Traces du sacré dans le monde d’aujourd’hui
Jacques Faujour a été photographe d’œuvres d’art pendant plus de vingt ans au musée d’art moderne du centre Georges-Pompidou à Paris. Il nous parle ici d’une exposition étonnante, « Traces du sacré ». Aujourd’hui l’acte de foi ne prend plus racine dans un terreau religieux mais dans un ‘moi’ autonome qui garde en lui des traces du sacré. Les œuvres présentées dans cette exposition peuvent éclairer ceux et celles qui cherchent à saisir la quête spirituelle de beaucoup de nos contemporains.
Beaucoup pensent que le sacré a disparu vu leur conception du sacré. Dieu présent ou absent, l’homme a toujours été taraudé par la mort et par la vie au-delà. Ce mur qu’est la mort et cette soif d’absolu ont continuellement inspiré la littérature et les arts, que ce soit l’Homo sapiens dessinant dans les grottes des chefs-d’œuvre inégalés depuis, les architectes construisant les églises romanes, Rodin sculptant la porte de l’enfer ou Rothko exprimant par l’abstraction la soif universelle de l’absolu. Mais durant tout le xxe siècle, la question de l’existence du mal va s’imposer avec beaucoup de force à l’humanité. L’artiste devenu libre d’exprimer ce qui le travaille profondément sans référence au dogme, qu’il soit politique ou religieux, ne va plus regarder au ciel mais son regard va se tourner vers les visages des hommes criant leur soif de dignité. L’artiste cherche à percer le mystère de l’homme jusque dans ses romans et ses poèmes. Il va chercher à l’exprimer dans sa musique. Il écoute et cherche à exprimer sa vision intérieure. « La sortie est à l’intérieur », comme l’écrit très justement Jean-Michel Alberola.
Ainsi, l’artiste va mettre à jour une étincelle, une énergie cachée qui est au cœur de lui-même et de chacun. Des artistes m’ont confié que pour eux, c’est un véritable combat car ils ont l’intuition que souvent leur propre vie intérieure est envahie par des idéologies qui éteignent toute étincelle de liberté. Certains artistes vont dénoncer cette prison intérieure par la dérision et cela choquera souvent les croyants. Le dessin de Mounir Fatmi réalisé en 2005 intitulé Tête dure, en est une bonne illustration : il a dessiné un crâne encombré par les écrits du Coran sans laisser aucun espace à la liberté pour penser. L’art est devenu aujourd’hui une expression originale des aspirations, des craintes et de la soif de liberté de l’homme.
Pour les artistes dont des œuvres sont exposées à Beaubourg, les traces du sacré sont interrogation, petite lumière dans les ténèbres, cri de justice, soif de vérité, dérision d’un certain sacré qui enferme l’homme dans une cage, regard scrutant le bouillonnement intérieur de l’homme. Le sacré est ce désir et cette force en l’homme qui lui permet de s’ouvrir à l’invisible, à l’indicible, à lui-même, aux autres et à l’Autre… Ce sacré, les artistes l’expriment dans leur langage symbolique qui est propre à toute œuvre d’art.
Jean de Loisy, le commissaire de l’exposition, s’exprime en ces termes dans le catalogue : « Ainsi, l’extraordinaire aventure de l’art, toujours animée par un feu dont le combustible a changé, mais que le temps n’a pas tiédi remplit encore son rôle éminent, non plus celui de dire nos dieux mais d’apporter en un monde qui chancelle, la trace du sacré ultime sur la terre, la grâce précaire du réel, la grâce fragile de l’homme. » Cette exposition nous invite donc à suivre les traces que les artistes ont laissées de leurs interrogations perpétuelles sur l’existence du sacré. Un sacré qui se situe hors de l’espace religieux, un sacré qui s’est enfoui en nous, un sacré dont la sortie est à l’intérieur de nous-mêmes.
Il faut « se coltiner » chaque œuvre… On ne peut pas aborder les œuvres en coup de vent… Il faut les affronter pour qu’elles puissent délivrer leur message… Rien ne peut se passer si les œuvres sont faibles ou trop évidentes… Qu’est-ce qu’on demande à un artiste ? D’être un bon artiste. Une œuvre forte me bouleverse. Dans ce cas l’œuvre au lieu d’être « insignifiante » fait « signe ». Peu importe le sujet, l’important est que l’œuvre soit forte. L’intérêt de l’œuvre n’est pas uniquement dans ce qu’elle raconte mais aussi dans la profondeur de l’émotion qu’elle suscite. Je pense à une autre œuvre, celle de Constantin Brancusi L’Oiseau dans l’espace (1936).
C’est une œuvre très pure, qui va à l’essentiel. Il faut du temps pour l’apprivoiser. C’est une espèce de trait lumineux, une envolée, une fulgurance, une élévation. Il me semble qu’elle nous dit l’indicible. Une œuvre comme celle-ci élargit notre cœur aux dimensions du monde. Elle étanche notre soif de sens et de bonheur. À travers une forme simplifiée à l’extrême, un trait finalement, un trait de lumière en plâtre, elle résume la quête de bonheur et de sens de l’homme d’aujourd’hui et de toujours. Elle est étonnante car elle est tellement simple alors que notre monde se révèle de plus en plus complexe et multiple dans tous les domaines. Elle réveille… révèle en moi une soif de plénitude accessible mais difficile à atteindre. Elle me dit que goûter à une plénitude est possible si l’on accepte d’être simplifié, sans pli. L’œuvre se passe de mots car elle nous touche au cœur directement.
Les artistes doutent et en même temps sont fascinés par l’aventure de Jésus. Cet homme crucifié est emblématique de l’humanité, une humanité qui souffre et qui n’accepte pas d’être écrasée. Jésus est une belle affirmation de la possible liberté de l’homme. Il est le symbole de l’humanité maltraitée, mais qui résiste.
Ce qui est très émouvant chez eux, c’est que même quand ils ne partagent pas la foi en la Résurrection, ils laissent transparaître quand même une certaine issue. Mais n’allons pas plus loin. Le Crucifié n’est-il pas la trace de l’homme dans l’histoire de l’humanité ? En pensant à Jésus et à la trace qu’il a laissée dans l’histoire des hommes, je pense à un autre artiste, Peter Stämpfli, un ami. Il dessine, sculpte et peint des traces de pneus de voiture depuis plus de trente ans. Quoi de plus emblématique de notre époque que la voiture et plus précisément le dessin de ses pneus ? Mais ne nous y trompons pas. Ce qui obsède cet artiste, c’est la trace de l’homme sur la terre et son obsession fait écho en nous : quelle trace est-ce que je laisse après mon passage sur terre ?
En tant qu’artiste et diacre présent dans le monde artistique, je crois que tout ce qui concerne l’homme concerne Dieu. Je crois qu’à un moment donné de l’histoire Dieu a foulé notre terre, y a laissé une trace étonnante, dérangeante, imprévisible mais qui parle à tout homme. Les artistes, qui nous disent l’homme de notre siècle, ne nous invitent-ils pas à approfondir, redécouvrir le mystère de Dieu ? Quoi de plus passionnant et de plus respectueux pour Dieu et les hommes que d’être à la recherche des traces de Dieu dans un monde sécularisé ? À l’époque où beaucoup veulent affirmer leur identité chrétienne en s’affrontant au paganisme qui marquerait notre monde, quoi de plus déroutant que de trouver ces traces hors du religieux ? Cette quête de Dieu dans le cœur des hommes demande de notre part bien des purifications pour se laisser surprendre par ceux et celles qui cherchent à exprimer une certaine vérité sur l’homme d’aujourd’hui. Il nous faut oser prendre des chemins nouveaux pour aller à leur rencontre et vivre en communion les uns avec les autres.
Février 2010
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