurées montrant les combats et la vie dans les tranchées sont ensuite entièrement colorisées, procédé qui constitue l’argument principal du film. 3) En plus des nombreux témoignages de vétérans, enregistrés en 1964 par la BBC, se succèdent et rythment l’ensemble du récit ; des bruitages et des sons synchronisés viennent enrichir les images d’archives d’une inédite couche auditive. De sorte que si l’hommage rendu aux soldats à l’occasion du centenaire de la fin de la guerre de 14-18 motive principalement le projet, jusqu’à réduire son écriture à un déroulé linéaire, Pour les soldats tombés est loin de se limiter à sa seule dimension commémorative.
La colorisation du film, qui apparait en fondu dès l’arrivée des soldats au front avant de s’évaporer de la même façon à la fin des combats, s’inscrit en effet au sein d’une réelle démarche picturale qui tend à donner un cachet fantasmagorique à la Grande Guerre. La couleur vient en exacerber la violence tout en lui donnant un écrin merveilleux, loin des carcans pédagogiques auxquels le film aurait pu se cantonner. Certes, le marron et la grisaille dominent dans les décors de désolation des différents no man’s lands du front franco-allemand, mais l’intensité des rouges, des bleus ou des verts détonne avec l’atmosphère putride qui règne sur ces espaces ravagés. La plupart des panoramas ou des plans généraux s’assimilent à des aquarelles sous les effets de la colorisation et de la restauration des images : certaines zones de couleurs se transforment en masses pâteuses quand des formes, qui devraient pourtant rester figées, se meuvent soudainement. Les visages des soldats, agrandis pour occuper un cadre plus large que celui d’origine, sont eux aussi chargés d’une aura fantomatique, produite par le contraste entre le trouble des images et la précision de la colorimétrie. Ce contraste révèle une impossibilité à retranscrire fidèlement le regard qu’ont pu porter les soldats sur cette guerre vieille de plus d’un siècle. Le film a beau tenter de réduire la distance qui nous sépare de leur cauchemar par l’ajout de couleurs et de sons, l’intensité picturale à laquelle sont condamnées les images d’archives n’a de cesse de nous en éloigner, voire même d’accentuer cette distance. La cohabitation des images d’archives avec différentes peintures, affiches, gravures et dessins illustrant ce qui n’a pas pu être filmé (des escapades dans des bordels, des séances de jeux, des assauts ou certains bombardements) vient confirmer l’éloignement entretenu avec l’horreur de la guerre. L’une des belles idées du film se trouve néanmoins dans l’hommage rendu aux soldats tombés lors d’une séquence figurant leur devenir pictural sans édulcorer la violence de leur disparition. Dans cette séquence, chaque visage filmé est suivi d’une photo dévoilant un cadavre, déchiré ou entassé dans un charnier – images terribles marquées par la couleur rouge du sang versé sur la toile du monde.
Film de commande produit par la BBC l’an dernier à l’occasion du centenaire de l’armistice, Pour les soldats tombés a l’air d’un documentaire tout ce qu’il y a de plus normal. Des centaines de témoignages de soldats anglais sont lus par des acteurs âgés sur fond d’images d’archives souvent inédites et poignantes, mais colorisées et sonorisées pour les rendre plus « vraies ». Le procédé employé par Peter Jackson (et par tant d’autres sociétés de documentaires) pourrait donner matière à débat : ici, ce n’est pas le propos. Avec l’aide de ses techniciens du studio de postproduction Weta (qui sont en ce moment au travail pour restaurer de la même façon cinquante-cinq heures de film, inédites, sur le ‘’making of’’ de l’enregistrement du Let it Be des Beatles en 1969), Jackson s’approprie son matériau pour en faire un film de fiction, son film sur la Première Guerre mondiale. Il fait du cinéma, aussi vrai que son faux documentaire, Forgotten Silver, consacré à un pionnier imaginaire du cinéma néo-zélandais. C’est donc un récit, forcément orienté mais littéralement bouleversant, qui rend hommage à l’expérience de ces fantassins plongés dans l’enfer de la Grande Guerre. Le mélange des affiches de propagande (permettant un clin d’oeil savant à King Kong) et des images retravaillées donnent un aspect inédit à la grande boucherie de 14-18. Le ciel n’a jamais été si bleu, l’herbe si verte, le sang si rouge.
Le réalisateur néo-zélandais de 56 ans a restauré et colorisé 100 heures d’images d’archives via des techniques ultra modernes. Le but ? Offrir au grand public un documentaire à couper le souffle à l’occasion de l’armistice 1918. Les soldats néo-zélandais seront ainsi mis à l’honneur au travers d’images poignantes. Peter Jackson nous présentait début janvier son projet de documentaire sur la première guerre mondiale. Intitulé They Shall not Grow Old (Ils ne vieilliront pas), le film marquera le centenaire de la fin de la guerre via l’histoire de soldats néo-zélandais. Selon des critiques de chez IndieWire, P. Jackson serait parvenu à extraire pas moins de 100 heures d’images d’archives pour au final retenir 90 minutes d’images choc, entre frissons et émotions. Un véritable travail de patience et de passion. Nous lui devons la trilogie du Seigneur des Anneaux (de 2001 à 2003), King Kong (2005) ainsi que la trilogie du Hobbit (de 2012 à 2014). Sa talentueuse équipe a de nouveau été mise à contribution pour faire ressurgir du passé des images inédites. Le réalisateur, lors d’une interview à ITV News, a aussi confié qu’il avait trouvé « affreuses » les images dévoilées dans la majeure partie des documentaires. Il a ailleurs déclaré avoir eu du mal avec le travail de restauration. Le temps avait en effet fait son œuvre et abîmé bien des images d’époque, qui étaient déjà d’une qualité médiocre. « Je pense que c’est le mieux que je puise faire pour l’instant », a-t-il ajouté, visiblement satisfait du résultat final.
Vous pouvez admirer le remarquable travail de Peter Jackson et son équipe, via une vidéo diffusée sur la BBC. Malgré le grain disgracieux, les images sont nettes et colorisées comme sur la bande-annonce, tandis que le son rend l’ensemble percutant. Entre bruit de pas cadencés, galops des chevaux et musique pour se donner du courage, les soldats morts au front semblent plus vivants que jamais. Notons par ailleurs que le réalisateur a fait des recherches sur les costumes de l’époque, afin de recréer les couleurs à l’identique.
En dépit de ce travail titanesque, la colorisation des images d’archives ne fait pas l’unanimité… Certains historiens ont en effet lancé des débats concernant le recours à cette technique dans le monde du documentaire, comme ce fut le cas pour Apocalypse. Peter Jackson s’est défendu en affirmant souhaiter faire entrer ces hommes dans le monde moderne, pour qu’ils retrouvent leur humanité, plutôt que d’être vus comme des figures chaplinesques dans des vieux films d’archives.
Le documentaire fait ainsi le récit des journées des soldats : les combats biens sûr mais aussi le repos pris n’importe où à même le sol des tranchées, la chasse aux rats et aux poux, la boue qui colle aux pieds, les engelures et les cadavres qu’on ne prend même plus la peine d’enterrer. « On ne s’est jamais plaint, on a fait notre boulot. Je n’ai jamais eu de regrets », commente un ancien soldat.
S’il a le mérite de montrer l’état d’esprit de la troupe côté britannique (engagement volontaire, patriotisme, respect de l’adversaire), l’absence de tous repères géographiques ou chronologiques ne permet malheureusement pas de restituer l’expérience de la guerre dans la durée.
Ce film montre comment la politique affecte les rapports humains et la vie intime.
SO LONG, MY SON
Film chinois de Wang XIAOSHUAI – 2019
Début des années 80 en Chine, depuis l’époque de la Révolution culturelle, Yaojun (Wang Jing-chun) et Liyun (Yong Mei) mènent une existence heureuse, entourés de deux couples d’amis. Tous les six travaillent ensemble au sein d’une usine, se retrouvent durant leur temps libre pour des moments de détente. L’amitié est si forte que Yaojun et son épouse forment avec le premier couple, moins fantasque, une vraie famille, au point d’organiser une fête d’anniversaire commune pour leurs fils du même âge, chaque mère étant la marraine du garçon de l’autre et les deux étant comme des frères. Alors que le régime impose la mise en place de la politique de l’enfant unique, une tragédie va bouleverser leur vie…
L’idée de So Long, My Son est venue au réalisateur lorsqu’il a appris, en 2011, la fin de la politique de l’enfant unique en Chine. Le scénario du film suit une structure non linéaire afin de laisser le spectateur s’interroger sur les évènements qu’il voit défiler, de créer un suspense. Les deux acteurs principaux, Jing-Chun Wang et Mei Yong, ont été récompensés à la Berlinade, en février 2019.
Si les occidentaux ont l’habitude de représenter le temps qui passe par un axe fléché où viennent se positionner, par ordre chronologique, chaque événement matérialisé par un point sur la droite, celui-ci est, pour les orientaux, une suite de boucles, que chaque événement transperce de part en part : tout reviendra un jour ou l’autre et les leçons tirées du passé permettent d’être mieux préparé face à la répétition des situations, jusqu’à atteindre l’équilibre le plus stable pour avancer dans la vie.
So Long, My Son est construit autour de cette notion de cycle, où différents fragments d’événements et d’émotions des vies de Liyun et Yaojun se côtoient. Ainsi, le présent et le passé ne cesseront de se succéder dans cette narration entrelacée, engendrant dans un premier temps un certain trouble dans la réception du film ; le spectateur pourrait, en effet, être tenté de remettre en cause la véracité des images du passé ou d’échafauder des scénarios permettant d’expliquer ces ellipses où le présent semble contredire le passé.
Malgré cette impression initiale de confusion, l’habileté d’un montage extrêmement fluide de ces allers-retours temporels permet, sans nuire à la compréhension globale du récit, non seulement de changer d’époque sur plusieurs décennies pour un lieu donné, mais aussi d’espace géographique où des scènes similaires se reproduisent. Le vieillissement des acteurs, les costumes, les détails des décors, que ce soient l’appartement de Liyun et Yaojun ou des bâtiments, tels que l’hôpital ou les rues de la ville, participent aussi, bien évidemment, à distinguer la décennie, mais sont autant de rappels d’un passé douloureux. Les trois heures du film semblent au bout du compte n’en durer qu’à peine plus de deux, grâce au délicat montage et à l’alternance des points de vue des personnages.
Difficile de ne pas penser aux fresques de Jia Zhang-Ke, qui appartient avec Wang Xiaoshuai à la sixième génération des cinéastes chinois, dite aussi des « enfants de Tiananmen », même si les siennes sont traitées chronologiquement. Impossible d’écouter « Go West » et « Y.M.C.A » sans penser à Au-delà des montagnes et Les Éternels. Si la seconde reprise de « Auld Lang Syne », dans So Long, My Son, pourrait faire redouter une certaine lassitude du fait de l’utilisation d’une chanson nettement moins entraînante que celles choisies par Jia Zhang-Ke, le dialogue qui accompagne la troisième diffusion dissipe toute crainte. Les mutations de la Chine, pourtant capitales dans le film, n’en constituent pourtant pas le cœur qui, lui, réside dans les sentiments des personnages. Les thématiques chères au réalisateur Wang Xiaoshuai se déclinent dans sa nouvelle œuvre : l’importance de la transmission père/fils dans 11 Fleurs (Wang Jing-chun y interprétait déjà le père), la quête d’identité et l’obstination de Bejing bicycle, ainsi que la désindustrialisation des villes et la culpabilité de Red Amnesia sont de nouveau abordées ici, comme les non-dits. À ce sujet, le réalisateur déclare : ‘’La grande majorité de la population chinoise a l’habitude que la vie des individus soit organisée en fonction de la société et de ce que décident les hommes politiques. Maintenant qu’on peut de nouveau avoir plusieurs enfants, je me suis rendu compte que ça n’a pas donné lieu à beaucoup de débats, qu’il n’y a pas eu de libération de la parole. Ça m’a interpellé et je continue de réfléchir sur le pourquoi de ce silence qui est un sujet en soi. Les priorités des chinois ont changé : ce qui anime les gens aujourd’hui, c’est la quête d’enrichissement personnel, comme s’ils avaient tourné la page de la politique de l’enfant unique sans en faire le bilan.
Malgré ce constat, la deuxième grande réussite du film est de faire ressentir de l’empathie pour chacun des personnages : quels que soient leurs actes, leurs choix, leur hiérarchie les uns par rapport aux autres, tous sont victimes de ce régime qui a conduit aux transformations sociales, politiques et humaines du pays. Les pratiques de la République populaire de Chine sont jugées, mais pas ceux qui les subissent et les appliquent. La culpabilité et l’incapacité à se pardonner hantent chaque moment de leur vie qu’ils poursuivent avec dignité et résilience. Avec une économie de dialogue, un jeu d’acteur minimaliste, sans pathos ni maniérisme, et une caméra pudiquement à distance des moments dramatiques, les sentiments des personnages s’exaltent et nous bouleversent : la cérémonie officielle pour célébrer les qualités patriotiques de Liyun est vécue comme une déchirure. Tous les personnages, sans exception, quelle que soit la durée de leur présence à l’écran, sont interprétés avec justesse. Wang Jing-chun et Yong Mei ont d’ailleurs reçu chacun un prix d’interprétation au Festival de Berlin (Ours d’Argent pour Yong Mei et Prix du meilleur acteur pour Wang Jing-chun).
Avec les portraits intimes, sensibles et attachants de cette fresque familiale, Wang Xiaoshuai offre un drame magistral où, malgré l’âpreté de ces destins tragiques, bourrelés par la culpabilité et les non-dits, le souffle de la vie persiste obstinément, et signe étonnamment son film le plus optimiste. So long my Son est une fresque sociale de la Chine des années 1980. Le film se concentre sur un couple heureux qu’un événement tragique va détruire. Pendant 40 ans, alors qu’ils tentent de se reconstruire, leur destin va s’entremêler avec celui de leur pays. Ils forment un couple bouleversant à l’écran, protagonistes d’un grand drame qui est aussi une fresque sur l’amitié et sur le pardon. Xiaoshuai montre comment la politique affecte les rapports humains et la vie intime.
Emigrès, comment conjuguer ses racines et son mode de vie ?
Made in China
Film français de Julien ABRAHAM – 2019
François, jeune trentenaire d’origine asiatique, n’a pas remis les pieds dans sa famille depuis 10 ans après une violente dispute avec son père Meng. Depuis, il essaie toujours d’éviter les questions sur ses origines, jusqu’à mentir en faisant croire qu’il a été adopté. Mais lorsqu’il apprend qu’il va être père, il réalise qu’il va devoir renouer avec son passé et ses origines. Poussé par sa compagne Sophie, il se décide à reprendre contact avec les siens et retourne dans son XIIIème arrondissement natal pour leur annoncer la bonne nouvelle, accompagné de son meilleur ami Bruno. François est accueilli à bras ouverts par sa famille, à l’exception de son père et de son jeune frère. Le retour dans sa communauté ne va pas être si simple…
Frédéric Chau, l’un des rares acteurs français d’origine asiatique identifiés par le grand public, a fait ce constat : si plusieurs comédies "communautaires" avaient triomphé ces dernières années (La vérité si je mens, Bienvenue chez les Chtis…), la version asiatique restait encore à écrire. Avec Kamel Guemra, il s’y est donc attelé, avant de faire appel au réalisateur Julien Abraham pour mettre le projet en image.Le résultat est globalement réussi : un film joyeux et tonique, forcément réducteur. Mais qui tord tout de même le cou aux stéréotypes. Avec, dans le rôle du distributeur de clichés, le bon pote Bruno, qui ne rate jamais une occasion d’aligner un lieu commun sur ces asiatiques "qui mangent du chien" ou qui "rachètent tous les bar-tabacs".
Comme trop souvent dans ces comédies françaises aux visées consensuelles, le point de faiblesse se situe dans les ressorts scénaristiques. Très vite, on imagine le chemin que le film va emprunter et son issue forcément consensuelle.
Pour nous amener au cœur du Chinatown du 13e arrondissement de Paris, Made in China s’attache au personnage de François (Frédéric Chau), photographe, un peu bobo et très intégré, qui vit avec une bretonne, Sophie, laquelle est enceinte de leur premier enfant. François n’a pas revu son père depuis dix ans. C’est l’occasion ou jamais. Débute un processus de retrouvailles à tâtons, ponctué de rechutes et de jolis moments de communion.
Frédéric Chau et Bing Yin dans "Made in China" (Mars Films) Derrière les rires (parfois) et les sourires (souvent), pointe la très sérieuse question de l’identité, plus brûlante que jamais. Comment conjuguer ses racines, ses traditions, sa famille, ses sphères professionnelles, amicales et son mode de vie ? La conclusion est ici forcément positive, tout se goupille pour le mieux, comédie oblige. Frédéric Chau – dont le duo avec Medi Sadoun fonctionne bien - dit avoir voulu déclarer son amour à sa communauté et la remercier pour ce qu’elle lui a apporté. Objectif atteint, avec élégance.
Le comédien Frédéric Chau ("Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu") s’est inspiré de sa propre histoire pour écrire ce "feel good movie". Quand un jeune homme d’origine asiatique décide de renouer des liens avec sa communauté d’origine… Un peu trop prévisible, le film a le mérite d’explorer un terrain rarement arpenté par le cinéma français. Made in China, une comédie qui bouscule gentiment les clichés et les préjugés.
Une passionnante variation houleuse sur le sentiment amoureux
PASSION
Film japonais de Ryûsuke HAMAGUCHI – 2008
Dans un restaurant espagnol à Yokohama, Tomaya et Kaho annoncent leur mariage à leurs amis. A la fin du dîner, les femmes rentrent chez elles mais les hommes finissent la soirée chez Takako, un ami de Tomaya. Kenichiro dit alors à Tomaya, son ami, qu’il ne mérite pas l’amour de Kaho, tandis que Takeshi, sur le point de devenir père, a le béguin pour la rebelle Hana. Le lendemain, quand tous se retrouvent à nouveau chez Takako, Tomaya suggère de jouer à un jeu de la vérité. Un jeu de tous les dangers … Avant la série cinématographique de Senses et AsaKo I et II, sorti début 2019, Ryûsuke Hamaguchi a réalisé Passion, son film de fin d’étude, en 2008. Totalement inédit en France, le film permet de découvrir les prémisses du travail d’un cinéaste aujourd’hui reconnu, primé à Locarno, et sélectionné à Cannes au cours de ces quatre dernières années.
Passion commence de nuit dans un taxi, avec un couple de fiancés, et se termine à la lumière d’un petit matin, dans un bus où sommeille un amoureux éconduit, où monte une fille qui fuit son amant - deux amis réunis par le hasard. Entre ces deux plans, Ryûsuke Hamaguchi compose des variations houleuses sur le sentiment amoureux, par longues boucles qui s’entrelacent, s’emmêlent, se relâchent et se resserrent.
Le couple en taxi rejoint des amis dans un restaurant. Kaho (Aoba Kawai), enseignante de mathématiques, et Tomoya (Ryuta Okamoto), chercheur universitaire, vivent ensemble depuis plusieurs années et ce soir, où l’on fête les 29 ans de Kaho, ils ont décidé d’annoncer leur mariage. Takeshi, dont la femme est enceinte, vante la vie de famille, mais ses propos apaisants ne vont pas tarder à être contredits par les faits.
La plus belle scène de Passion prend la forme d’une longue déambulation de deux personnages, au lever du soleil, aux abords de Yokohama. Il s’agit d’un jeune homme et d’une jeune femme : il l’aime depuis longtemps, elle va se marier avec un autre. Kenichiro et Kaho ne sont d’abord à l’écran qu’un échange de voix se déposant sur ce no man’s land urbain, deux minuscules silhouettes coiffées par le panache d’une cheminée industrielle. A mesure qu’ils s’avancent et deviennent plus nets, les souvenirs d’enfance font place à une déclaration, leurs destinées fluctuant au diapason des lieux, entre friche d’un amour qui s’offre à eux et gravats d’une histoire qui jamais n’adviendra. Le genre d’épiphanie à détente lente qui a fait le prix des films suivants du cinéaste, qui les multiplient jusqu’à donner une extraordinaire épaisseur aux personnages, ainsi qu’aux films eux-mêmes. Passion, projet de fin d’études de Hamaguchi, alors âgé de 29 ans, en recèle déjà quelques-unes, l’intérêt de sortir et voir aujourd’hui ce beau film un peu inégal étant en partie de déceler ce qui, à l’état d’ébauche, se retrouvera plus tard dans une forme plus achevée.
Passion est un projet choral passant à la loupe les atermoiements sentimentaux de cinq quasi-trentenaires (prof de fac, maîtresse d’école, thésarde, chef d’entreprise…), au seuil de divers engagements sérieux propres à précipiter des comportements adverses - annonce d’un mariage à venir, naissance imminente d’un premier enfant. Sous l’influence de Rohmer et Cassavetes, Hamaguchi se livre à des scènes de groupe et à des exercices d’appariements successifs (Kenichiro aime Kaho qui aime Tomoya qui aime Takako qui aime Kenichiro mais couchera avec Takeshi), lors de longues scènes de conversations et disputes entrecoupées de percées dans la ville ou de trajets en bus, le tout ponctué par de mélancoliques accords de folk.
L’ensemble est riche de ces autres instants révélateurs qui ont, eux aussi, fait la marque de Hamaguchi, à savoir ces coups d’éclat d’une franchise ahurissante dans le contexte retenu du Japon, qui voient ici des amis, ou une future belle-mère et son gendre, se balancer d’horribles vérités, voire carrément des baffes, faisant se succéder moments de tension et déflagrations dont la violence a quelque chose de nerveusement hilarant. L’action, ramassée sur quarante-huit heures, deux interminables nuits suivies d’aubes laiteuses et hébétées (le tournage n’ayant duré guère plus) a sans doute conduit à privilégier cette forme de dévoilement, plus abrupte, soulignant par un effet miroir ce qui était particulièrement gracieux dans Senses et Asako - la découverte et la lente maturation des sentiments qui donnait peu à peu vie aux personnages.
Lorsqu’il était passé à Paris, Ryusuke Hamaguchi avait évoqué un enjeu de son cinéma devenu, pour lui, une préoccupation majeure : comment rendre à l’écran l’accumulation du temps dans les corps, dans les affects. L’intérêt pour cette question lui était venu lors d’une série d’interviews filmées réalisées avec les survivants de la tragédie de Fukushima, habitants de Sendai et de sa région, rencontrés après le séisme de 2011 - c’est-à-dire trois ans après Passion. En dehors des qualités propres à ce film, il y a quelque chose d’intéressant à découvrir un objet antérieur à cette expérience, et rassembler ainsi les morceaux d’un puzzle qui composerait la formation d’un grand cinéaste. La sortie du premier long métrage de Ryusuke Hamaguchi permet d’apprécier l’évolution stylistique du cinéaste japonais découvert à Cannes l’an dernier avec Asako.
Découvert il y a un an avec son film fleuve « Senses » et, dans la foulée, avec son magnifique « Asako I&II », en compétition à Cannes, Ryusuke Hamaguchi est devenu l’un des talents majeurs du nouveau cinéma japonais. Pour autant, fallait-il fouiller dans sa filmographie et ressortir un de ses premiers films, tourné en 2008 ? Mille fois oui. La rigueur et la précision d’écriture sont déjà évidentes dans ce drame feutré qui se déroule dans le huis clos des appartements impersonnels de plusieurs protagonistes, dont les relations sont mises à mal lorsque deux amis annoncent leur prochain mariage. La délicatesse de la mise en scène accentue par contraste la cruauté des trahisons, des infidélités et des manipulations affectives. Un film sur les passions troubles, tout en tension sourde et en perfidie, remarquablement orchestré. Bergman n’est pas loin.
Un film sur la force incroyable d’un amour fou
L’AUTRE CONTINENT
Film français de Romain COGITORE - 2018
Maria a 30 ans, elle est impatiente, frondeuse, et experte en néerlandais. Olivier a le même âge, il est lent, timide et parle quatorze langues. Ils se rencontrent à Taïwan. Et puis soudain, la nouvelle foudroyante. C’est leur histoire. Celle de la force incroyable d’un amour. Et celle de ses limites, où tout se met à lâcher. Sauf Maria…
L’amour fou est le thème central de L'Autre continent. Celui qui unit Maria (Déborah François) et Olivier (Paul Hamy) et qui survit à la maladie et au coma alors que les deux trentenaires envisagent un avenir radieux à deux.
Maria et Olivier se rencontrent à Taïwan, où ils font des visites guidées en jonglant avec les langues. Il est aussi timide et pudique qu’elle est exubérante et sensuelle. Il expose plus volontiers ses théories sur la mémorisation que ses sentiments, mais elle l’exerce doucement au langage de l’amour. L’Autre Continent commence comme une romance légère, qui se glisse à pas de velours entre les temples bouddhiques et les sonorités exotiques. Petite suite classique au bout du monde : une demande en mariage, un bébé qui s’annonce… Et soudain, c’est l’épreuve.
« Le titre du film fait référence à Taïwan où ils se rencontrent mais aussi à l’univers hostile de la maladie qu’ils vont devoir affronter », explique le réalisateur Romain Cogitore. Leur voyage bascule dans le drame quand le jeune se découvre atteint d’un cancer et tombe raide devant sa belle. Et le réalisateur de Nos Résistances (2011) emmène le spectateur dans un univers très personnel et qui, pourtant, rappelle d’autres films évoquant le coma. Atteint d’une leucémie rare, Olivier doit rentrer d’urgence à Strasbourg. Rideaux nacrés des chambres stériles, appareils high-tech, et toute la science médicale. Plus l’amour, qu’un sage professeur inclut dans le traitement. Quand Olivier sombre dans le coma, c’est l’amour de Maria qui le ramène à la vie. Mais l’épreuve n’est pas finie…
Romain Cogitore s’est inspiré de la véritable aventure d’une jeune femme de sa connaissance pour écrire son film. ‘’J’ai mis un moment à comprendre que l’homme dont elle me parlait était toujours vivant, raconte-t-il. Elle l’évoquait comme un souvenir douloureux qu’on associe souvent à la mort.’’ Sinistre? Non, car le cinéaste prend bien soin d'éviter tout effet mélodramatique. ‘’Ils sont à l’âge des projets mais tout s’écroule soudainement’’, explique Déborah François qui apporte une énergie communicative à son personnage d’amoureuse, déterminée à sauver l’homme de sa vie. Impossible de ne pas penser à Parle avec elle devant cette situation aussi tragique que romantique. Comme les personnages du film de Pedro Almodóvar, l’héroïne refuse l’idée que son amant puisse ne pas se réveiller.
‘’Pour le sortir du coma, Maria raconte des choses à Olivier, insiste Déborah François. Elle en appelle à sa force de vie et à leurs souvenirs communs défiant les médecins et leurs pronostics pessimistes’’. Comme dans Le Tigre et la Neige de Roberto Benigni, les récits qu’elle partage avec lui sont parfois incongrus comme lorsqu’elle l’invite à revenir à lui, ne serait-ce que pour voter contre l’extrême droite !
L’Autre continent n’a rien d’un conte de fées, ce qui ne l’empêche pas d’émouvoir en décryptant les rapports du couple. Contrairement à La Belle au Bois dormant, il ne suffit pas d’un baiser de la princesse charmante pour tirer le garçon du coma. ‘’Le film est ancré dans le réel, insiste Romain Cogitiore. Dans la vraie vie, on ne se réveille pas frais et dispos d’un coma. Ce qui m’intéressait, c'était aussi ce qui se passe après.’’ Et c’est cette approche originale qui rend son film unique et profondément émouvant.
Quand une mère et sa fille réapprennent à s’aimer
FACE AU VENT
Film Hispano – Franco- Argentin de Meritxell COLELL - 2018
Mónica a 47 ans, elle est chorégraphe et vit à Buenos Aires. Quand elle reçoit un appel de sa sœur qui lui apprend que leur père est très malade, elle décide de se rendre à son chevet, dans son village natal au nord de l’Espagne. A son arrivée, son père est déjà mort, mais elle va rester pour aider sa mère à vendre la maison familiale. Au fil des longs mois d’hiver dans ces terres arides et isolées, Mónica redécouvre cette femme qu’elle n’a pas revue depuis vingt ans…Face au vent est le premier long métrage de Meritxell Colell. Elle avait auparavant réalisé quatre documentaires. D’abord présenté au Festival de Berlin, Face au vent a remporté le Prix du Meilleur Film au festival de Malaga. Il est présenté dans une seule salle à Paris.
Ce corps qui hésite, qui souffle, qui se tord et qui irradie de lumière, c’est celui de Mónica. C’est une femme sans âge, à la fois encore très belle, mais dont on pressent sur le visage les blessures de la vie et du temps. Elle apprend que son père est mourant. Elle doit quitter Buenos Aires pour rejoindre la demeure familiale en Espagne, où elle va saluer son père pour la dernière fois. Face au vent est un film inclassable qui parle autant d’art scénique, de deuil, de pages qui se tournent que de reconstruction familiale. Force est de constater que la réalisatrice semble très proche de son actrice, comme si elle avait entrepris un récit biographique sur cette artiste qui retrouve sa mère, après des années de séparation. La proximité entre la cinéaste et la comédienne est telle que l’on perçoit comme une forme d’amour entre les deux personnes. La caméra scrute les détails du visage, la silhouette dans un écrin de nature, et la femme s’engage dans un corps-à-corps dansant face au vent et la mer.
Bien sûr, Face au vent est aussi le récit d’une femme qui retrouve sa mère au moment où cette dernière perd son mari. La relation se renoue dans le silence des objets, et la contemplation de cette magnifique maison, plantée dans la montagne, que la mère a décidé de vendre. Une nouvelle vie se prépare pour la vieille dame qui devra habiter un appartement plus adapté à son âge. Les deux personnages ne se reconnaissent plus ou à peine. L’une doit apprivoiser les forces de la nature et le travail ingrat de la terre, l’autre doit découvrir la façon dont l’artiste brave l’univers avec son corps. Elles réapprennent à s’aimer dans une pénurie de paroles.
Le dépouillement est le fil conducteur principal de ce récit où il ne se passe pas grand-chose. La succession de petits riens prend le pas sur un scénario qui aurait été trop dense ou trop volubile. On pense à un cinéma durassien, les dialogues en moins, avec l’austérité des images. On pense aussi au cinéma de Vincent Dieutre, dont la portée autobiographique et contemplative l’emporte sur le mouvement. La quête poétique est évidente. Pourtant, si l’ennui s’insinue quelquefois, le film est sauvé par une photographie très noble. Le choix des couleurs opéré par la réalisatrice est très intéressant, passant du bleu des villes au jaune quasi poussiéreux de la campagne. Certes, le rapport de cette femme à son art frise parfois l’autosatisfaction, et l’agacement du spectateur n’est pas loin, mais pour autant, on saluera une esthétique du cinéma novatrice et adaptée à l’hommage qui est fait à l’immense Pina Bausch.
Ce film célèbre l’amour au-delà des différences et des conventions.
SEDUIS-MOI SI TU PEUX !
Film américain de Jonathan LEVINE – 2019
Fred Flarsky aime créer la polémique dans les chroniques qu’il écrit pour un grand journal. Ses patrons lui demandent de mettre un peu d’eau dans son vin. Impulsif, Fred préfère démissionner. Désormais sans travail, il peine à rebondir, jusqu’au jour où il croise le chemin de Charlotte Fields, une secrétaire d’Etat qui va se lancer dans la course à la présidentielle. La femme politique qui, par un heureux hasard, a été la baby-sitter de Fred, aime l’écriture de l’éternel adolescent. Afin de se démarquer, elle lui demande de rédiger ses discours. Très différents, Fred et Charlotte vont pourtant se rapprocher…
Après 50/50 et The Night Before, Jonathan Levine dirige Seth Rogen pour la troisième fois. Charlize Theron, très présente dans le cinéma d’action ces dernières années, trouve ici l’un de ses rares rôles de comédie dans cette histoire romantique aux propos modernes. Séduis-moi si tu peux ! était présenté en avant-première mondiale au Festival South by Southwest en mars dernier, où il a reçu un accueil très favorable.
Dans cette comédie romantique moderne et décalée, Jonathan Levine célèbre l’amour au-delà des différences et des conventions. Tourné à Montréal, le film raconte l’histoire de Charlotte, Secrétaire d’Etat sophistiquée, candidate à la présidence des USA, qui se laisse peu à peu séduire par Fred, journaliste engagé et maladroit, qui détonne dans ce milieu ultra-codifié de la politique. Alors qu’ils se sont connus plus jeunes, elle l’embauche pour donner du ‘’punch à ses discours de campagne.
L’humour ravageur de son communicant et son sens de l’autodérision vont rendre son entourage sceptique. Ce scénario, un peu attendu mais charmant, est signé Dan Sterling et il est porté à l’écran par Jonathan Levine, qui en fait une comédie romantique pleine de fraîcheur. Le film est porté par le couple explosif et, s’il parvient à nous convaincre, c’est en grande partie grâce à ce duo improbable, plein d’humour et de charme.
Au-delà de cette idylle qui aurait pu n’être qu’une simple romance, cette farce sentimentale raille le milieu politique. Elle passe au crible de la critique les combines, les compromis, la communication et le marketing qui dénaturent les idéaux, et s’en moque avec humour et ironie. Mieux, Séduis-moi si tu peux ! pose réellement la question de la place des femmes dans les milieux de pouvoir très patriarcaux. De nombreuses scènes font état de la misogynie quotidienne à laquelle doit faire face le personnage de Charlotte. Le film ne se contente donc pas d’être une comédie romantique, pleine de clichés ; il est aussi résolument moderne !
Cette comédie romantique et politique donne deux beaux rôles au couple de comédiens : Charlize Theron y démontre qu’elle peut rire de son image de beauté glacée et Seth Rogen confirme qu’il sait émouvoir. Ils ont plusieurs points communs : tous deux ont travaillé en amont avec le scénariste Dan Sterling ; ils ont tenu à mettre leur grain de sel dans le script pour enrichir leurs personnages. ‘’Le développement du scénario a duré des mois car nous tenions à ce que nos personnages ne soient pas stéréotypés, précise Charlize Theron. Il fallait qu’ils soient crédibles, tant du point de vue psychologique que romantique.’’ Le spectateur croit effectivement tout autant à la candidature présidentielle de la dame qu’à son histoire d’amour avec le monsieur.
‘’Ça ne m’a pas posé de problème de jouer un homme dont on se dit qu’il est beaucoup moins bien que la femme qu’il convoite. Rien à voir avec ce que je suis vraiment !’’, plaisante Seth Rogen. ‘’Le journaliste mal fringué et grande gueule qu’il incarne ne le présente pas à son avantage. Mon personnage est une arriviste déterminée, martèle Charlize Theron. Je ne suis pas comme ça dans la vie mais je n’ai pas peur de le jouer à l’écran. Tant pis si le public pense que c’est moi.’’ C’est parce qu’ils jouent tous les deux à fond que l’on s’amuse tant devant Séduis-moi si tu peux !
Bien que l’intrigue soit totalement fictive, il est impossible de ne pas penser à la vie politique américaine actuelle en le découvrant. ‘’Nous ne parlons pas d’élections réelles mais il est certain que ce que nous montrons de la politique américaine n’est pas vraiment flatteur’’, insiste l’actrice, connue pour être une détractrice de Donald Trump. Les petits arrangements plus ou moins sérieux sont au menu de la candidate et de ses proches. ‘’Comment pourrait-on imaginer que le président sortant de notre film, un imbécile égocentrique, puisse ressembler à une personne réelle ?’’, ironise Seth Rogen.
On vous conseille d’aller voir le film pour vous faire votre idée !
Almodovar se réconcilie avec lui-même
DOULEUR ET GLOIRE
Film espagnol de Pedro ALMODOVAR – 2019
Une série de retrouvailles après plusieurs décennies, certaines en chair et en os, d’autres par le souvenir, dans la vie d’un réalisateur en souffrance. Premières amours, les suivantes, la mère, la mort, des acteurs avec qui il a travaillé, les années 60, les années 80 et le présent. L’impossibilité de séparer création et vie privée. Et le vide, l’insondable vide face à l’incapacité de continuer à tourner, à créer…
Trois ans après Julieta (2016) et deux ans après avoir été président du jury, Pedro Almodovar est de retour en compétition au festival de Cannes 2019 avec Douleur et gloire. Le film est déjà sorti en Espagne, où il a reçu des critiques globalement positives. En partie inspirée de l’expérience du cinéaste, le film marque ses retrouvailles avec Antonio Banderas et Pénélope Cruz, deux de ses acteurs fétiches.
Antonio Banderas incarne un double de Pedro Almodóvar dans Douleur et Gloire. Il est impossible de ne pas penser au réalisateur devant ce cinéaste en panne d’inspiration un brin hypocondriaque mais, profondément touchant. Ce film passionnant, l’un des meilleurs Almodóvar (comme l’appelle Antonio Banderas) depuis longtemps suit la lente réconciliation du héros avec un passé tumultueux après ses retrouvailles avec un comédien avec lequel il s’était brouillé depuis plus de vingt ans. Ils n’avaient pas tourné ensemble depuis La piel que habito (2011). Antonio Banderas s’est particulièrement investi dans ce film très personnel du réalisateur.
Antonio Banderas incarne un double de Pedro Almodóvar dans Douleur et Gloire. Il est impossible de ne pas penser au réalisateur devant le personnage de ce cinéaste en panne d’inspiration, un brin hypocondriaque mais, profondément touchant. Ce film passionnant, l’un des meilleurs Almodóvar (comme l’appelle Antonio Banderas depuis longtemps), suit la lente réconciliation du héros avec un passé tumultueux, après ses retrouvailles avec un comédien avec lequel il s’était brouillé depuis plus de vingt ans
Réflexion optimiste sur la vie et sur la création, Douleur et Gloire émeut et fait du bien. Antonio Banderas, qui pourrait bien figurer au palmarès, s’est confié sur sa relation avec le réalisateur.
* Estimez-vous que vous incarnez Pedro Almodóvar lui-même dans « Douleur et gloire » ?
Antonio Banderas : Je suis un peu lui, mais pas tout à fait. Il est certain qu’il a pris des éléments de sa propre vie pour écrire le scénario, ce qui m’a surpris car c’est quelqu’un de très pudique. Certaines choses sont vraies, d’autres sont totalement fictives. Cela n’a pas d’importance, ce qui compte est ce qui dit le film.
* Alors êtes-vous l’acteur avec lequel il s’est disputé et avec lequel il renoue ?
Non plus. Déjà, contrairement à lui, je ne me drogue pas ! Plus sérieusement, mes retrouvailles avec Almodóvar, après vingt-deux ans sans travailler ensemble, avaient été difficiles quand il m’a dirigé dans La piel que habito. J’étais arrogant et il m’a remis à ma place. J’ai dû perdre toutes les habitudes que j’avais prises sans lui.
* Vous arrivez à faire le tri dans tout cela ?
Cela n’a pas grande importance pour incarner le personnage. Je crois surtout que ce film est une façon pour lui de faire le point sur son passé et de se réconcilier avec lui-même. Les scènes où mon personnage rencontre sa mère me semblent résumer ce qu’Almodóvar n’a pas pu dire à la sienne avec son décès.
* Quelle a été la séquence la plus difficile à tourner ?
Celle où mon personnage retrouve l’homme qu’il a aimé. Quand on a fait le plan durant lequel il l’écoute me raconter ce qu’il a fait pendant toutes ces années loin de lui, cela a touché quelque chose de si profond en moi que je ne m’y attendais pas. Je ne jouais plus un personnage : je vivais ses émotions.
* Comment vous a-il dirigé ?
En douceur, par petites touches. Je suis arrivé humble sur ce tournage car je savais que ce film est parti. Il m’a ouvert son cœur comme jamais, et nous avons construit le personnage ensemble. Certaines scènes étaient très dures pour lui, notamment celles avec sa mère incarnée, jeune, par Pénélope Cruz.
Comment va-t-il aujourd’hui ?
Je l’ai trouvé régénéré après le tournage. Il semble avoir rajeuni comme si mon personnage lui avait permis de se comprendre, comme s’il se sentait enfin en paix. Avoir la Palme d’or couronnerait cela de façon merveilleuse en nous récompensant tous ! Ce serait merveilleux…
* Est-ce votre plus beau rôle ?
Beaucoup de gens me le disent. Les membres de ma famille, qui ne commentent jamais mes films, m’appellent en larmes pendant le générique de fin. Pour ma part, il me faut plus de temps pour analyser cette œuvre. Je n’ai pas encore percé tous les mystères de Douleur et gloire.
Antonio Banderas, l’évident alter ego d’Almodóvar dans le film.
Une des plus belles séquences d’ouverture qu’on ait vue depuis longtemps au cinéma. Un des plus beaux plans de conclusion aussi. Entre les deux, Pedro Almodóvar nous offre une œuvre d’une incroyable élégance formelle et d’une sidérante richesse émotionnelle.
Pourtant, nous n’avions jadis pas toujours été conquis par les longs-métrages de ce cinéaste espagnol évidemment majeur, en compétition sur la Croisette pour la sixième fois (jamais de Palme d’or). Avec Douleur et gloire, il nous cueille, s’ouvrant comme jamais sur ses désirs, ses amours et ses regrets. Bien sûr que c’est lui qu’il faut voir à travers les traits d’Antonio Banderas, à qui il offre sans doute son meilleur rôle.
Le comédien incarne Salvador, un célèbre réalisateur, dépressif, gavé de médicaments et perclus de douleurs physiques, qui va revisiter son propre passé au gré de ses humeurs et de ses rencontres. Par exemple avec Alberto, un acteur avec qui il était fâché, qui va paradoxalement, et avec l’aide de quelques substances illicites, le mettre sur le chemin d’une sorte de réconciliation intime.
Salvador vient d’un milieu modeste, a fait ses études chez les curés parce que c’est moins cher. Il se souvient de sa mère (jouée par Pénélope Cruz), aimante mais stricte et rude à la tâche. Il revisite ses premières émotions, la découverte de la sensualité, la douceur des étreintes homosexuelles. Un incroyable exercice de confession pas tout à fait autobiographique, qu’Almodóvar libère de ses poncifs nombrilistes et magnifie à l’écran grâce à toutes les techniques que lui offre le cinéma (quelle maîtrise !). Film sur le regard qu’on porte les uns sur les autres à l’épreuve du temps, Douleur et gloire est habité par la grâce et la mélancolie.
Le combat éternel entre tradition et modernité,
dont les femmes sont souvent les premières victimes
DIEU EXISTE, SON NOM EST PETRUNYA
Film Macédonien, de Teona Strugar MITEVSKA – 2019
En Europe de l’Est, la communauté orthodoxe fête l’Epiphanie de façon singulière, en organisant une cérémonie traditionnelle très codée. Cette coutume se retrouve particulièrement en Bulgarie, en Russie, en Serbie, en Roumanie et en Macédoine. Ce rituel s’appelle la théophanie ou Yardan et consiste en un lancer de croix, effectué par un prêtre, dans une rivière, un lac ou une mer glacée. Les hommes concourent alors pour plonger la récupérer. Bonheur et prospérité sont assurés, pour une année, à celui qui y parvient. C’est de cette tradition que naît le point de départ du film. Une femme a attrapé la croix dans la ville de Stip, dans l’Est de la Macédoine en 2014, alors que cet évènement n’est autorisé qu’aux hommes. Cette femme s’attire alors les foudres de l’Eglise orthodoxe, mais également de la population, attachée à cette tradition qui paraît bien archaïque. Cette histoire, relatée dans la presse macédonienne, fut le déclencheur de Teona Strugar Mitevska et de sa sœur et productrice Labina Mitevska.
Cinquième long métrage de Teona Strugar Mitevska, cinéaste macédonienne encore inconnue en France, car ses films, bien que lauréats de nombreux prix reçus lors différents festivals - celui-ci a été montré à la Berlinale - n’ont jamais été distribués dans l’Hexagone. Dieu existe, son nom est Petrunya s’inspire donc d’un fait réel survenu en 2014. La cinéaste revendique la portée féministe de son long-métrage, qui cherche à contester le fait que ‘’toutes les sociétés patriarcales soient conçues pour conforter la domination masculine et que le statut et l’espace social des femmes y soient déterminés par les hommes’’.
Teona Strugar Mitevska s’exprime sur son film dans une fiche de présentation, réalisée par l’Association Française des Cinémas d’Art et d’Essai (AFCA) :
Votre film est un conte sur la chance et le bonheur. A la fin, Petrunya réalise que peut-être, elle en avait moins besoin que les autres. Elle a compris que la chance et la possibilité d’être heureuse, elle les porte en elle… Oui, Petrunya évolue, elle se dépasse pour exister selon ses propres règles, selon ce qu’elle est et ce qu’elle possède en elle-même. Elle redéfinit les traditions. En refusant la croix, elle dit : ‘’Oui, cette croix, cette religion, ce pays sont une partie de ce que je suis, mais je ne veux pas m’y cantonner. Je choisis d’aller plus loin, et différemment. Ne pas continuer cette tradition, telle qu’elle est, constitue une charge lourde pour mes épaules, mais je vais redéfinir ces traditions’’. Elle possède la force d’avancer dans une voie plus constructive. Lorsque je regarde les Balkans et ce qui s’y est passé, je me dis que nous sommes beaucoup trop emprisonnés dans notre histoire. Nous tournons en rond, sans possibilité de nous libérer de ce poids si lourd. Je crois qu’il est temps de nous en défaire’’.
Petrunya a en elle une sorte de grâce et une grande vitalité… Si nous avons choisi d’en faire une historienne de formation, c’est que le savoir est très important pour le développement futur. Il donne une dignité et, pour Petrunya, une perspective à sa condition. Elle est très belle, elle a cette force tranquille, qui n’est pas seulement physique. Vous avez un beau mot en français pour dire cela : la sagesse. J’ai voulu jouer avec cette sagesse. Zorica Nusheva était venue au casting pour un autre rôle, mais elle a en elle une telle intensité que je lui ai proposé le rôle central. Elle avait joué dans un court-métrage et venait du théâtre comique, où elle a acquis un vrai sens du rythme, du timming. Elle s’est totalement impliquée. J’ai beaucoup appris en travaillant avec elle. Sur un tournage je deviens comme une mère, c’est une vraie collaboration : vous donnez et vous recevez’’.
On est frappé aussi par la violence des manifestants. Petrunya est traitée de tous les noms…Dans l’histoire dont nous nous sommes inspirés, cette femme a dû fuir à Londres ! Elle a eu de la chance parce que, pour un Macédonien, ce n’est pas facile de partir. Quand on a annoncé notre projet aux habitants du village, la réaction fut unanime : ‘’Pourquoi faire un film sur cette folle ? Elle a provoqué tant de désordres !’’. Moi-même, j’ai été insultée. Cette société est tellement inégale, cela doit changer’’.
Dieu existe, son nom est Petrunya est l’histoire d’un embrasement qui accompagne le trajet d’une indésirable. Petrunya est grosse, trop grosse au regard des normes sociales, de sa mère, de ceux qui l’aiment. Tandis qu’elle marche sur l’arête d’un mur pour se rendre à un rendez-vous d’embauche, sa mère l’interpelle d’en bas : «Dis que tu as 25 ans, et non 31.» Petrunya aime marcher sur les lignes où elle peut se balancer dans le vide. Non pour mourir mais pour sauver sa peau. C’est ce qu’on apprendra très vite. Mais quand le jeune patron la reçoit, il lui lance, après lui avoir caressé la cuisse, qu’elle ne peut lui servir à rien, qu’il ne pourrait «même pas la baiser». Comment Petrunya va-t-elle évoluer de sa situation de personne écrasée vers une position nouvelle d’héroïne active ? Eh bien, cela se réalise sans qu’elle le cherche. A Stip, petite ville de Macédoine où se déroule l’action, le rituel du Yardan va avoir lieu. Les hommes se précipitent déjà pour attraper la croix, qui est censée porter chance à celui qui la ramène.
Encore dans sa belle robe de candidate à l’emploi, Petrunya se jette à l’eau sans y penser, et devient la première femme à récupérer l’objet providentiel. Déchaînement des hommes scandalisés qui la frappent pour lui arracher la croix. Les télés sont là et filment la séquence. De retour chez ses parents, Petrunya est arrêtée par la police, alors que la famille découvre son ‘’crime’’ aux informations télévisées, qui ne manquent pas de rapporter tout ce qu’on dit sur elle. Mais comment peut-on prétendre qu’elle a volé la croix ? De quel droit l’obliger à la rendre ? La jeune femme, amenée au poste de police, est-t-elle incarcérable ?
Un lien de solidarité va se nouer entre la journaliste qui couvre l’affaire - jouée par la sœur et productrice de la cinéaste - et Petrunya, qui découvre que la croix, objet de toutes les convoitises, lui procure un pouvoir bien réel : celui de faire réfléchir tous les pouvoirs…
Teona Strugar Mitevska s’est donc inspirée d’une histoire vraie ayant eu lieu en 2014, et qui a provoqué un scandale. La cinéaste explique dans le dossier de presse : «Cette année, une autre femme a attrapé la croix à Zemun, en Serbie. On lui a fait une ovation. Le monde change vite, cela me remplit d’espoir.»
Ce film aborde le combat éternel entre tradition et modernité, dont les femmes sont souvent les premières victimes collatérales. L’intention est noble, le récit maîtrisé. Dieu existe, son nom est Petrunya est un film fort, parfois drôle, mais surtout un grand coup de colère contre une société qui refuse leur place aux femmes. Toute l’histoire est traitée avec beaucoup de pudeur et de finesse et il s’en dégage une profonde émotion, qui doit beaucoup au jeu de Zorica Nusheva. Dans ce dernier film, Teona Strugar Mitevska dessine un beau portrait de femme courageuse qui défie une société patriarcale et rétrograde. Si l’on devait le résumer, on pourrait emprunter une phrase que prononce l’héroïne Petrunya (Zorica Nuscheva) : “Je suis une femme, pas une idiote”. Car tout le propos de ce film puissant consiste à démontrer qu’il est temps, pour les femmes, ne plus se laisser faire dans une société patriarcale et de changer les mentalités. Mais rappelons que le film se situe en Macédoine - un pays qui n’existe que depuis 1991, année de la dissolution de la république yougoslave – et où la présence forte de l’État et des traditions religieuses orthodoxes sont encore fortement ancrées dans les mentalités. C’est un des mérites du film de nous les faire découvrir.
Comment des personnes non-religieuses finissent-elles par éprouver
le désir de tuer au nom d’un dieu ?
L’ADIEU A LA NUIT
Film français d’André TECHINE – 2019
Muriel dirige un centre équestre et une cerisaie avec son associé Youssef. En ce premier jour de printemps 2015, elle est heureuse car son petit-fils Alex vient lui rendre visite. Il lui annonce qu’il part vivre au Canada. En fait, c’est un mensonge. Alex prépare avec Lila, sa petite amie depuis l’enfance, son voyage pour se rendre en Syrie et aller combattre aux côtés des djihadistes. Muriel est bouleversée et veut à tout prix empêcher son petit-fils de commettre l’irréparable…
L’adieu à la nuit marque la huitième collaboration entre André Téchiné et Catherine Deneuve. Le réalisateur retrouve également Kacey Mottet Klein après Quand on a 17 ans, son dernier film. Pour Téchiné, le sujet de la radicalisation religieuse, déjà abordée au cinéma, lui a offert l’opportunité de nouvelles réflexions, et maintenant ‘’une dimension de fantastique intérieur’’. D’une main sûre, André Téchiné pose un regard anxieux et lucide sur un mal nouveau et silencieux de notre société : l’espoir d’une belle mort plutôt que d’une vie malheureuse. Avant même que s’en soit écoulée la première demi-heure, l’intrigue et les enjeux du nouveau film d’André Téchiné sont posés : que faire lorsqu’un membre de votre famille devient soudainement religieux pratiquant ? C’est son droit le plus strict, dira-t-on avec raison. Mais quand il projette de quitter la France pour partir faire le djihad, c’est une autre histoire. Cette histoire est celle de Muriel (Catherine Deneuve), qui découvre que son petit-fils Alex (Kacey Mottet-Klein) s’est fait manipuler par sa petite amie Lila (Oulaya Amamra), adepte du prosélytisme islamiste sur internet, et va tout faire pour le sauver… malgré lui.
La mise en scène de Téchiné reste maîtrisée et reconnaissable : le choix d’un centre équestre en pleine campagne pour situer son récit atteste une nouvelle fois du goût du réalisateur pour la ruralité. Ce cadre provincial et bucolique contraste subtilement avec la gravité du sujet traité et le déroulement nerveux et tendu du récit, visuellement traduits par la caméra à l’épaule, toujours en mouvement, les longs travellings et les grands panoramiques : l’urgence d’Alex pour rejoindre le djihad face à celle de Muriel pour l’empêcher de partir.
L’Adieu à la nuit n’est pas un film religieux, ni islamophobe. Au contraire, le récit s’attache à montrer que le radicalisme islamiste relève moins de la religion que de la volonté de donner un sens à son existence, de s’accomplir autrement et d’être reconnu. Traumatisé par la mort de sa mère, Alex trouve dans cet idéal religieux une source d’espoir, et comme dit l’expression, l’espoir fait vivre.
Pour Kacey Mottet-Klein, 20 ans, dont c’est la seconde collaboration avec Téchiné, sa détermination est dure comme un silex. C’est un enfant perdu qui s’en va défleurir la tombe de sa mère et la dépouiller de ses ornements funéraires. Son désir, écrit-il à sa grand-mère, est de dire adieu à la nuit de nos sociétés occidentales pour aller vers la lumière du paradis islamique. Dans l’Adieu à la nuit, André Téchiné s’empare d’un sujet d’actualité délicat, non pas en l’analysant comme dans un film documentaire, mais en le déplaçant dans son propre univers romanesque. L’action se situe sur ses terres du Sud-ouest, dans un lieu isolé et un peu hors du temps, un centre équestre en pleine campagne. Le jeune homme radicalisé est, comme bien d’autres de ses personnages, mû par ses pulsions, une passion et un orgueil mal maîtrisés. Sa grand-mère, découvrant son extrémisme religieux, tente de le ramener à la raison avec des moyens de plus en plus poussés et violents. Elle rappelle toutes ces figures féminines fortes et dévouées (sœurs réelles ou spirituelles, mères, grands-mères) qui traversent la filmographie de Téchiné.
On retrouve ce mélange de drame familial, de lyrisme adolescent et de polar propre à tant de ses films, comme Lieu du crime. Cette manière d’inscrire, dans les limites de son petit théâtre, une question sociale et politique complexe, ne va pas sans une certaine naïveté, mais elle est la façon la plus sincère pour Téchiné d’admettre sa propre incapacité à tout comprendre et son refus de tout expliquer. Et surtout, en observant comment un garçon radicalisé peut faire vaciller l’univers dans lequel il vit, le cinéaste reproduit précisément, à son échelle, l’irruption de la violente altérité politico-religieuse qu’est le jihadisme, au sein d’un contexte très familier et français. En d’autres termes, cet univers clos, cette belle nature ensoleillée, cette actrice mythique et toute l’histoire du cinéma qu’elle incarne, représentent une certaine idée de la France, de sa culture, de sa notion du goût et du bien-être, qui se confrontent ici à la jeune génération, qui en hérite mais sans s’en satisfaire, qui cherche ailleurs une autre forme d’aventure, plus absolue, que le confort lénifiant du bon cinéma bourgeois français. Et à travers le personnage de Deneuve, c’est Téchiné lui-même qui se réveille et se défend, qui revendique sa propre vision de l’amour familial et de la passion, contre celle qui pousse son jeune personnage à fuir la réalité. Car c’est bien de ça qu’il s’agit : croire au(x) dialogue(s) tant que c’est possible, puis maintenir, y compris par la force, ce garçon dans ce monde qu’il ne sait plus voir, en l’empêchant de sortir du cadre pour aller se faire tuer dans un hors-champ idéalisé, dans un autre scénario rêvé dont il ne comprend ni la tromperie, ni la barbarie.
L’islam n’est pas l’islamisme, en témoignent les personnages de Youssef et de Fouad : le premier, farouchement opposé au fondamentalisme et à l’intégrisme, a refusé d’engager le second, djihadiste repenti, dans le centre équestre qu’il dirige avec Muriel, considérant qu’il a sali la religion musulmane. Muriel partira cependant à sa recherche, afin de le convaincre de résonner Alex et de le dissuader de quitter la France.
Non sans maladresses, Téchiné, comme le personnage de Deneuve, constate et agit en ne faisant que ce qu’il peut depuis là où il est, à travers ses propres critères sentimentaux. Il ne se tient donc jamais en position de surplomb moral. D’autant qu’il ne se contente pas de la confrontation entre le petit-fils et sa grand-mère, mais fait ponctuellement intervenir des personnages secondaires, comme autant de contrepoints, dont un jihadiste repenti, Fouad, qui représente un autre scénario possible. Le film est trop peu contextualisé et trop candidement frontal pour véritablement convaincre d’un point de vue sociologique ou politique, mais il touche par sa foi romanesque. C’est-à-dire par la certitude qu’il exprime que chacun peut être sauvé, y compris de soi-même, par l’infatigable affection de quelqu’un d’autre, par un amour plus buté et plus intraitable que toutes les idéologies, jusqu’à la brutalité, jusqu’à la trahison.
Voilà un film qui pose de bonnes questions : comment des personnes non-religieuses finissent-elles par éprouver, un jour, le désir de tuer au nom d’un dieu ? Il n’y a pas de réponse définitive et c’est en cela que la radicalisation islamiste, qui défigure l’islam, reste un sujet tabou dont il faut pourtant parler. C’est pourquoi on saluera aussi l’engagement des comédiens, courageux d’interpréter de tels personnages.
André Téchiné frappe en plein cœur avec ce portrait lyrique et complexe d’une femme impuissante face à la radicalisation de son petit-fils. L’adieu à la nuit, inspiré des écrits du journaliste David Thomson (‘’Les Français jihadistes’’), est un cri d’incompréhension d’une génération à une autre. C’est assurément l’un des rôles les plus émouvants de Catherine Deneuve. Le réalisateur évite le ‘’dossier de société’’, se concentre sur la justesse du scénario et du jeu des acteurs ; il se garde bien sûr de s’ériger en procureur, préférant comme à son habitude le rôle d’observateur d’un choc affectif et culturel, où la détermination n’a d’égale que l’authenticité des sentiments.
Un apôtre de la paix, pose son regard sur les soubresauts du Moyen-Orient.
UN TRAMWAY A JERUSALEM
Film franco-israélien de Amos GITAÏ – 2018
Quoi de mieux que les transports publics pour capter les conflits tragi-comiques d’une société ? Dans son film, Amos Gitaï rend la vie quotidienne en Israël aussi poétique qu’une balade nocturne en ville. Cette comédie regarde avec humour des moments de la vie de quelques passagers, de brèves rencontres qui se produisent au fil du trajet et qui révèlent toute une mosaïque d’êtres humains.
Depuis quarante ans, le réalisateur israélien Amos Gitaï, ancien combattant de Kippour et apôtre de la paix, pose son regard de cinéaste sur les soubresauts du Moyen-Orient. En 1982, il réalise Journal de campagne, un documentaire tourné dans les territoires occupés avant et pendant l’invasion du Liban et rend compte du malaise des soldats israéliens autant que du ressentiment des Palestiniens. Trente cinq ans plus tard, avec A l’ouest du Jourdain, il retourne sur ces mêmes terres occupées et filme avec sobriété les tentatives des citoyens des deux camps pour surpasser les conséquences d’une occupation qui dure depuis plus de cinquante ans. Après avoir tourné en 2005 News from House/News from Home, censuré par la télévision israélienne et constituant la dernière partie d’une trilogie entamée en 1980 dans cette ville dite ‘’trois fois sainte’’, il revient scruter une fois encore l’évolution du conflit israélo-palestinien.
Pour ce faire, il plante sa caméra au cœur du tout récent tramway de Jérusalem, ville spirituelle qui est habitée par les trois grandes religions monothéistes, et où se mêlent peuples et groupes socio-économiques de tous horizons. Pour suivre au plus près le détail de la vie de ses habitants, il suit le trajet des voyageurs d’une rame, lieu restreint et confiné, qui oblige à une constante promiscuité. Faisant preuve d’un optimisme peu communicatif, il envisage ainsi la possibilité d’une coexistence pacifique entre les populations. Depuis les quartiers palestiniens de Shuafat et de Beit Hanina à l’Est jusqu’au Mont-Herzl à Jérusalem Ouest, les conversations sont les mêmes : le sport, la politique, la vie de famille, les histoires d’amour.
Des hommes accostent avec lourdeur (dans des attitudes que le ‘’sexuellement correct’’ européen n’hésiterait pas à qualifier de harcèlement) des femmes qui se détournent d’eux, pour discuter shopping ou soins de beauté avec une amie rencontrée par hasard. Certains continuent d’étaler les différences entre les uns et les autres pour attiser la haine, heureusement sans grand succès, et secouent pour quelques minutes la torpeur des passagers de ce moyen de transport identique à celui de bien d’autres pays. Le réalisateur se félicite d’avoir pu s’adjoindre les services de quelques grands artistes ; pourtant ceux-ci n’enrichissent guère cette suite de personnages interchangeables.
Amos Gitaï livre ici une métaphore espiègle et optimiste sur la cohabitation au sein de la société israélienne. Quatre ans après Le Dernier Jour d'Yitzhak Rabin, Amos Gitaï revient avec Un tramway à Jérusalem, projeté hors compétition à la dernière Mostra de Venise. Si le thème de ce nouveau film est sensiblement le même – sonder l'histoire d'Israël et de sa société –, sa forme est diamétralement différente.Le cinéaste s'éloignant ici du brûlot politique haletant pour épouser une forme beaucoup plus modeste et légère : le film à sketches. Un tramway à Jérusalem est ainsi régi et rythmé par des saynètes invitant tour à tour une mosaïque de personnages à monter dans son tramway, qui prend ici les airs d'une tour de Babel à l'horizontale.
La critique au sujet du dernier film d'Amos Gitaï n’est pas très enthousiaste : c'est le moins qu'on puisse dire. On lui reproche d'être trop lent, trop superficiel, d'être lassant et répétitif. Eh bien, qu'il nous soit permis de ne pas partager cet avis dominant et d'exprimer le plaisir que nous avons ressenti face à une œuvre, certes modeste, mais pleine d'intelligence et de sensibilité, avec peu d’action spectaculaire, sinon les montées et descentes des passagers : bref, en apparence pas de quoi faire un film. Mais le cinéaste met en scène des personnages bien différents les uns des autres et propose ainsi une succession de saynètes qui peuvent paraître insignifiantes au premier abord, mais qui en réalité racontent la vie quotidienne dans une des villes du Proche-Orient où la cohabitation des différentes communautés est des plus difficiles. On trouvera donc parmi les passagers des juifs orthodoxes incitant à une pratique constante de la Torah, mais aussi des Palestiniens en butte aux humiliations permanentes du service de la sécurité, un prêtre catholique italien se lamentant sur la Passion du Christ et implorant la nécessité du pardon des péchés. On y entendra également le savoureux monologue d'une matrone, délicieusement caricaturale, apostrophant son grand niais de fils ou bien encore la lecture, par Mathieu Amalric, déclamant à son très jeune fils une lettre de Flaubert visitant la Ville Sainte (un grand moment !). Sans oublier les querelles de couples qui ont pour fonction de montrer que Jérusalem n'est pas qu'un foyer de tensions politiques et religieuses, mais aussi une ville comme toutes les autres villes du monde où les couples s'aiment ou se déchirent, où la vie au quotidien peut se montrer triviale (le harcèlement dans les transports urbains n'est pas oublié) et joyeuse. Ainsi se met en place un véritable petit théâtre où le cinéaste s'attache à filmer, toujours à hauteur d'homme, et qui constitue un délicieux microcosme de la société israélienne. Amos Gitaï, cinéaste de l'exigence : oui, plus que jamais... Jérusalem, carrefour des civilisations, immortalisée par un Gitai au sommet de sa forme.
Tant qu’Israël et la Palestine ne seront pas égaux, rien ne pourra changer
TEL AVIV ON FIRE
Film Palestinien de Sameh ZOABI – 2018
Salam, 30 ans, vit à Jérusalem. Il est Palestinien et stagiaire sur le tournage de la série arabe à succès "Tel Aviv on Fire !" Tous les matins, il traverse le même check-point pour aller travailler à Ramallah. Un jour, Salam se fait arrêter par un officier israélien Assi, fan de la série, et pour s’en sortir, il prétend en être le scénariste. Pris à son propre piège, Salam va se voir imposer par Assi un nouveau scénario. Evidemment, rien ne se passera comme prévu…
Après Téléphone arabe, Sameh Zoabi évoque le conflit israélo-palestinien à travers une comédie, basée sur l’élaboration d’un ‘’soap-opéra’’. Ce genre est particulièrement populaire au Moyen-Orient ; le cinéaste s’est d’ailleurs inspiré d’une expérience réelle pour imaginer le scénario. Présenté à la Mostra de Venise, dans la section Orizzonti, le film a reçu le Prix du Meilleur Acteur pour Kais Nashif et beaucoup d’autres récompenses internationales.
Faire un film sur le conflit israélo-palestinien est déjà un projet compliqué sur lequel il est très facile de se casser les dents. Mais, en plus, décider d'en faire une comédie, voilà une démarche suicidaire. Tel Aviv On Fire n'est pas qu'un film, c'est aussi une série télé. Enfin, plutôt, un ‘’soap-opera’’ qui raconte les aventures romantiques d'une espionne palestinienne tiraillée entre deux hommes ; et donc deux camps, sur fond de guerre des Six Jours. Salam, Palestinien vivant à Jérusalem, ne doit son emploi de stagiaire sur la série qu’à son oncle qui produit le spectacle. Mais le voilà rapidement promu au rang de scénariste pour les scènes en hébreu. Alors qu'une nouvelle vie pourrait s'offrir à lui, il se fait repérer par Assi, militaire responsable d'un checkpoint, qui compte bien l'utiliser pour transformer la série de l'intérieur (à cause de sa femme qui en raffole) et en faire un objet pro-sioniste. Evidemment, rien ne se passera comme prévu.
Pour son second long-métrage, après Téléphone Arabe en 2010, Sameh Zoabi, n'a, certes, pas choisi la facilité en voulant traiter du conflit sur un mode comique. Et pourtant, le miracle se produit puisque son film est remarquable. Dans sa mise en scène déjà, qui joue habilement des codes du soap-opera, voire du film à suspense, pour introduire ses personnages, n'hésitant pas à mélanger les genres lorsque le récit dévoile un peu plus son coeur au spectateur.
Son scénario aussi est magistral, réglé comme une horloge, visiblement inspiré des comédies sociales italiennes des années 60 et qui laisse la part belle à des êtres incomplets, dirigés par leurs désirs respectifs et qui se servent de la situation géopolitique locale pour se rassurer, conquérir la femme qu'ils aiment ou assouvir leurs pulsions.
La grande intelligence du film, c'est de ramener le conflit à une échelle humaine où chaque personnage représente un aspect du problème. Et c'est effectivement là que Tel Aviv On Fire excelle, dans cette peinture au vitriol du conflit, en évitant de prendre parti et en osant, avec une audace très divertissante, le pari de dénoncer chacun des deux camps à valeur égale. Et ce, en mettant en lumière l'illusion ancrée dans les générations les plus récentes d'une légitimité de leur combat. Bien entendu tout ceci fait écho avec le soap-opera montré en parallèle qui joue un rôle de caricature au début du récit, mais ne tarde pas cependant à renvoyer aux personnages des vérités qu'ils ne voulaient pas forcément voir.
Lorsque l'intime, le personnel, s'entremêle à la fiction, forcément, la situation devient explosive et les vérités de chacun s'effondrent face à une réalité politique bien dichotomique, où chaque camp se nourrit de la haine de l'autre pour exister et se donner une raison de vivre, plutôt que de tenter une réelle conversation en vue d'une réconciliation. Sans compter que son traitement de la fiction est totalement justifié par cette volonté de montrer deux peuples, incapables de s'entendre mais se réunissant de manière automatique, devant le programme le plus niais qui soit, pour vibrer ensemble sans même probablement s'en rendre compte. Les personnages sont originaux. Le faux scénariste se laisse piéger par le soldat (incarné par Yaniv Biton, star du stand-up en Israël). Leurs discussions passionnées sont surréalistes. L’officier va même jusqu’à enlever le jeune homme et le menacer de mort pour qu’il fasse évoluer l’intrigue du feuilleton comme il le souhaite. Et à se faire offrir de l’houmous par le scénariste qu’il tient en son pouvoir.
La parodie du feuilleton est irrésistible. Sameh Zoabi jongle entre la réalité des personnages et la fiction qu’ils écrivent. Des scènes du soap opera ridicule sur les amours d’une espionne israélienne (Lubna Azabal) et d’un officier arabe sont un pastiche hilarant de ce type de productions de feuilletons tartignolles. Jeu outrancier des acteurs, couleurs kitsch et musique grandiloquente, empêchent de garder son sérieux. Voir les inventions crétines de l'officier, notamment une scène de mariage à laquelle il tient beaucoup, est irrésistible.
L’humour est un régal d’absurdité. Le réalisateur de Téléphone arabe a trouvé l’équilibre parfait entre suspense et humour noir. Le spectateur tremble pour le scénariste et se demande bien comment il va composer entre son oncle producteur de la série et l’officier qui a confisqué son passeport. Le dénouement (qu’on ne révélera évidemment pas) est un des plus malins qu’on ait vus depuis longtemps. ‘’N’y a-t-il rien entre les bombes et la soumission ?’’, demande le héros. Si ! Il y a Tel Aviv on Fire qui choisit le parti du rire pour réconcilier les peuples.
On ressort du film avec l'impression d'avoir assisté à une grande répétition d'un possible dénouement positif du conflit, qui n'oublie jamais la part d'ombre de chacun, servi en plus par d'excellents comédiens. Faussement léger, mais extrêmement drôle, Tel Aviv On Fire est un petit bijou de comédie noire et acide, comme on aimerait en voir plus souvent. On ne peut donc que se réjouir de le voir enfin sortir sur nos écrans après une belle carrière dans les festivals où il a été primé, notamment au Festival International du Film de Saint-Jean-de-Luz l'an dernier.
Tel Aviv on Fire est une grande vague de rire grinçant, un pur joyau de cinéma et probablement un film destiné à devenir culte par le traitement de son sujet. Bref, c'est un incontournable. Sameh Zoabi parle des différents niveaux de lecture de son film Tel Aviv on Fire : ‘’Lorsque j’ai montré mon film précédent (Téléphone arabe, sorti en 2012), j’ai constaté à quel point le cinéma pouvait facilement faire ressurgir le conflit entre les différents récits palestinien et israélien. Ce conflit des points de vue, c’est la ligne directrice sous-jacente de Tel Aviv on Fire.
A un niveau personnel, le film parle d’un artiste qui lutte pour trouver sa voie dans cette réalité politique complexe. Je suis entouré de personnes comme Salam, qui n’ont pas trouvé exactement qui ils sont. Ils essaient de faire au mieux et de trouver leur place dans le monde tout en étant en permanence face à des difficultés. Je suis attiré par les personnages qui tentent d’évoluer et de s’améliorer, mais ne savent pas comment y parvenir. Dans une perspective plus large, le film a deux trajectoires politiques :
Premièrement, il y a l’histoire de la guerre telle qu’elle est décrite dans le soap opéra et présentée par Bassam, oncle de Salam et producteur, créateur du spectacle. Bassam appartient à l’ancienne génération, qui a combattu en 1967 et signé les accords d’Oslo (ratifiés à la Maison Blanche devant Bill Clinton, le 13 septembre 1993, entre Yasser Arafat et Itzhak Rabin).
Deuxièmement, il y a la réalité quotidienne des check-points, qui est en lien direct avec l’histoire. Les récits du soap opéra et du film se croisent et fusionnent. En tant que jeune palestinien, Salam se retrouve à devoir lutter entre ces deux réalités. La vie de Salam et son interaction avec Assi, le militaire, sont reflétées dans le soap et lui donne une autre dimension. Pour le dire simplement, Assi, ‘’l’occupant’’, veut dicter sa propre histoire, celle d’une réalité enjolivée, à Salam, ‘’l’occupé’’, qui cherche à raconter la vérité. Au fur et à mesure que la confiance de Salam grandit, il réalise que c’est impossible et doit arrêter cette collaboration contrainte. Rien ne pourra changer en Israël et en Palestine tant que les deux peuples ne seront pas égaux. C’est le seul moyen d’avancer’’.
Quand des gilets jaunes, d'habitude résignés et isolés,
réclament leur part de bonheur
J’VEUX DU SOLEIL !
Film français de Gilles PERRET et François RUFFIN - 2019
"J'ai changé les plaquettes de frein et le liquide de refroidissement. 350 € chez Norauto..." C'est parti pour un road-movie dans la France d'aujourd'hui, pendant une semaine en décembre dernier ! Avec leur humour et leur caméra, Gilles Perret et François Ruffin traversent le pays : à chaque rond-point en jaune, c'est comme un paquet-surprise qu'on ouvrirait. Qu'est-ce qui va en sortir ? Des rires ou des larmes ? De la tendresse ou de la colère ? De l'art ou du désespoir ? Les deux compères nous offrent des tranches d'humanité, saisissent cet instant magique où des femmes et des hommes, d'habitude résignés et isolés, se dressent et se redressent, avec fierté, avec beauté, pour réclamer leur part de bonheur…
Le cinéaste “césarisé” de Merci Patron ! et le réalisateur du documentaire militant à succès La Sociale, partent en voyage pour un tour de France. Gilles Perret filme François Ruffin à la rencontre des gilets jaunes sur leurs ronds-points, fin 2018. L’ambiance, on s’en doute, est potache. Ruffin est un élu de la République, représentant du peuple français au Parlement. Mais il accomplit aussi son rôle de député en se livrant à des performances ludiques pour dénoncer l’écart, la distance qui existent encore entre le peuple et ses élus. Et il explique en rigolant, avant le générique, qu’il est en contravention avec la loi européenne, parce qu’il n’a pas de gilet jaune dans son véhicule. Le cadre est ainsi rappelé au spectateur qui serait passé à côté de la séquence médiatique en cours.
Des questions sont posées d’emblée, comme le motif du voyage. Le générique donne à voir successivement des images joyeuses, festives et pacifiques de ces ‘’gilets jaunes’’, en parallèle avec des prises de paroles politiques et médiatiques, dénonçant leur violence haineuse et le danger qu’ils représentent pour la démocratie et les valeurs de la République. On est interpellé par un tel contraste. Serions-nous manipulés ?... Et François Ruffin embraye alors : il a des amis, des connaissances, un entourage idéologique qui considèrent que le mouvement des gilets jaunes est ‘’facho’’. Le mot est lâché. Il faut aller vérifier sur le terrain. Et évidemment, ceux que rencontrent Ruffin et Perret ne sont pas du tout des “fachos”, mais simplement des “gens”. La machine est en route, on entend le clignotant alors que l’on voit la voiture tourner à gauche et ralentir à proximité du premier rond-point. Le film peut vraiment commencer.
Les 400 Clous - Jours2fête Et il y a les gens. Les gens qui sont là, présents, immortalisés dans leur force et dans leur fragilité, qui chantent, dansent, s’aiment, pleurent et se racontent. Les deux cinéastes pénètrent avec délicatesse dans l’intimité de ces personnes qui crient au monde leur souffrance ou leur ras-le-bol face à leur situation vécue, de précarité sociale et d’isolement, à la fois individuelle et généralisée. Des gens qui s’exposent sur les ronds-points, devant les caméras, en quête d’un lieu et d’un public qui accueillera leur témoignage, enfin reconnu avec toute sa valeur. Perret et Ruffin leur offrent ce lieu, en recueillant des paroles parfois si difficiles à exprimer, en rendant hommage à leurs corps soumis à rudes conditions hivernales, et néanmoins toujours vaillants sur ces fameux ‘’ronds-points’’, qui sont le premier lieu d’expression de leur parole. Ils élaborent tout au long de leur voyage périurbain, dans les villages et dans les campagnes, une véritable entreprise de recueil de récits de vie dans lesquels le mouvement contestataire est pris sur le vif. Les gilets jaunes rencontrés sont en effet bien loin des ‘’fachos anarcho-putschistes’’ qu’ont pu présenter, sur les chaînes de télévision, les images des violences commises lors des manifestations. Certains entrevoient, dans cette écoute respectueuse, la première lueur de quelque chose de beau : le dialogue. Et à les écouter, on se rappelle la différence entre un acte de langage et des éléments de langage.
Les 400 Clous - Jours2fête En mettant ainsi en jeu leurs noms et leur notoriété, Perret et Ruffin assurent au film un certain succès. Ils courent les avant-premières à la rencontre des publics, permettant peut-être encore une fois à des gens de s’entendre, de se rencontrer, à l’entrée ou à la sortie d’une salle de cinéma d’art et d’essai. J’veux du soleil est un geste politique global, à l’instar de L’an 01 de Gébé, qui fait œuvre à la fois de témoignage militant pour l’histoire, en préservant la parole de gilets jaunes au-delà de l’actualité immédiate, et qui fait aussi œuvre d’art en révélant la chaleur et la poésie de ces rencontres profondément humaines.
Pour clore cette critique, je rapporterai les paroles d’un spectateur, croisé à la sortie de la séance de cinéma : ‘’Ce film de Gilles Perret et François Ruffin est une réussite. C'est touchant, intelligent, humain, tendre, profond et, même, productif et utile, puisque cette chronique d'un moment de l'histoire de France, si modeste soit-elle, nous donne à voir, sur les grands écrans de la politique, plus que des paroles, des vies. Des regards aussi, qui cherchent le dialogue et l’écoute, une fraternité vécue qui fait chaud au cœur. Avec ou sans gilet, ces gens-là resteront dans l’histoire. Il y a en eux une fraternité réelle et un vrai besoin des autres. Pour moi, c'est la leçon du film : il faut le voir d’abord ; mais il reste ensuite à s'organiser pour répondre à leurs attentes, pour leur donner ce qui leur manque : l'attention, donc l'honneur social, et les moyens de bien vivre…’’
L’aspiration des femmes d’un certain âge à jouir de la vie
GLORIA BELL
Film américain de Sebastian LELIO – 2018
A 58 ans, mère de deux enfants et divorcée depuis 12 ans, Gloria est toujours partante pour une nouvelle activité. Elle passe beaucoup de temps dans les clubs pour célibataires de tous âges à Los Angeles, dans l’espoir d’une brève rencontre. Un soir, elle rencontre Arnold, un marine perturbé par son récent divorce. Commence alors une relation plus longue qu’à l’accoutumée. Gloria présente Arnold à sa famille, son ex-mari remarié et son fils qui a des problèmes de couple ; mais la soirée se passe mal. Arnold se sent mis à l’écart de cette famille, toute à la joie des retrouvailles. Il ne comprend pas pourquoi Gloria l’a laissé de côté. Mais Gloria refuse la confrontation et préfère fuir…
Gloria Bell est un remake d’un autre film de Sebastian Lelio, Gloria, sorti en 2013. Le réalisateur chilien, oscarisé pour Une femme fantastique, a dû transposer l’histoire de Santiago à Los Angeles. Le sujet lui a semblé intéressant à traiter cinq ans après son premier film : ‘’Cette nouvelle version est totalement ancrée dans son époque parce que nous avons eu cinq ans de débats et que l’aspiration des femmes d’un certain âge à jouir de la vie a pris soudain un caractère d’urgence’’.
La cinquantaine frémissante, Gloria est une femme farouchement indépendante. Tout en étant seule, elle s'étourdit, la nuit, dans les dancings pour célibataires de Los Angeles, en quête de rencontres de passage. Jusqu'au jour où elle croise la route d'Arnold. S'abandonnant totalement à une folle passion, elle alterne entre espoir et détresse. Mais elle se découvre alors une force insoupçonnée, comprenant qu'elle peut désormais s'épanouir comme jamais auparavant…
Cette histoire pourrait bien s’apparenter à une banale romance. S’il filme la vie dans toute sa simplicité, le réalisateur habille son récit d’une telle palette de sentiments, entre mélancolie et enthousiasme, qu’il le préserve de toute fadeur. Certes, le rythme s’essouffle un peu à mi-parcours. Pourtant, la capacité de la comédienne principale (Julienne Moore) à nous faire partager ses joies et ses peines, comme si elles étaient les nôtres, ainsi qu’une mise en scène plus suggestive que démonstrative, n’ont aucune peine à nous attacher à cette délicate romance, dont l’optimisme est communicatif. Car le vrai soleil de cette leçon de vie positive est assurément Julianne Moore. De tous les plans, elle irradie par son charme et sa justesse de ton, pour faire de cette quinquagénaire identique à tant d’autres, une Gloria touchante de simplicité et d’humanité, dont le nom rendu célèbre dans les années 60, grâce à la chanson de Van Morrisson, est chanté avec énergie au générique de fin.
Gloria est divorcée, elle a deux enfants qui sont grands et pas toujours présents. Elle vit à Los Angeles et, financièrement, elle fait ce qu'elle peut, mais elle garde une énergie intacte. Cette femme commune, qui assume son âge, sort seule le samedi soir, et chante à tue-tête dans sa voiture, Julianne Moore la sublime entre rires et larmes : "Elle pourrait n’être qu’un second rôle", confie l'actrice. "Dans ce film, elle est au cœur du récit, dans chaque plan, et les seuls qui la voient dans sa totalité, ce sont les spectateurs. Le public s’identifie alors à quelqu’un avec qui il ne le fait pas habituellement, et c’est aussi très drôle et joyeux". Elle travaille dans une compagnie d’assurances, s’occupe de ses proches, prend des cours de yoga, chante et, le soir, va danser dans un club pour célibataires. Elle aime danser sur des airs des années 1970. Est-elle heureuse, Gloria ? Sans doute, même si sa mère vient lui rappeler que la vie n’est que trop brève. Son personnage va apprendre à s’accepter, comme elle finira par tolérer ce chat imberbe, a la peau plissée, qui s’infiltre toujours chez elle et qui la dégoute : ‘’On dirait une momie’’, dit-elle. Au club, elle rencontre donc Arnold, ancien militaire, séduisant, sensibilité au diapason, mais ni vraiment mature ni vraiment libre. Face à un John Turturro qui endosse le costume un peu étriqué de cet amoureux fuyant et jaloux, elle habite cette histoire avec un naturel magnifique, faisant vibrer chaque scène, chaque note, les petites joies comme les grandes peines.
Pour qui a déjà vu Gloria, la version chilienne de ce Gloria Bell, que le même réalisateur a tournée en 2013, nulle surprise : Sebastián Lelio a simplement transposé l’intrigue, qui dit assez simplement la quête d’amour, de Santiago à Los Angeles. Et c’est Julianne Moore qui réalise ce portrait tout en nuances d’une femme au mitan de son existence.
On peut se demander ce qui a motivé Sebastian Lelio à tourner une version américaine de son film de 2013. D’autant que ses qualités l’avaient propulsé dans la course aux Oscars (catégorie meilleur film étranger) et que son actrice Paulina Garcia avait remporté le prix d’interprétation à Berlin. C’est Julianne Moore qui lui a passé commande de ce remake, et le réalisateur a pris le temps de tourner deux films avant de s’y consacrer. Comment résister à Julianne Moore ? Le temps d’adapter le film au contexte californien et l’affaire était dans le sac, et fort bien tourné.
La transposition américaine fonctionne à merveille. Les scènes de night-clubs éclairées au néon sont électriques ; entendre Julianne Moore s’égosiller au volant de sa voiture est vraiment réjouissant, et la voir dévoiler son corps sans complexe devrait faire pâlir Yann Moix (écrivain français qui se veut humoriste), après ses propos désobligeants sur les femmes de 50 ans… Étonnante également sa passion pour un homme féru d’armes à feu, là où on ne l’attendait pas. Gloria Bell recèle ainsi assez d’atouts pour garantir un bon moment de cinéma, et un plein d’énergie assuré.
La place de l'homme sur la planète et sa responsabilité quant à son avenir.
L’ETREINTE DU SERPENT
Film colombien de Ciro GUERRA – 2015
Karamakate, un chaman amazonien puissant, dernier survivant de son peuple, vit isolé dans les profondeurs de la jungle. Des dizaines d’années de solitude ont fait de lui un ‘’chullachaqui’’, un humain dépourvu de souvenirs et d’émotions. Sa vie est bouleversée par l’arrivée d’Evans, un ethnobotaniste américain à la recherche de la ‘’yakruna’’, une plante sacrée très puissante, possédant la vertu d’apprendre à rêver. Ils entreprennent ensemble un voyage jusqu’au cœur de la forêt Amazonienne au cours duquel, passé, présent et futur se confondent, et qui permettra à Karamakate de retrouver peu à peu ses souvenirs perdus…
Magnifique odyssée amazonienne, ce film en noir et blanc du Colombien Ciro Guerra, mêle deux récits de voyages initiatiques en Amazonie. Plusieurs acteurs non professionnels ‘’indios’’ illuminent ce film magnifique dont la réflexion porte sur la place de l'homme sur la planète et sa responsabilité quant à son avenir.
A 40 ans de distance, deux scientifiques tentent de percer les mystères de la forêt amazonienne. Leur point commun, Karamakate, un homme-médecine, ultime mémoire de tout un peuple disparu à jamais. A la fois épopée et grande leçon d’humanité, ce film est d’une beauté formelle que le noir et blanc rend encore plus lumineuse.
Rongé par les fièvres, un explorateur allemand (Jan Bijvoet) est déposé, mourant, aux pieds d’un chaman, dernier survivant de sa tribu. Il accepte de traverser avec lui, la forêt amazonienne pour trouver l’ultime exemplaire d’une plante médicinale. L’Indien refuse aider ce Blanc, symbole d’une race de colonisateurs exterminateurs, dont la cupidité sans limites (l’enjeu étant le caoutchouc) a non seulement précipité l’extinction de son peuple, mais menace aussi l’équilibre écologique de la forêt (nous ne sommes pourtant qu’au début du 20e siècle !). Karamakate, le chaman, n’est plus que l’ombre de lui-même depuis que les siens ont été décimés. Aussi vide qu’un tombeau pillé, il accepte tout de même de servir de guide-guérisseur à ce visage aussi pâle que la mort auquel la barbe donne une allure christique. Un Christ crucifié par ses propres démons. Une épopée aussi initiatique que périlleuse…
"El abrazo de la serpiente", qu'on pourrait traduire par "L'étreinte du serpent", est l'un de ces films dont l'empreinte vous poursuit pendant les heures qui en suivent la projection. Au début du XXe siècle, un ethnologue européen part en Amazonie à la découverte des peuples alors inconnus. Il tombe malade et un chaman ‘’indio’’ qui l'accompagne lui apprend qu'une plante quasi mythique est la seule à pouvoir le sauver. Son ingestion provoque des rêves psychédéliques et une connexion avec les forces de la nature.
Commence alors un long voyage vers le lieu où se trouve la plante en compagnie de Karamakate, ce chaman qui refuse d'abandonner ses traditions, et d'un autre indio déjà vêtu à l'occidentale. Le film raconte en parallèle une autre quête sur les mêmes lieux. Celle d'un botaniste américain, quarante années plus tard. Accompagné lui aussi de Karamakate, il suit les indications des carnets de voyage de l'ethnologue et recherche lui aussi la fameuse plante yakruna. Que trouveront-ils ?
Voir l'Amazonie en noir et blanc. Passer deux heures et cinq minutes dans la forêt et sur la rivière sans jamais apercevoir la couleur verte ! Un vrai défi que le magnifique noir et blanc fluide et nuancé enrichit encore. Les deux voyages relatés, au début du XXe siècle puis pendant la Deuxième Guerre mondiale, épousent ces paysages à couper le souffle, même et peut-être surtout en noir et blanc. Interrogé à ce sujet, le réalisateur explique qu'il a volontairement créé le manque de couleur pour une raison que nous ne dévoilerons pas ici et qui est une des clés du film.
Irrésistiblement, ce film évoque un roman, "Au cœur des ténèbres" de Joseph Conrad, et un film "Apocalypse Now", de Francis Ford Coppola qui en est une libre adaptation. Dans le premier, l'action se déroule sur un fleuve africain, dans le second sur une rivière vietnamienne et nous voici en Amazonie. Mais l'esprit de la quête, quel que soit son but avoué, reste le même : trouver, en remontant le courant, une vérité. Et dans les trois, il y aura aussi la rencontre avec la folie des hommes qui ont bâti, dans le secret de la forêt, des sociétés démentes et dictatoriales. La dérive d'un catholicisme imposé aux Indios nous donne en effet ici une scène hallucinante de violence.
Il s’inspire des carnets de voyage, écrits vers 1910, de l’ethnologue allemand Theodor Koch-Grünberg (1872-1921) et du biologiste américain Richard Evans Schultes (1915-2001), seuls témoignages, selon le cinéaste colombien Ciro Guerra, des innombrables cultures amazoniennes.
‘’L’Amazonie, ce territoire insondable que l’on réduit bêtement à de simples concepts. La cocaïne, la drogue, les Indiens, les rivières, la guerre. Cet immense espace ne comprend vraiment rien d’autre ? Pas de culture ? Pas d’histoire ? Aucune âme pour transcender cela ?’’. L’auteur avoue que les explorateurs lui ont fait comprendre que si.
‘’Les explorateurs ont raconté leur histoire. Pas les Indiens. Voilà de quoi il s’agit. Une terre de la taille d’un continent qui reste à raconter. Une terre jamais montrée par notre cinéma. Cette Amazonie-là a disparu. Mais le cinéma peut la faire revivre.’’ Et notamment à travers l’histoire d’un chaman – unique rescapé d’un peuple disparu – et de sa rencontre – à quarante ans d’intervalle – avec deux scientifiques. À la recherche, l’un de savoirs ancestraux, l’autre de plante miraculeuse. Karamakate connaît le secret des plantes, notamment la fleur de yakruna, et est toujours prêt à accompagner ceux qui veulent la découvrir.
Ce n’est pas de la science-fiction, pourtant c’est aussi un voyage vers une planète inconnue : l’Amazonie. Un lieu où la rationalité occidentale n’a pas cours, où les savoirs et les certitudes des Blancs ne servent pas à grand-chose. C’est le fleuve, seul moyen de déplacement, qui est au centre du film, et non la forêt, par définition impénétrable.
L’Etreinte du serpent mêle deux trajets : celui d’un ethnologue allemand vers 1910, et celui qu’entreprend, quelques décennies plus tard, un Américain sur les traces du premier, dans une région située entre la Colombie et le Brésil. La pirogue qui les mène tous deux à la recherche d’une plante sacrée, la yakruna, est guidée par le même homme, le chaman Karamakate. Pour le vieil Allemand, gravement malade, il est vital de trouver la plante : elle seule peut lui permettre de survivre et d’achever son travail de recherche. Pour l’Américain, les motivations sont plus obscures. Le film mêle les fils des deux histoires, comme si, sur la même rivière, deux temporalités coexistaient.
Le voyage, au gré paresseux du fleuve, est également une introspection : les Blancs comme les indigènes mesurent la distance qui les sépare. Chacun aussi s’enfonce dans sa jungle personnelle, à la recherche d’une vérité qui lui échappe. En attendant de trouver la fleur de yakruna, toute une pharmacopée poétique vient en aide aux voyageurs : une poudre que le chaman insuffle dans les narines de l’explorateur allemand, le mambé, le caapi, le chiricaspi… Autant de psychotropes plus ou moins liés à l’hévéa, l’arbre à caoutchouc, qui intéresse les Occidentaux pour d’autres raisons : au début du XXe siècle, l’industrie (de guerre notamment) a un grand besoin de latex. Des colons vont donc envahir l’Amazonie pour saigner les arbres et recueillir leur sève, chassant ou massacrant des populations déjà victimes de l’évangélisation des pères missionnaires.
C’est ce contexte historique précisément situé qui fait de l’Etreinte du serpent bien plus qu’une fantaisie new age pour lecteurs de Carlos Castaneda, comme le furent Au-delà du réel, de Ken Russell, ou le Blueberry de Jan Kounen. Voyage vers ce monde irrémédiablement disparu, filmé dans un magnifique noir et blanc, riche d’une infinité de nuances, l’Etreinte du serpent (El abrazo de la serpiente, en VO) est aussi un grand film d’aventures, une sorte de bande dessinée parcourue par d’étranges personnages : un moine entouré d’enfants, un récoltant de caoutchouc infirme et halluciné, un gourou qui se prend pour le messie, régnant sur une communauté sectaire exaltée…
Le réalisateur colombien Ciro Guerra s’est inspiré des récits de deux explorateurs occidentaux, notamment l’ethnologue allemand Theodor Koch-Grünberg (1872-1924), et en tire le constat que des centaines de civilisations, langues, croyances et savoirs ont été détruits à jamais par cette violente irruption de la ‘’civilisation’’ dans des communautés restées quasiment vierges de tout contact extérieur.
Ciro Guerra met en scène le chassé-croisé intemporel de deux voyageurs au cœur de l’Amazonie et ses mystères. Karamakate connaît le secret des plantes, notamment la fleur de yakruna, et est toujours prêt à accompagner les scientifiques. Ce choc des civilisations, cette quête de souvenirs perdus, le réalisateur les filme en noir et blanc et en cinémascope, au fil d’une tumultueuse traversée du fleuve Amazone, émaillée de rencontres et de questionnements.
Aussi authentique qu’un documentaire, aussi palpitant qu’un film d’aventure, L’étreinte du serpent marche sur les traces hallucinées d’un ‘’Aguirre’’, en y ajoutant la beauté plastique et ethnologique d’un film de Jean Rouch. Il y a même du Coppola lorsque les voyageurs débarquent dans une mission oubliée de Dieu et des hommes. On y voit l’ombre démente d’un colonel Kurtz dans la soutane blanche d’un prêtre dictateur. Quarante ans plus tard, c’est un faux Christ illuminé par les ténèbres de son âme qui tiendra en joue et sous son joug, une population fanatisée et terrorisée. Mais, s’affranchissant de ces références, le film de Ciro Guerra trouve sa propre identité en imposant son rythme narratif, parfois brouillon ou brouillé, mais ne perd jamais ce souffle vital qui traverse les siècles. Martyrisée comme les peuplades qu’elle abritait, l’Amazonie a beau être toujours le poumon du monde, elle commence à manquer d’air. « L’étreinte du serpent » nous rappelle que son dernier souffle sera notre mort à tous…
Difficile de ne pas penser à Joseph Conrad lorsque le récit plonge au cœur des ténèbres et de l’obscurantisme propagé par certains gourous du colonialisme, comme ce Père blanc, adepte du fouet et messie illuminé, ou ce colonel Kurtz soucieux des pauvres. Difficile de n’être pas envoûté par cette expérience sensorielle rare. Majestueuse. Vertigineuse. Du pur cinéma !
Le film a été présenté à la Quinzaine des Réalisateurs du dernier Festival de Cannes. L'équipe du film est venue à la rencontre du public après la projection. Ce fut l'occasion pour les deux interprètes amazoniens de livrer cette confidence : ils n'avaient jamais quitté leur région et se trouvaient très heureux et impressionnés de découvrir la France et une si belle ville. Mais ils ne s'en tinrent pas à ces propos et réaffirmèrent le message du film, à la fois humaniste et écologiste.
SANTIAGO, ITALIA
Film italien de Nanni MORETTI – 2018
Documentaire – En septembre 1973, le général Pinochet prenait le pouvoir au Chili. Les citoyens chiliens assistaient à quelque chose qui était jusque-là inimaginable : les militaires de leur pays lançant des bombes sur La Moneda, le palais du gouvernement, celui où siégeait Salvador Allende, le président démocratiquement élu. L’ambassade d’Italie à Santiago a alors recueilli des centaines de demandeurs d’asile… Nanni Moretti interroge des contemporains de cette période tragique, qui ont souffert de persécutions et de tortures. Comme celles subies puar la journaliste Marcia Scantelbury, victime d’une tortionnaire enceinte, qui lui avait demandé de li apprendre à tricoter un gilet pour son bébé…
À travers ce documentaire sur le Chili d’Allende et le rôle joué par l’Italie dans l’accueil des dissidents politiques après le coup d’État militaire, le réalisateur livre une réflexion désenchantée sur l’évolution politique de son pays.
Quelque 600 Chiliens qui cherchaient à fuir la dictature militaire ont trouvé refuge à l'ambassade d'Italie, à Santiago. Certains purent être exfiltrés et quitter le pays par avion, d'autres s'entassèrent dans l'enclave italienne transformée en un campement d'exilés vite surpeuplé. Nanni Moretti, qu'on n'avait pas revu depuis Mia Madre, reconstitue cette aventure humaine singulière dans un documentaire captivant, qui repose uniquement sur la présence des témoins, sobrement mais attentivement filmés, et la puissance évocatrice de leurs récits.
C'est une histoire assez peu connue en France, mais qui est restée dans la mémoire italienne: en 1973, après le coup d'État du général Pinochet, quelque 600 Chiliens qui cherchaient à fuir la dictature militaire ont trouvé refuge à l'ambassade d'Italie, à Santiago. Pour y entrer, il fallait sauter le mur d'enceinte de la résidence, épreuve risquée même s'il n'était pas très haut. «Au début, les ‘’asilados’’ ont été hébergés dans les sous-sols avec des matelas posés par terre, raconte Roberto Toscano, jeune diplomate à l'époque. Mais bien vite, la résidence entière a été occupée par nos hôtes […] Et l'organisation a été confiée à des représentants de différents partis politiques.»
Au début du film, Nanni Moretti met en scène son propre regard. Surplombant Santiago, il est cadré de dos dans un plan verticalement strié de plusieurs lignes : le ciel, la crête d’un massif montagneux, la brume qui recouvre une bande de tissu urbain et un mur qui, se trouvant devant le réalisateur, coupe également le plan dans la profondeur. Le plan suivant, procédant à un resserrement sur la ville, prolonge ce regard et prend acte de sa nature séparatrice : le tracé d’une route sépare, au milieu de l’image, un quartier populaire d’un autre plus aisé. Le titre du film, qui s’affiche alors à l’écran, se voit lui aussi coupé en deux : Santiago, Italia. En associant d’une virgule le nom de la capitale du Chili et celui de son pays, Moretti ramène l’événement de l’accession démocratique au pouvoir de Matteo Salvini en Italie sur le putsch de la junte militaire du général Pinochet en septembre 1973. Il tisse à travers une série de témoignages la trame d’une réflexion intime sur la discontinuité qui existe entre l’histoire, celle que l’on ressent lorsqu’on regarde derrière soi, et un discours politique qui se fraie un passage entre les frontières, les scissions et les divisions de toutes sortes.
La première partie du film s’intéresse à la période dite de l’Unidad Popular, du nom de la coalition qui porta au pouvoir le socialiste Salvador Allende en 1970. Images contemporaines de célébration et images d’archives se font écho tandis que dans la clameur résonnent ces mots : « El pueblo unido jamás será vencido ». Mais bientôt le coup d’État musèle ces cris d’euphorie. Depuis le palais bombardé de la Moneda, dans un silence pesant (d’autant plus que Moretti semble avoir écarté de l’enregistrement radio les bruits qui le parasitaient), les mots d’Allende sont douloureux : plus qu’il n’appelle à la résistance, il se sacrifie pour préserver le peuple de la guerre civile. Une femme raconte comment, étant enfant, cet événement est venu redoubler la peine éprouvée par la séparation récente de ses parents. Tandis que le nouveau régime réprime sévèrement les éléments dissidents, plusieurs dizaines de militants chiliens trouvent asile dans l’enceinte de l’ambassade italienne. Celle-ci apparaît vite comme un modèle de contre-société, où se retissent des liens où un certain espoir peut renaître (avec un étage réservé aux femmes seules, un autre aux hommes, et un étage intermédiaire pour les couples, avec des mouvements incessants de l’un à l’autre). Le mur d’enceinte de l’ambassade matérialise alors une séparation d’abord entre extérieur et intérieur, celle de l’exil (les témoignages disent la difficulté de faire cohabiter en soi deux identités nationales, les réfugiés étant finalement accueillis en Italie) ; en même temps cette séparation vient figurer toutes les exclusions du monde (avec par exemple, l’image bouleversante d’une femme morte qu’on a jetée par-dessus le mur d’enceinte).
Le film s’achève alors comme il a commencé, par un triste constat sur la société italienne actuelle, où l’individualisme s’est substitué aux solidarités anciennes entre travailleurs de tous bords et où les frontières entre les individus se dressent comme des barrières. D’où la mélancolie profonde du film, celle peut-être de ce ‘’moment gris’’, qu’on voit dans le plan d’ouverture et qui se retrouve dans les ultimes paroles du président chilien, moment qui succéderait aux espoirs de jeunesse des militants de l’unité populaire, attendant des jours meilleurs. Dès lors, ces courts extraits d’entretiens, juxtaposés, parfois entrecoupés d’images d’archive (à vocation essentiellement illustrative) qui se complètent et s’entrecroisent dans un long tableau, tentent de rétablir, dans la modestie du montage, une forme de récit commun. Cela ne va évidemment pas sans écarter les voix discordantes, comme la dernière interview avec un homme coupable de s’être livré à des actes de torture sous la dictature. Le film se clôt sur l’image d’une fanfare populaire, résidu d’unité rythmique, désuète et chaleureuse. Si le regard du metteur en scène est désabusé, le film réserve des moments de grâce. Par exemple dans l’évocation d’un prêtre qui a rempli sa mission pendant ces évènements : un vieil homme athée s’efforce, durant de longues secondes, de trouver le mot juste pour dire tout le respect qu’il lui a inspiré. C’est que ce prêtre, comprend-on, avait fait ce que l’on est en droit d’attendre de la religion : qu’elle relie (religare) les êtres humains dans la fraternité.
Voici un film qui a une âme. Nanni Moretti y questionne les réfugiés chiliens chassés par le coup d'Etat de Pinochet au Chili, en septembre 1973. Entrecoupé de documents d'époque, le récit donne la parole à ces survivants qui ont trouvé refuge dans les jardins de l'ambassade d'Italie à Santiago et ont refait leurs vies en Europe. Souvenirs d'une époque d'espoir, de répression barbare, et d’hommages aux camarades disparus, les témoins, aujourd'hui âgés, restituent leurs destins saccagés. Ce film montre à quel point l'accueil d'immigrés (sujet ultra-chaud dans l'Italie de Giuseppe Conte) peut enrichir un pays et à quel point les fascistes d'hier ressemblent aux chemises brunes d'aujourd'hui. Lors d'un entretien avec un militaire chilien condamné à la prison, Moretti écoute le tortionnaire protester de son innocence. ‘’Il suffit d'être impartial, pour comprendre’, dit celui-ci’. Moretti, royal lui répond : "Ma… non sono imparziale." Grand moment, grande émotion.
Lla naissance des cartels de la drogue
LES OISEAUX DE PASSAGE
Film colombien de Ciro GUERRA, Cristina GALLEGO - 2018
Dans les années 1970, en Colombie, une famille d'indigènes Wayuu se retrouve au cœur de la vente florissante de marijuana à la jeunesse américaine. Rapayet, jeune homme froid et déterminé, revient dans son village de bergers pour demander la main de sa cousine. L’oncle et la tante, les chefs du clan, lui réclament une dot énorme. Pour la payer, il se lance alors dans le commerce de la marijuana, à destination des touristes américains, puis en exportation directe vers les USA. Les affaires prennent de l’ampleur et Rapayet renforce son pouvoir au sein du clan, devenant puissant grâce à lui. Mais Léonidas, petit-fils gâté et tête brûlée, comment un grave affront à un parrain voisin, patriarche d’une famille Wayuu rivale. De quoi déclencher une guerre entre les deux clans…
Quand l'honneur des familles tente de résister à l'avidité des hommes, la guerre des clans devient inévitable et met en péril leurs vies, leur culture et leurs traditions ancestrales. C'est la naissance des cartels de la drogue.
Réflexion sur la violence urbaine en Chine contemporaine
LES ETERNELS
Film chinois de Jia ZHANG-KE – 2018
En 2001, à Datong, Qiao, une fille de mineur, vit une histoire d’amour avec Bin, un petit chef de la pègre locale. Un jour, la jeune femme s’empare de l’arme de son compagnon et en use pour le défendre. Elle passe cinq ans derrière les barreaux.
A sa sortie, Qiao part à la recherche de Bin et tente de renouer avec lui. Mais il refuse de la suivre. Dix ans plus tard, à Datong, Qiao est célibataire, elle a réussi sa vie en restant fidèle aux valeurs de la pègre. Bin, usé par les épreuves, revient pour retrouver Qiao, la seule personne qu’il ait jamais aimée…
Après A Touch of Sun (2013) et Au-delà des montagnes (2015), Jia Zhang-Ke était de retour au festival de Cannes en 2018 pour présenter Les éternels en compétition. Reparti bredouille, le film a tout de même été récompensé du prix de la meilleure actrice pour Zhao Tao aux Asia Pacific Screen Awards. Le réalisateur s’est inspiré de multiples rumeurs qui circulent à propos de Jianghu, qui désigne les groupes marginaux en Chine.
Jia Zhang-ke a su ausculter en vingt ans de nombreux aspects de la Chine contemporaine. Avec le très violent A Touch of Sin, il a élargi son public avec une réflexion puissante sur la violence urbaine. Les premières minutes des Eternels semblent apporter une nouvelle pierre à son édifice de réalisateur implacable. On y retrouve la représentation d’une vie citadine phagocytée par une pègre omniprésente, et l’imagerie jouant sur les effets de lumières –à commencer par l’opposition entre violence (en rouge) et innocence (en vert). Tout est fait pour nous replonger dans cet univers sanglant et déshumanisé. Et pourtant, contre toute attente, le cinéaste va brutalement, après une scène dont la violence est plus déchaînée encore que dans les deux films susnommés, nous en sortir dès la fin du premier tiers de son long-métrage. Ou, plus précisément, en extirper son héroïne, incarnée par son épouse dans la vie, Zhao Tao.
Elle y incarne Qiao, une ancienne danseuse, venue de la campagne, et tombée sous le charme de Bin, un caïd local. L’ingéniosité de Jia Zhang-ke est de ne pas s’engager dans une exposition des coulisses du système criminel qui lui sert de contexte, le rendant ainsi plus nébuleux et aussi plus angoissant. Vues par les yeux de sa femme, les activités de cet homme d’affaires aux méthodes expéditives restent floues, se limitant finalement à la gestion d’une salle de jeux où elle assure le service à des clients peu recommandables. Mais Qiao l’aime et son influence néfaste sur elle est telle qu’elle est prête à se sacrifier pour lui. A quel point cet amour est-il réciproque ? le film nous met dans un état de malaise émotionnel dont on ne sortira jamais vraiment. Le schéma du scénario que suit le film semble pourtant tout tracé : mis à l’écart, le couple va se retrouver, se reformer et opérer une vendetta qui les ramènera aux commandes de leur réseau mafieux. Tout paraît écrit d’avance, et c’est assurément pour cela que voir le réalisateur prendre à revers nos attentes est, de sa part, un pari audacieux. Et réussi.
S’aventurant alors dans un univers cinématographique loin du sien, plus rural et léger, Jia Zhang-ke trace le parcours de son héroïne par quelques rencontres impromptues. Elles seront surtout l’occasion pour lui de faire d’elle une femme redoutable, pleine de malice, ce qui était loin d’être évident sous l’influence de son homme. Mais elle n’en reste pas moins un être fragile, qui a besoin de se raccrocher à un idéal, qu’il s’agisse de celui que lui offrait Bin ou, par défaut, de celui du premier beau-parleur venu, quitte à replonger ensuite dans son imaginaire fantasque. Il nous offre alors une scène improbable, une incursion du fantastique que l’on n’attendait pas dans son oeuvre. Et le retour du couple en ville n’offrira pas aux spectateurs l’explosion de violence à laquelle ils pouvaient s’attendre. Ce chapitre final les emmène vers un retournement des rapports de force que l’on peut qualifier de féministe avec une conclusion émouvante. Celle-ci répond à une question que l’on peut se poser quand on a vu les précédents films du réalisateur, de savoir si le microcosme ultra-violent qu’il y dépeint reste ouvert malgré tout à une histoire d’amour. Il n’en reste pas moins sévère sur l’état de son pays -son sujet de prédilection- puisqu’on peut voir la désillusion de son héroïne comme celle d’une nation toute entière dont la volonté obsessionnelle de changement ne mène à rien de très joyeux.
Les longueurs qui auront précédé ce final poignant, mais surtout l’usage discutable de certaines ellipses, font des Eternels un film dans lequel il est aisé de se perdre. Pourtant, l’intensité du jeu de Zhao Tao est telle que l’on se plaît à rester auprès d’elle pendant plus de deux heures, partageant pleinement les espoirs et les désillusions de son personnage.
Les Eternels, dont l’histoire s’étend de 2001 à 2018, s’inscrit dans une ambiance mélancolique et ses interrogations s’incarnent en Qiao, héroïne balzacienne interprétée par l’impériale Zhao Tao, revenue bredouille, assez injustement à mon avis, du Festival de Cannes. Filmée par le chef opérateur français Eric Gautier, l’errance de Qiao raconte les bars de nuit, la violence des gangs, mais aussi les tourments de la Chine avec ses villages fluviaux des Trois Gorges, bientôt engloutis par la construction d’un gigantesque barrage. C’est l’une des beautés du cinéma de Jia Zhan-Ke que d’ancrer ses filmas dans une réalité chinoise qu’il ne dénature jamais, de créer un écho entre les lieux et les êtres. Les Eternels y puise aussi son mystère. Qui sait si le volcan, qui sert de décor aux retrouvailles du couple, ne va pas se réveiller ?...
‘’Les amours mortes n’en finissent pas de mourir’’, chantait Serge Gainsbourg. ‘’IL n’y a rien de plus pur que la cendre’’ (c’est le titre original du film), ajoute Jia Zhang-Ke
Au Cambodge, le combat et la survie d’une mère pour retrouver son fils
FUNAN
Film d’animation de Denis DO
(Luxembourg, Belgique, France) – 2018
Animation : Le 17 avril 1975, Phnom Penh, la capitale du Cambodge, est envahie par les troupes des Khmers rouges de l’Angkar (‘’L’Organisation’’) qui s’emparent du pouvoir : 1,5 millions de personnes se retrouvent sur les routes, propulsées vers un ‘’avenir incertain’’. Parmi elles, les membres de la famille de Sovanh, un petit garçon de 3 ans, tentent de se serrer les coudes, d’économiser la nourriture et de cacher le peu de biens précieux qu’ils ont pu emmener. Séparés de leur enfant par la foule, lors de la traversée d’une rivière minée, Chou et son mari Khuon tentent de se rassurer tant bien que mal en se disant que sa grand-mère est sans doute avec lui…
Après avoir travaillé en tant que décorateur sur Zombillénium (2017), Denis Do, diplômé de l’Ecole des Gobelins, réalise son premier d’animation avec Funan . Etant lui-même d’origine cambodgienne, il s’est inspiré du vécu de sa mère durant le régime totalitaire imposé par les Khmers rouges. Il a voulu ‘’explorer la complexité des rapports humains dans un contexte extrême d’oppression’’…Funan a reçu le Cristal du long-métrage au festival International du film d’animation d’Annecy.
Funan raconte le combat et la survie d’une jeune mère pour retrouver son fils, arraché à sa famille par le régime de Pol Pot. Le thème des films d’animation est rarement inspiré d’un conflit. Avec Funan, du nom d’un royaume cambodgien entre le 1e et le 7e siècle, c’est même la première fois que ce genre cinématographique s’intéresse à la période des Khmers rouges. Le combat de cette mère se situe au milieu des années 1970 ; sa vie est totalement bouleversée, suite à la violente révolution des communistes radicaux, qui entraina déplacements et travaux forcés pour les citadins ‘’capitalistes’’ dont la vie est devenue infernale.
Le décor est idyllique : une forêt abondante, des marécages, des rizières, le lit du Mékong ; une nature luxuriante à quoi le graphisme de Michael Crouzat, directeur artistique du film, donne des allures mystiques, de jour comme de nuit. Beauté sauvage qui contraste avec la violence de l’action, les menaces, le travail forcé et les coups de feu. Au cœur de Funan, c’est un peuple opprimé mais divisé face à l’autocratie Khmer rouge : de jeunes téméraires appellent à la résistance, les plus âgés se montrent dociles sans être pour autant résignés ; certaines femmes, fustigées par d’autres, se laissent aller au pouvoir de la séduction pour obtenir les faveurs des militaires. Le réalisme visuel et historique, l’animation fragmentée, rappellent la filmographie intellectuelle et onirique du regretté Isao Takahata (notamment son chef-d’œuvre : Le tombeau des lucioles). En ces temps sombres, ce sont bien les hommes, les femmes, les enfants et les rapports humains qui sont au cœur du film.
Comment retrouver son fils de 3 ans, perdu dans un cortège de déportés ? Denis Do aborde cette épouvantable guerre civile sous l’angle de la fiction, largement inspirée des souvenirs de sa propre mère.
L’horreur du récit et la beauté graphique sidérante se mêlent dans Funan. Poésie des couleurs, clarté du trait, travelling et panoramiques majestueux magnifient le film. La technique joue avec les détails, le noir et le blanc sont nuancés par des artifices ; on reconnaît le savoir-faire graphique de l’Ecole des Gobelins, où Denis Do s’est formé. Les voix de Bérénice Bejo et de Louis Garrel ajoutent une dimension de beauté orale supplémentaire au film. Moins manichéen que l’univers Disney, Funan est un superbe film d’animation qui prend la forme d’un conte initiatique et politique, très éclairant sur ce qui s’est réèllement passé dans ce beau pays du Cambodge.
Ce qui frappe, par ailleurs, c’est l’engouement avec lequel le réalisateur saisit en gros plans les visages et, de fait, les émotions des personnages. C’est ce que Gilles Deleuze appelle, dans son essai ‘’L’image-mouvement’’, l’image-affection : « L’image-affection c’est le gros plan et le gros plan c’est le visage. », écrit-il. Ainsi, tout au long de l’œuvre, Denis Do explore les processus de visagéification – apposant sur le champ des visages qui, souvent, débordent du cadre –, et de visagéité – saisissant au vol, dans des fragments d’images, des éléments des visages : nez, œil, bouche. Cet exercice, complexe et précis, permet au cinéaste de concentrer les expressions, émotions et sentiments des protagonistes : dans leurs regards attristés ou enragés, leurs lèvres qui se pincent, leurs larmes qui coulent, se lisent la colère et l’affliction, mais aussi l’espoir pour Chou, l’héroïne, et son mari, de retrouver leur fils Sovanh qui, de son côté, vit ses premières amours, comme une échappatoire à ses bourreaux en uniforme.
Quand les extrémistes font les génocides, les petits ruisseaux de la désobéissance font les grandes rivières de l’espérance et de la réconciliation.
« GRÂCE À DIEU »
Un film de François OZON
LES ABYSSES DU CŒUR HUMAIN
« Une fiction basée sur des faits réels » déjà publiquement reconnus : une énorme affaire de pédophilie, due à un prêtre chaleureux et très apprécié, douloureusement mise à jour par les victimes elles-mêmes, en dépit de l’omerta qui pèse sur l’Église catholique ainsi que sur les mentalités, y compris dans les familles concernées et jusque dans l’esprit des victimes, chacune se croyant seule et prisonnière d’un « secret » écrasant…
Un film institutionnel plus ou moins auto-justificatif de l’injustifiable aurait, à juste titre, soulevé un tollé. Un film militant dénonçant le scandale n’aurait fait guère plus qu’alimenter la polémique. Le parti pris par François OZON est tout autre, mais follement audacieux tellement il semble hors de portée : raconter l’histoire sans complaisance… présenter les personnages dans leurs écrasements, leurs hésitations, leurs révoltes, leurs revirements, leurs libérations, leurs inconsciences, leurs faiblesses… Bref : leur complexité.
Eh bien le pari est tenu. Et de quelle manière ! Le pédophile n’est pas qu’un monstre ; il lui arrive d’être émouvant de détresse et de vérité… L’instant d’un éclair ! Car sa séduction perverse a tôt fait de reprendre le dessus, et l’on ne voit plus comment il pourrait sortir de sa prison. L’évêque essaie réellement d’être vrai : il reconnaît les faits… mais pas si facilement. Il compatit… mais jusqu’à un certain point. Le souci de l’institution Église reste une pesanteur bien difficile à surmonter jusqu’au bout. Quant aux victimes, ce ne sont pas des anges, mais quel courage ! Elles se débattent comme elles peuvent avec leur formidable colère, si puissante qu’elle menace sans cesse de les emporter ou de les détruire de l’intérieur ; elles se débattent avec leur entourage, lui aussi déstabilisé, avec l’Église catholique, avec les autres institutions. Elles renaissent en osant parler entre elles et grâce à leur solidarité ; mais leur fragilité demeure. Pas un seul personnage qui soit caricatural, pas un seul qui ne soit touchant d’humanité en quelque chose.
Comment le cinéaste parvient-il à ses fins ? De façon très simple, légère même, mais si subtile à mettre en œuvre. Avec tact et discrétion, il joue beaucoup sur les visages : un regard, une expression, une attitude, un mot, une larme, un éclat de voix, un geste… qui en disent long, sans qu’il soit besoin d’insister. François OZON ne martèle rien. N’explique rien. Il dévoile les cœurs, ou plutôt nous ouvre une fenêtre sur les abysses du cœur humain où s’entrecroisent les ténèbres les plus affreuses et les traits de lumière les plus beaux. Quelle leçon d’humanité ! Je ne sais pas si François OZON connaît Jésus-Christ, mais le ‘son’ que rend son film s’harmonise magnifiquement avec l’humanité du Christ des évangiles.
Reste une question, redoutable. Qu’est-ce qui ‘coince’ dans l’institution Église, en dépit de ses sincères intentions et de ses déclarations ? Je l’ai mieux compris grâce à ce film : le recours au spirituel, à la prière, au pardon sonnent faux, et deviennent même odieux, dès l’instant où ils dispensent, pour quelque raison que ce soit, de passer par la justice : la justice à rendre aux victimes. Puisse ce film être éclairant pour les hommes et les femmes d’Église.
Mars 2019 Jacques Teissier
Ce film rend hommage à l’histoire ancestrale de l’Amérique Latine
PACHAMAMA
Film d’animation argentin de Juan Antin – 2018
Tepulpaï et Naïra, deux petits indiens de la Cordillères des Andes, mènent une existence heureuse dans leur village, protégé par la Pachamama, la Terre-Mère, représentée par une statue en or. Mais un jour, un notable inca dérobe l’idole et s’empare des récoltes du village. La situation est grave. Tepulpaï et Naïra se lancent alors dans une longue quête afin de retrouver la Pachamama. Ils peuvent compter sur l’aide de leurs amis animaux et notamment celle du grand condor. Après de nombreuses embûches, ils arrivent enfin à Cuzco, la capitale royale, sous la coupe des conquistadors espagnols.
Avec Pachamama, Juan Antin rend hommage à l’histoire ancestrale de son continent natal, l’Amérique Latine. Le projet, qui a débuté il y a 14 ans, porte un message écologique et oppose le mode de vie vertueux des populations de l’ère précolombienne à la société actuelle, qui gâche et épuise les ressources de la Terre. (Avec les voix d’Andrea Santamaria, India Coenen, Saïd Amadis et Marie-Christine Darah)
Les studios Folivari avaient déjà frappé fort en 2017 avec leur premier long-métrage, Le Grand Méchant Renard et autres contes, qui obtint le César du meilleur film d’animation l’année suivante. Ce qui fait toute l’originalité et toute la singularité des productions Folivari, c’est cette capacité à dépasser la nature, d’ordinaire très enfantine, des dessins animés destinés à divertir le jeune public, pour leur faire emprunter un chemin plus philosophique et moraliste, mais pas moralisateur.
Pachamama s’inscrit dans ce même principe : ce conte initiatique raconte la persécution d’un petit village précolombien par l’Empire Inca. Les villageois, guidés par un chaman, vivent une vie d’agriculture, rendant une partie de leurs récoltes à la Pachamama, leur divinité, priant leurs ancêtres qui veillent sur eux, tandis que les Incas, qui n’ont d’intérêt que pour l’or et les biens matériels, viennent piller leurs terres à la recherche de la fortune, allant jusqu’à confisquer la Huaca, l’idole du village. N’écoutant que leur courage, Tepulpaï, un jeune garçon arrogant et égocentrique, et Naïra, une fille un peu trop sage, se lancent à sa recherche malgré de nombreux obstacles.
La dualité spiritualisme/matérialisme est signifiée par l’intrigue et l’image : les villageois sont représentés tout en rondeur, parlent très calmement. À l’inverse, les visages et les habitations des Incas apparaissent triangulaires, carrés, rectangulaires, avec des formes géométriques plus rigides. Pachamama n’est pas qu’un film menant une réflexion sur le respect de la Nature et les excès du matérialisme et du productivisme. C’est aussi une œuvre en forme de quête de soi pour les deux héros qu’il met en scène : au contact du chaman, des Incas et de l’Observateur des ombres, Tepulpaï apprend la bravoure, la sagesse et l’humilité ; de son côté, Naïra apprend à désobéir et à penser et agir par elle-même. Dans Pachamama, les enfants grandissent et s’émancipent, comme seront amenés à le faire les jeunes spectateurs venus assister à leurs aventures.
Difficile de déterminer, a priori, là où les techniques d’animation utilisées pour donner forme aux images. Est-ce de l’animation 2D traditionnelle ? De l’animation en volume ? De l’animation 3D ? De papier découpé ? Il s’agit en fait d’animation 3D à rendu 2D, pour conserver la rondeur et l’authenticité des poteries et statues précolombiennes, ainsi que la dimension artisanale du cinéma d’animation. Le réalisateur argentin Juan Antin alterne habilement séquences réalistes, tendres, sages, parfois dures, et d’autres oniriques, contemplatives, pour le plaisir des yeux… mais aussi des oreilles.
La musique originale de Pierre Hamon, spécialiste des musiques anciennes, médiévales, baroques et de la Renaissance, est jouée directement avec des instruments de l’ère précolombienne : des flûtes de pan et des vases à eau en terre, vieux de deux ou trois mille ans, rythment de mélodies chaudes et envoûtantes, aux accents latino-américains, les péripéties de ce film court et cependant très riche, fort d’un scénario simple et efficace, d’un discours pertinent, et d’une animation techniquement éclatante.
‘’Ce film m’est venu d’une vision, raconte Juan Antin à 20 Minutes. En regardant la mer à Cuba, je me suis imaginé voir arriver les bateaux des conquistadores.’’ Il lui a fallu quatorze ans pour transformer cette image menaçante en un long-métrage plein de vie et de poésie. Et on comprend que Didier et Damien Brunner, producteurs français à qui l'on doit Ernest et Célestine et Le grand méchant renard, aient été emballés par son projet. ‘’L’enthousiasme de Juan, allié à l’originalité de son scénario, nous ont conquis’’, précisent-ils.Le réalisateur instruit sur cette époque, sans jamais ennuyer. Son film suit les pérégrinations d'une gamine courageuse et d'un garçon immature unis par le désir de survivre à une invasion brutale. Juan Antin a choisi de filmer les événements à hauteur d’enfant. ‘’Il était temps de montrer ces conquêtes du point de vue des indigènes car, en Argentine dont je suis originaire, les Espagnols sont présentés comme des gentils.’’
Véritable ode à la nature, son film révèle aussi les rituels des villageois rendant à la nature ce qu’elle leur a offert. ‘’Les Amérindiens vivaient en osmose avec la terre, soupire le réalisateur. Ce serait merveilleux de retrouver ces valeurs.’’ Ce sont celles que défendent les jeunes héros. On les voit célébrer la déesse de la nature ou tenter de fuir des soldats assoiffés de rapines et indifférents au sort de ceux qu’ils massacrent pour obtenir de l’or. La beauté du graphisme passant des rondeurs du bonheur aux lignes aiguës de la violence éblouit.
La bande-son de Pachamama est l’un des points auxquels Juan Antin était particulièrement attaché. Sa rencontre avec Pierre Hamon, compositeur amoureux de la musique précolombienne a été décisive. ‘’Il possédait des instruments datant de deux mille ans, précise le cinéaste. Il a recherché les sonorités idéales pour donner un supplément d’authenticité au film.’’ On ressort de ce conte revigoré, comme envoûté par la passion et la bienveillance que le réalisateur y a mis.
En plus de sortir des sentiers battus sur les plans esthétique et culturel, Pachamama délivre un message écologiste sincère et humaniste, sans prendre les enfants pour des crânes à bourrer, ni les adultes pour des pollueurs invétérés, mais en faisant au contraire appel à leur intelligence et à leur sensibilité. Film remarquable et à voir en famille.
Mars 2019 Jean-Claude Faivre d’Arcier
La danse libère le mal rongeant une danseuse
LES CHATOUILLES
Film français d’Andréa BESCOND et Eric Métayer – 2018
Odette, une danseuse trentenaire, va voir une thérapeute. Devant cette praticienne un peu dépassée, Odette rompt la loi du silence et de la honte : elle a été abusée, violée dans son enfance par Gilbert, le meilleur ami de ses parents. Cet homme au-dessus de tout soupçon venait déjeuner le dimanche et proposait toujours d’emmener la fillette en vacances avec ses propres enfants. A l’époque, la petite fille s’était tue car cet homme était admiré par ses parents à cause de sa réussite sociale. Quand Odette révèle son secret, c’est un choc pour son père, trop doux pour envisager le pire. Sa mère, en revanche, craint le qu’en-dira-t-on…
Avec ce premier long-métrage, Andréa Bescond et Eric Métayer adaptent leur pièce de théâtre Les chatouilles ou la danse de la colère. Le film est un prolongement du spectacle, et accorde une place tout aussi importante à la danse, un moyen de se libérer du mal qui la ronge, car Andréa Bescond raconte ici sa propre histoire. Odette a huit ans, elle aime danser et dessiner. Pourquoi se méfierait-elle d’un ami de ses parents qui lui propose de jouer ‘’aux chatouilles’’ ? Devenue adulte, Odette danse sa colère, libère sa parole et embrasse la vie...
On joue aux chatouilles pour s’amuser. Mais ces chatouilles-là n’ont rien de rigolo, puisqu’elles se transforment en abus sexuels sur une enfant qui n’est autre qu’Andréa Bescond, la coréalisatrice et actrice du film. Poussée par son compagnon Eric Métayer, à qui elle raconte par bribes les violences sexuelles qu’elle a subies dans son enfance, mais aussi les rencontres inattendues et cocasses qui l’ont ramenée vers la lumière, Andréa Bescond se lance dans l’écriture d’un témoignage qui aboutit à la naissance d’une pièce, mise en scène par Eric Métayer : Les chatouilles ou la danse de la colère. Remarquée au Festival d’Avignon en 2014, elle connaîtra un énorme succès public et sera récompensée par le Molière du Seule en scène en 2016. L’idée leur vient alors de la transposer sur grand écran afin d’accorder à ce sujet tabou une portée plus universelle, en adoptant des angles différents et en scrutant notamment l’implication de tels événements sur l’équilibre de toute la famille. Si souvent la colère gronde, ils réussissent le tour de force de piqueter d’humour ce sujet encore trop souvent occulté, le préservant ainsi de tout misérabilisme malsain.
Odette est aujourd’hui trentenaire. La danse est son exutoire. Alors, elle danse plus que de raison. Elle boit aussi pas mal, consomme quelques produits illicites, se détruit dans des aventures amoureuses toxiques. Bref, elle ne sait pas vivre autrement que dans le désordre et l’excès. Car Odette est porteuse d’un douloureux secret dont elle décide de tenter de se délivrer en se rendant chez une psy (l’excellente Carole Franck, que l’on aimerait voir plus souvent à l’écran) et elle prend le spectateur à témoin de ce long cheminement vers la reconstruction.
Si, dans un premier temps, la mise en scène allégorique fantasme le chaos des souvenirs d’enfance d’Odette et les entremêle au présent, au point d’égarer le spectateur, son dynamisme et son refus de sombrer dans la noirceur transforment vite ce drame difficilement supportable en combat admirable. ‘’Il nous faut construire avec ce qui nous est arrivé, pas contre’’, déclare Andréa Bescond. En effet, il en faut de l’abnégation pour ne pas haïr cet homme, apparemment bien sous tous rapports, qui fait l’admiration des parents de la petite victime, mais excelle surtout dans l’art de la manipulation de la manière la plus abjecte qui soit. La fillette n’imagine pas d’autre issue que de se taire mais son corps tout entier refuse et se remplit d’une rage et d’une culpabilité mélangées, qu’elle doit absolument expulser aujourd’hui, faute d’avoir pu être entendues au moment des faits. Car, si insupportable soit-elle, si cette violence sexuelle continue de perdurer (un enfant sur cinq serait victime de ce type d’abus rappelle le film), c’est bien grâce au secret (le meilleur allié du pédo-criminel) dont elle s’entoure, comme le décrit la jeune réalisatrice, entre rage et résilience, avec une force qu’elle puise dans ce qu’elle a vécu et surmonté.
S’appuyant sur un casting de premier choix, elle fait revivre avec précision une famille de classe moyenne immédiatement identifiable. Soucieuse de faire vivre confortablement tous ses membres, mais trop préoccupée par son quotidien, elle passe à côté des vrais problèmes. Karin Viard, capable de passer en quelques secondes de la colère à la douceur, semble prendre un malin plaisir à prêter ses traits à cette mère de famille, sèche et peu sympathique qui, pour protéger l’apparence de normalité sociale qui lui est indispensable, s’installe dans un déni si extrême qu’il parvient même à être drôle, même s’il laisse supposer qu’elle aussi traîne un lourd passé inavoué. Clovis Cornillac incarne, à l’opposé, un homme simple et bienveillant, entièrement tourné vers l’amour qu’il porte à sa fille. Mais il est trop naïf pour voir le mal, surtout là où il ne semble avoir aucune raison d’exister ; il se fera berner de la même façon. Car le doux Pierre Deladonchamps au physique avenant et jusqu’ici abonné à des rôles de personnages respectables, se coule admirablement dans la peau de cet homme à la froideur implacable et parvient sans peine à nous convaincre qu’il n’existe pas un portrait-type du pédophile.
De ce parcours généreusement lumineux, dépourvu de haine et même souvent émaillé de jolies notes de tendresse, on retiendra le bonheur d’avoir partagé, le temps d’un film, la renaissance de ceux qui, avec courage et persévérance, apprennent à remonter la pente de leur vie.
Mars 2019 Jean-Claude Faivre d’Arcier
Quand des quadras redonnent un sens à leur vie
grâce à la natation synchronisée.
LE GRAND BAIN
Film Français de Gilles LELLOUCHE -2018
Un quinquagénaire chômeur sous antidépresseurs tombe par hasard sur une petite annonce de recrutement d’un nouveau membre pour un club amateur de natation synchronisée masculine à la piscine municipale. Il y rencontre Laurent, manager irascible, Marcus, patron malheureux d’une boîte vendant des piscines et des spas, Simon, rockeur raté, le naïf Thierry, fan de Julien Clerc et préposé au ramassage des bouées, Avanish, un Sri-lankais qui communique dans sa langue avec tout le groupe. Avec leur tyrannique entraîneuse Amanda, en fauteuil roulant, et Delphine, une ancienne nageuse star, ils vont tenter de gagner le championnat du monde de la discipline.
Second film de Gilles Lellouche en tant que réalisateur, Le Grand Bain fut présenté hors compétition à Cannes en mai 2018. Lellouche y réunit à la fois amis et acteurs qu’il admire, pour raconter une histoire sur le sens de l’effort et la force du collectif. Plus personnel que Narco, Le Grand Bain a trouvé l’origine de son scénario dans un documentaire sur des hommes, en Suède, qui pratiquent la natation synchronisée…
On pourrait titrer : Le Grand Bain, la rédemption par le sport ! Une improbable équipe de quadras redonne un sens à sa vie grâce à la natation synchronisée. Nous avons vu, lors des Jeux Olympiques, des images de natation synchronisée. Mais les hommes sont privés de cette discipline, exclusivement féminine, sauf dans le génial scénario du Grand Bain, troisième réalisation de Gilles Lellouche : ‘’Je voulais parler du sport amateur ? Parce que ça m’a toujours fasciné, ces gens qui se lèvent à 7 h du matin en plein hiver pour aller faire un foot !’’. Pour son équipe de natation synchronisée, 100% masculine, l’acteur-cinéaste fait appel à sa bande de potes : Philippe Katerine, Benoît Poelvoorde, Mathieu Amalric, Guillaume Canet, Jean-Hugues Anglade… de joyeux quadras et quinquas atypiques, bourrés de problèmes qui vont les réunir et même les transcender. Ils vont s’agripper et sortir la tête de l’eau, au sens propre comme au sens figuré. Cette équipe bancale mais solidaire, va même réussir à participer aux (fictifs) championnats du monde de la spécialité. Un duo d’entraîneuses, deux ex-compétitrices professionnelles, brillamment interprétées par Virginie Efira et Leïla Bekhti, leur proposent un coaching impitoyable. Les ‘’héros’’, bien que déprimés, sont magnifiques. Katerine le poète, Anglade qui rêve d’être Bowie, Poelvoorde le looser vendeur de piscines, et Amalric le dépressif, Canet en patron aigri. Ils vont faire des longueurs, en oubliant leur vulnérabilité et leur difficulté à vivre. Ensemble, à force d’entraînements, ils vont insuffler un vrai sens à leur vie. Cette comédie familiale et sociale a fait le bonheur de bien des spectateurs, grands et petits.
La magnifique bande de pieds nickelés formée par Amalric, Poelvoorde, Canet et Katerine ne fait pas que s’imposer comme un nouveau parangon du charme viril, c’est aussi la superbe équipe sur laquelle on peut compter pour dynamiter la comédie franchouillarde. Les quelques mois qui ont précédé ce Festival de Cannes en étaient arrivé à nous faire perdre la foi dans la capacité du cinéma français à nous offrir des comédies écrites avec soin. La déchéance intellectuelle dans laquelle le genre s’était effondré, nous faisant enchaîner, semaine après semaine, Gaston Lagaffe, Les Municipaux, ces héros ou encore Abdel et la Comtesse, pour ne citer qu’eux, était sur le point de nous faire penser que ‘’finalement Dany Boon, ce n’est pas si mal’’. C’est toujours dans de tels moments de crise artistique que surgit la bonne surprise qui nous redonne espoir.
Lorsque le nom de Gilles Lellouche fut cité en tant que réalisateur, à l’annonce de la programmation de la Sélection Officielle du Festival, ce fut une surprise mais sans pour autant espérer voir remonter la comédie française vers de nouveaux cieux. L’acteur qui, comme beaucoup d’autres, a commencé sa carrière dans des comédies oubliées avant de réaliser des films dits « sérieux » sans jamais réussir à les sublimer par la seule force de ses interprétations, avait dès le début des désirs de réalisateur. Son Narco, en 2004 (en coréalisation avec Tristan Aurouet) ne proposait pas grand-chose d’autre que le recyclage d’effets de mise en scène en vogue à l’époque, malgré le beau casting qu’il réussissait déjà à rassembler. Il lui aura donc fallu quatorze ans pour oser retenter sa chance. Le temps de mûrir une bonne idée de départ et de la transformer en film inventif.
Son ouverture onirique pourrait ressembler à du Michel Gondry tandis que l’exploitation de ses nombreux acteurs selon un schéma choral semble empruntée à Nakache et Toledano. Mais ses quelques emprunts stylistiques ne font rien perdre à la fougue dont Gilles Lellouche fait preuve en imaginant ses personnages comme autant de perdants magnifiques, dont on sait qu’ils font le sel des comédies les plus mordantes. Et voir Mathieu Amalric en quadra dépressif est assurément la première bonne idée du film : on n’a pas l’habitude de le voir dans un tel rôle. Philippe Katerine ou encore Benoît Poelvoorde, dans la peau d’énergumènes hauts en couleurs, sont certes des choix de casting moins ingénieux, mais néanmoins judicieux dans leur capacité à créer leurs personnages vraiment délirants. En revanche, retrouver Guillaume Canet et Jean-Hugues Anglade dans cette bande de bras cassés est plus surprenant, mais finalement toujours aussi cohérent.
Sans rechercher la moindre fulgurance en termes de mise en scène, Lellouche réussi à assurer une réalisation à l’esthétique soignée, qui participe à la réussite des effets comiques. C’est particulièrement le cas lors de l’excellente scène de vol de maillots de bain (une parodie de film de cambriolage, assurément le passage le plus drôle du film) mais aussi et surtout les scènes de nage synchronisée dont il parvient à capter parfaitement les chorégraphies. C’est de ce mélange de malice et de virtuosité avec laquelle il filme ces personnages, croqués comme autant de symboles de la dégénérescence de notre société contemporaine, que nait la réussite de Gilles Lellouche dans cette comédie des plus sympathiques.
En allant plus loin, on peut voir dans toutes ces victimes du déclin des classes moyennes est une parabole de l’état de la comédie française ; et leur succès, aussi insignifiant soit-il, peut être perçu comme une source de fierté nationale qui fait de ce film un hymne d’espoir dont on avait grand besoin. Mais puisque Le Grand Bain ne sort que cinq mois après qu’on l’ait découvert au Festival de Cannes, il faut surtout souhaiter que la comédie française ne l’aura pas attendu pour remonter la pente du succès.
Janvier 2019 Jean-Claude Faivre d’Arcier
Ce drame aux images superbes décrit la jeunesse turque
LE POIRIER SAUVAGE
Film Turc de Nuri Bigle CEYLAN – 2018
Sinan, qui a fini ses études, revient dans sa ville natale en pensant pouvoir choisir son destin. Mais celui-ci est irrémédiablement lié à celui de son père, professeur presque retraité, joueur invétéré et surendetté. Sidan doit réussir un concours complexe, mais 300.000 apprentis instituteurs convoitent déjà ce poste. Côté écriture, il n’a aucun succès avec ses textes : personne ne s’intéresse à sa fascination pour la culture populaire, ou à la beauté d’un arbre mystérieux, appelé ‘’le poirier sauvage’’. Au village, il rencontre une fille merveilleuse qui osait tout affronter autrefois, et qui a finalement abandonné ses ambitions. Elle va épouser un bijoutier très riche, mais qu’elle n’aime pas …
Après la Palme d’Or pour Winter Sleep en 2014, Nuri Bilge Ceylan est revenu au Festival de Cannes pour présenter Le poirier sauvage, adapté d’une nouvelle. Le film a été tourné dans les Dardanelles en Turquie, pays natal du réalisateur. Celui-ci explique sa démarche artistique : ‘’J’essaie de raconter l’histoire d’un jeune homme qui, conjointement à un sentiment de culpabilité, éprouve une différence qu’il est incapable d’admettre. Il sent qu’il est entraîné vers un destin qu’il n’aime pas et qu’il n’arrive pas à accepter’’. Ce film est un drame intimiste aux images superbes, qui en dit long sur la jeunesse de son pays…
Parce que les films de Nuri Bilge Ceylan sont longs et qu’ils ressemblent plus à des romans qu’à des épisodes de série, la société Memento, qui s’en occupe en France, préfère les sortir pendant l'été. C’est un choix judicieux : ils restent ainsi plus longtemps à l’affiche et les cinéphiles ont plus de temps pour aller le voir …
On profitera ainsi des effets d’ombres et de lumière de son dernier film, Le Poirier Sauvage, qui, malgré sa durée (3h08), n’a de sauvage que son titre et l’envie qu'on peut avoir d’aller passer la fin de l’été à l’ombre d’un tel arbre. Car ce film aux images somptueuses est bien rythmé et très agréable à suivre. « Un film court peut être lent, estime le cinéaste turc. Ce n’est pas la longueur qui compte, mais ce que vous ressentez en le voyant. »
Il s’agit d’un héros au caractère parfois mal embouché. De retour dans son village à la fin de ses études, il est bien décidé à publier son premier livre afin de ne pas finir instituteur, comme son père. ‘’Au départ, je m'intéressais à l’histoire du père, qui se trouve être un proche de ma famille, explique le cinéaste. Mais après avoir beaucoup discuté avec son fils, j’ai compris qu'il devait être la figure centrale du film. Cela tombait bien, car je voulais depuis longtemps réaliser un film sur la jeunesse de mon pays.’’ Ce sera Le Poirier Sauvage, film dense et passionnant sur l’ambition d’un jeune homme immature, mais très touchant, dont l’arrogance et les illusions tombent quand il se retrouve confronté à la réalité.
Pour incarner ce jeune homme, Nuri Bilge Ceylan a recruté un comédien ‘’issu du stand up et non du cinéma’’, quelqu’un qui ‘’porte lui-même une vision sarcastique sur le monde qui correspond bien à celle du personnage dans le film.’’ Au bout de trois heures, le spectateur a revécu plusieurs des petits drames de sa propre jeunesse et le héros en aura lui-même tiré quelques leçons de vie.
On sent bien que l’action pourrait se passer n’importe où, mais cela ne serait sans doute pas aussi photogénique que dans ce village de l’ouest de la Turquie, site historique de la guerre de Troie (‘’le cheval que vous voyez dans le film a été construit pour la méga production hollywoodienne Troie où jouait Brad Pitt’’, relève le cinéaste), et du champ de bataille des Dardanelles en 1915, un événement considéré par les Turcs comme fondateur du pays.
Le titre du film, qui est aussi celui du livre que le jeune homme écrit, fait référence à un arbre que son père instituteur montra un jour aux élèves de sa classe. ‘’Cet arbre pousse en toute liberté en Turquie, raconte le cinéaste, au sommet des collines, sur des terres arides, mais on s’en moque car il donne des fruits amers, difficiles à manger.’’ C’est un arbre inutile en somme, comme l’est devenu ce père, que tout le village méprise parce qu’il dilapide son maigre salaire en jouant aux courses.
Les références, que Nuri Bilge Ceylan avoue ajouter les unes aux autres ‘’à la manière de petits ruisseaux qui forment des rivières et des fleuves’’, empruntent autant à l’expérience du cinéaste qu’à celle de ses romanciers préférés. ‘’Tout ce qui figure dans le film est inspiré de faits réels, rappelle le cinéaste. Sauf les dialogues, très écrits et parfois référencés : le père qui provoque son fils après le vol dont il a été victime dans le but d’attirer les doutes sur lui, c’est une attitude typiquement dostoïevskienne, par exemple.’’ Comme son petit ricanement récurrent ou cette autodérision permanente développée comme un mécanisme de défense qui le rendent à la fois repoussant et terriblement attachant.
Rien de trop impressionnant pour autant, si ce n’est de beaux plans fulgurants, quelques rêves terrifiants qui soulignent les sentiments de culpabilité (‘’le bébé couvert de fourmis, c’est le père du jeune homme qui, dans son enfance, a été oublié aux champs’’, précise Nuri Bilge Ceylan) et un dénouement dont on ne dira rien, sinon qu’il est aussi ironique que bouleversant.
Drôles d’imams que les deux personnages qui surgissent au milieu du film, pris sur le vif en train de chaparder des pommes. Sur le thème de la tentation s’engage alors avec l’étudiant une conversation qui vire à la dispute. C’est amusant, mais qu’est-ce que la religion vient faire là ? L’auteur explique : ‘’Les villages turcs sont organisés autour de trois piliers : l’imam est la figure du spirituel, le mukhtar (l’équivalent du maire) représente l’Etat, et l’instituteur symbolise le rationalisme. Leur rencontre est inévitable et leurs désaccords en disent long sur la situation du pays.’’ Ainsi, Nuri Bilge Ceylan prend soin de ne pas se couper du monde, ni de son actualité.
Avec Le Poirier sauvage, il faut entrer dans la lenteur des jours, des plans, des scènes aux ramifications embrouillées. Nuri Bilge Ceylan n'est pas un cinéaste pour les impatients. Pourtant, le jeune Sinan, son personnage central, lui est impatient. Impatient de réaliser son ambition, devenir écrivain. Impatient devant tout ce qui l'empêche d’avancer, l'incurie de son père, l'inertie de sa mère et de sa sœur, les bavardages inutiles de ceux dont il espère aide ou conseil, la pesanteur d'une vie provinciale étroite et répétitive. Une vaste fresque, âpre et rugueuse, qui ne se laisse pas facilement pénétrer. On passe du réalisme quotidien à de longs dialogues parfois fastidieux, de paysages admirablement filmés à d'étonnantes visions oniriques. Le cinéaste turc ne fait rien pour séduire. Il creuse son sillon romanesque dans une terre souvent ingrate. Et il faut le suivre jusqu'à la fin, jusqu'aux dernières scènes entre le père et le fils retrouvés, pour apprécier vraiment le chemin parcouru. Cela vaut la peine d'accomplir le trajet, pour voir naître le fruit de ce labeur.
Tel père, tel fils. Le huitième long-métrage du cinéaste turc raconte le désenchantement d’un jeune homme pressé dans la Turquie d’Erdogan. Mélancolique et superbe.
Janvier 2019 Jean-Claude Faivre d’Arcier
Charge violente contre les russophones indépendantistes
DONBASS
Film Ukrainien, de Sergeï LOZNITSA – 2018
Depuis 2014, le Donbass, dans l’Est de l’Ukraine, est victime d’une guerre entre les séparatistes russophones qui l’occupent, et le gouvernement ukrainien qui résiste à cette occupation. Cette région est déclinée en 13 histoires : des milices maltraitent les habitants, des politiciens véreux sont aspergés de sceaux de merde, des femmes sont prêtes à tout pour sauver leur mère, des Ukrainiens se font lyncher par des citoyens enragés. Il y a ce douanier qui accuse un journaliste allemand d’être un ambassadeur du fascisme, ce bureaucrate qui confisque la voiture d’un citoyen au nom d’un idéal patriotique, des habitants qui sont payés pour jouer les soi-disant victimes de dégradations pour un reportage télévisé…
Au rythme de presque un film par an, Sergeï Loznitsa semble à chaque fois défendre une cause, ou du moins dresser le portrait sans fard d’une société en proie au conflit. Donbass s’inspire de faits réels : ‘’J’ai glané et choisi les histoires les plus frappantes et les anecdotes les plus éclairantes’’, explique le cinéaste. Le film était présenté au Festival de Cannes dans la section ‘’Un Certain Regard’’, (Une femme douce’’, son film précédent, était en compétition officielle en 2017), où il a reçu le Prix de la mise en scène.
L’Ukrainien Sergeï Loznitsa propose une charge violente contre les russophones indépendantistes du Donbass, province de l’Est de l’Ukraine, qui a donné son nom au film. C’est un regard enragé et engagé sur la Russie d’aujourd’hui. Entre farce et documentaire, le cinéaste réalise un film, fait de vignettes qui se bousculent, reliées entre elles par des éléments anodins. Une douzaine de sketches effrayants reflètent l’arbitraire d’une société gangrénée par la corruption.
Avec le parti pris de dénoncer la mainmise russe sur une partie de l’Ukraine, ses mensonges et ses violences. Les milices maltraitent les habitants et les citoyens sont conditionnés à se lyncher entre eux. Manipulation permanente du peuple ? La propagande revêt le costume de la réalité. Même les amoureux semblent remplis de haine.
Le ton de Donbass est virulent. Techniquement impressionnant, le film fait preuve d’un brillant formalisme, au détriment d’un véritable scénario. La caméra se trouve toujours embarquée au cœur de l’action, avec des scènes très dures comme celle du lynchage de rue ou celle d’un mariage de patriotes, presque fellinien. Donbass est un brûlot sur la guerre et le réalisateur ne prend pas de pincettes. Il appuie là où ça fait mal dans cette démonstration militante et éreintante.
Cette guerre hybride mêle conflit armé ouvert et saccages perpétrés par des gangs. Dans le Donbass, la guerre s’appelle la paix, la propagande est érigée en vérité, la haine prétend être l’amour. Cela ne concerne pas seulement une région, un pays ou un système politique, cela concerne l’humanité et la civilisation en général. Cela concerne chacun de nous.
Sergei Loznitsa, né en Ukraine, s’était déjà penché sur la situation de cette république en adoptant un point vue critique vis-à-vis de Moscou. Maidan, sorti en 2014, était un documentaire sobre et incisif qui relatait les effets d’un rassemblement populaire réclamant un pouvoir central indépendant des autorités russes. Une femme douce, librement inspiré de Dostoïevski, n’abordait pas directement le problème mais se présentait comme un brûlot implicite contre le régime de Poutine. Le premier intérêt de Donbass est de ne pas s’enfermer dans un seul genre, le matériau fictionnel étant enrobé d’une forte tonalité documentaire. Loznitsa a par ailleurs voulu adopter une narration à la fois dramatique et bouffonne. L’œuvre est constituée de divers épisodes racontant chacun une histoire particulière se déroulant entre 2014 et 2015 au Donbass.
Dans cette région du nord de l’Ukraine occupée par des gangs divers, un conflit a toujours lieu entre l’armée ukrainienne, appuyée par des volontaires, et des groupuscules séparatistes soutenus par les forces de combat russes. Le réalisateur a voulu cerner le chaos qui en a résulté, insistant sur l’agressivité, le déclin et la désagrégation à la base des nouveaux rapports sociaux. ‘’La nature humaine se révèle lorsque la société s’écroule, quand les lois ne s’appliquent plus, quand le sol s’ouvre sous nos pieds, quand on ne peut plus s’appuyer sur les institutions mais seulement sur sa force spirituelle (si l’on en a) pour résister au chaos’’, a déclaré le cinéaste dans ses notes d’intention. Dès lors, la structure en épisodes va permettre de cerner la pluralité de comportements absurdes et déviants, d’un douanier accusant un journaliste allemand d’être un ambassadeur du fascisme à un bureaucrate confisquant la voiture d’un citoyen au nom d’un idéal patriotique, en passant par des habitants rémunérés pour jouer le rôle de victimes de dégradations pour un reportage télévisé.
Si les situations malsaines et gênantes s’enchaînent pendant deux heures, le réalisateur a recours à l’humour grotesque non pas pour les tempérer mais pour en accentuer l’énormité, à l’image de cette scène de mariage qui évoque l’univers de Fellini mais est aussi dans le prolongement de la dernière partie d’Une femme douce. Culminant avec une séquence qui voit un malheureux prisonnier exhibé sur un trottoir et traité comme un animal de foire, manquant d’être lynché par une foule déchaînée, Donbass est un véritable coup de poing mais ne joue pas la carte de la nuance ; et son aspect fouillis pourra irriter d’autant plus que les épisodes sont forcément inégaux. Ceci étant précisé, force est de reconnaître que Loznitsa déploie une verve incisive et fait preuve d’une réelle énergie dans sa volonté de dénoncer la corruption et les atteintes aux libertés individuelles. Le jury Un Certain Regard, présidé par Benicio Del Toro, ne s’y est pas trompé en lui décernant un inattendu mais audacieux Prix de la mise en scène.
Janvier 2019 Jean-Claude Faivre d’Arcier