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Visionnaire de l'invisible
Le Cinéma

 

  


         

ALICE ET LE MAIRE
Film français de Nicolas PARISER - 2019

Alice et le Maire : Affiche

Le maire de Lyon, Paul Théraneau, va mal. Il n’a plus une seule idée. Après trente ans de vie politique, il se sent complètement vide. Pour remédier à ce problème, on décide de lui adjoindre une jeune et brillante philosophe, Alice Heimann. Un dialogue se noue, qui rapproche Alice et le maire et ébranle leurs certitudes. La jeune fille se révèle vite indispensable, suscitant des jalousies dans l’entourage du maire …
          Lauréat du Label Europa Cinéma lors de la dernière Quinzaine des Réalisateurs, Alice et le maire propose une nouvelle immersion dans la sphère politique après Le Grand jeu, précédent film de Nicolas Pariser. Fabrice Luchini assure ne pas s’être inspité de Gérard Collomb, actuel maire de Lyon, pour nourrir son personnage, contrairement aux rumeurs. Le documentaire Le Président de Yves Jeuland a inspiré le scénario au réalisateur.
Paul Théraneau, maire de Lyon, a un grave problème. Démotivé après trente ans de vie politique, il est fatigué, vidé et n’a plus d’idées. L’embauche à son service d’une jeune agrégée de philosophie (Anaïs Demoustier) est censée régénérer sa capacité « à penser »…  
Après Le Grand Jeu (2015), Nicolas Pariser poursuit son évocation du pouvoir. Il raconte avoir été essentiellement motivé par l’idée de montrer « des gens travailler », ce qui est rare dans le cinéma hexagonal lorsqu’il est exempt du thème de la souffrance (hormis la perle de Luc Moullet, La Comédie du travail).
Pour embarquer le spectateur et infiltrer le décorum politique, le réalisateur se sert du regard innocent d’Alice découvrant un pays des merveilles, en l’occurrence, les us et coutumes de la mairie de Lyon. Cette jungle de verbiages touffus et de photocopies volantes, équivaut au milieu décrit par Blain et Lanzac dans Quai d’Orsay, bande dessinée fameuse adaptée à l’écran par Bertrand Tavernier. Dans Alice et le Maire, il s’agit là encore d’une ruche en ébullition dominée par un chevalier sans peur, le maire Théraneau (Fabrice Luchini), qui s’apparente au héros de Quai d’Orsay, un Taillard de Vorms en panne de stabilo. 
Le rythme et l’accumulation des dialogues du film rappellent immédiatement la fougue des œuvres de Jean-Paul Rappeneau et l’érudition de celles d’Eric Rohmer (Nicolas Pariser a été l’élève de ce dernier à La Sorbonne). Le flux de paroles politiques ou techniques, les speechs et autres transactions génèrent une énergie paradoxale face à ce maire décalé, quasiment à l’arrêt, qui doute et se force à l’ouvrage. Un théâtre de gesticulations dans un mélange de cynisme et d’habitude. Devenu un ectoplasme, Paul Théraneau n’est cependant pas embarrassé du cadre légal lorsqu’il s’octroie les services de l’ingénue Alice, au seul motif de sa névrose personnelle. Ce contrat signe en réalité un aveu sidérant d’impuissance du politique à agir, un emblème de la crise démocratique qui caractérise la France. 
Face au maire, Alice est le stéréotype de la génération Y et Z, férue de nouvelles technologies mais désorientée, en dépit d’études brillantes. Son ambition est autant en berne que son désarroi est grand. Leur rencontre dans Alice et le Maire  fait réfléchir sur la conjonction actuelle des étoiles, où la grande dépression nous guette, tapie dans l’ombre et prête à se jeter sur nous.
En dépit des profils de ses personnages clairement dessinés, Nicolas Pariser a l’intelligence d’éviter soigneusement toute forme de caricature. La sobriété et l’ambiguïté du jeu des deux acteurs permettent de prendre beaucoup de plaisir, de naviguer dans l’entrelacs de ce que l’on pourrait prendre, à tort, pour de grosses ficelles, tandis que la narration crée subtilement une communion d’entente entre Paul et Alice. Ces derniers perdent leurs masques au fil du récit au profit de la révélation de visages plus intimes, fruits d’une relation intellectuelle nourrie. Fabrice Luchini n’était pas apparu aussi sobre, fin et délicat depuis longtemps au cinéma, au diapason de l’interprétation d’Anaïs Demoustier, toujours impeccable et profonde. Si Nicolas Pariser raconte qu’il a beaucoup évoqué la mémoire de Sacha Guitry lors du tournage avec ses comédiens, il en reste quelque chose : au delà de sa fluidité, de sa drôlerie et de son engagement politique, Alice et le Maire possède le même éclat dont le maître de l’ironie était capable, un parfum subtil et entêtant.
Cette jolie fable tout à fait crédible pourrait être le chapitre précédant L’Exercice de l’Etat, le film de Pierre Schoeller sorti en 2011. Ici le pouvoir s’exerce dans des sphères moins hautes. Le cynisme et la cruauté n’y atteignent donc pas les mêmes sommets. Pourtant, on sent bien que l’aréopage qui vit, de et pour le maire, serait bientôt prêt à tout pour conserver et amplifier ses prérogatives. Alice va bouleverser sans le vouloir cet ordre établi et gravir quatre à quatre les échelons de l’administration municipale. Nicolas Pariser nous épargne heureusement l’idylle entre le maire et la jeune femme qu’on redoutait de voir arriver. Il dépeint à petites touches les moeurs de ce microcosme qui se croit puissant parce qu’il côtoie le pouvoir. Il tire également  un assez bon parti de la situation géographique de Lyon, à la fois proche et éloignée des centres décisionnels nationaux.
Ce qui est plus gênant, c’est que depuis que le film a été tourné (des indices laissent penser qu’il l’a été au printemps 2017), le paysage politique français a beaucoup changé. Aujourd’hui, la désignation du candidat socialiste à l’élection présidentielle ne ferait plus la Une des chaînes d’info continue. Le véritable maire de Lyon, d’ailleurs, n’est plus au PS. Ce vieillissement prématuré de l’histoire donne presque au film une valeur historique tant a changé le contexte de notre pays.
On peut se prendre à tenter de trouver qui Nicolas Pariser pourrait évoquer à travers le personnage de Paul Théraneau ? On sait que Gérard Collomb, redevenu maire de Lyon après son passage au ministère de l'Intérieur, avait pris ombrage du film quand il en a appris le tournage. Peu importe finalement, la fable est lyonnaise, elle pourrait être bordelaise, lilloise ou bisontine. Elle pose très adroitement la question du pouvoir et de sa finalité. Paul Théraneau y apporte sa réponse, serait-elle partout la même ?
Pensée et politique, la cohabitation impossible ?
Mais l’essentiel est ailleurs, dans l’évolution du maire de Lyon, Paul Théraneau-Fabrice Luchini, noyé dans la solitude du pouvoir et retrouvant une jeunesse perdue au fur et à mesure qu’il saisit la vanité de l’ambition politique. Nicolas Pariser a l'élégance de ne pas noyer son spectateur dans des considérations psychologiques superflues, son récit reste fluide, léger, malgré la gravité de son propos. Il pose une question de fond : peut-on vraiment accorder la pensée et la pratique de la vie politicienne ?


 

FÊTE DE FAMILLE
Film français de Cédric KAHN – 2019

Fête de famille : Affiche

"Aujourd’hui c'est mon anniversaire et j'aimerais qu'on ne parle que de choses joyeuses."Andréa attend avec impatience ses enfants, qu’elle a conviés pour son anniversaire. La cadet Romain arrive avec sa nouvelle et charmante fiancée espagnole. L’aîné, Vincent, part chercher leur sœur Claire, qui avait disparue depuis trois ans. La jeune femme a besoin d’argent et réclame sa part d’héritage. Elle fait même venir un agent immobilier pour estimer la maison familiale. Romain a un accident avec la voiture de Vincent et lui demande de payer les réparations. Andréa, qui se faisait une joie de réunir les siens, voit sa famille se chamailler et se déchirer…
Un an après le succès de La prière, Cédric Kahn réalise son onzième long-métrage. Également acteur, c’est la première fois qu’il joue dans l’une de ses réalisations. Il s’agit aussi de son premier ‘’film de famille’’, dont il détourne quelque peu les codes en y intégrant ceux du théâtre, tant dans la temporalité que dans les personnages. ‘’On a le sentiment qu’ils se mettent en scène, qu’ils jouent parfois un rôle qui leur est imposé, avec un côté vaudeville par moments’’, estime-t-il.
C’est donc l’anniversaire d’Andrea. Sans doute n’y a t-il pas meilleure occasion pour que sa fille réapparaisse après trois ans d’absence aux Etats-Unis et sème la zizanie au sein de cette famille, déjà bien fragile au regard des personnalités qui la composent. Cédric Kahn installe sa caméra dans une magnifique demeure bourgeoise, quelque part en province, au milieu d’un parc. Evidemment, on ne peut pas s’empêcher de penser au fameux Dimanche à la campagne de Bertrand Tavernier, et plus récemment à Un conte de Noël de Depleschin. Il y a en effet un esprit bucolique qui plane autour de cette famille, où l’on ne tarde pas à deviner que, derrière ces caractères bien trempés, se cachent des secrets, de la culpabilité et des mauvaises pensées. Plus qu’un film de cinéma, le réalisateur s’essaye à une sorte de traité théâtral où les comédiens, dans une quasi-unité de temps, ont tout le loisir de donner corps à leur talent.
Au cœur de ce récit, il y a Catherine Deneuve et Emmanuelle Bercot. Elles sont toutes les deux impériales dans leurs deux rôles très opposés. La première est la grand-mère de la famille. Elle règne sur sa tribu, avec une tendre désinvolture et beaucoup d’amour. Elle essaye de composer avec les personnalités orageuses et fantasques de ses enfants, qui ne sont jamais loin d’un conflit. La seconde, c’est la fille qui revient. Elle est excessive, drôle, hystérique, insupportable. Elle est surtout ravagée par la folie, dont on perçoit dès les premières séquences, la puissance qui engendre beaucoup de douleur.
Indéniablement, Cédric Kahn offre à ses deux comédiennes un film à la hauteur de leur talent. Il s’agit assurément d’un long métrage conçu pour ses comédiens. Tout semble à la fois totalement crédible et complètement fantasque. Pour un peu, le spectateur se croirait invité à la table de cette famille, comme s’il en faisait partie, participant aux dialogues animés qui en font la couleur, percevant le souffle d’amour qui circule entre ces gens et se projetant dans les gestes simples qui composent la base ordinaire des repas familiaux. Même l’éternelle Deneuve, qui épluche des légumes ou étend la nappe sur la table, ressemble à la vraie vie. Et il y a cette scène très jolie, où les comédiens entonnent un pas de danse maladroit, et on ne peut pas s’empêcher de penser que, près de cinquante ans plus tôt, l’actrice illuminait les œuvres de Jacques Demy.
          Cédric Kahn s’est déjà attaqué à la famille. Récemment, il illustrait la difficulté à endosser un rôle paternel dans une société normative, à travers son film Vie sauvage. Le cinéaste se frotte de nouveau à la dimension familiale, mais surtout interroge la normalité des rapports entre membres familiaux. On s’étonne presque de la façon dont les personnages n’en rajoutent pas aux bêtises des uns et des autres. Il y a une sorte de pardon profond qui traverse les personnages, comme si cela constituait le ciment de la vie familiale. Andrea, la mère, s’illusionne sur l’état de santé de sa fille. Elle voudrait que l’amour soit plus fort que la maladie, et surtout, que la société ne vienne pas imposer son regard de jugement sur ce qui se joue dans l’intimité familiale.
Derrière cette comédie plutôt bruyante et animée, en revisitant une nouvelle fois les relations de famille, Cédric Kahn parle de la difficulté à se comprendre et des ravages de la maladie mentale. C’est saisissant…
Allez, on reprochera peut-être à Cédric Kahn de faire un cinéma bourgeois. Il n’empêche que le réalisateur se moque de son propre milieu professionnel. Il parle de la création cinématographique avec générosité, de la difficulté à échapper au système de la production propre au septième art. Il filme en famille et, en cela, il rend hommage à tout le septième art.


 

POUR SAMA
Film syrien de Waad AL-KATEAB et d’Edwards WATTS – 2019

Pour Sama : Affiche

Documentaire : Waad Al-Kateab était étudiante en marketing à l’Université d’Alep quand les protestations contre le régime de Bachar El Assad ont entrainé le pays dans le Printemps arabe de 2011. Au long des cinq années qui ont suivi, Waad Al-Kateab a filmé la destruction de la ville. La vidéaste signe cette lettre cinématographique à sa fille, Sama, où elle lui explique comment elle a rejoint la révolution et pourquoi elle a décidé de rester à Alep, avec son mari médecin, Hamza. Tous les jours, celui-ci tente de sauver des vies dans un hôpital de fortune… A Alep, la rébellion à l’épreuve des bombes. Pour Sama, de la Syrienne Waad al-Kateab et du Britannique Edward Watts, documente le quotidien des insurgés lors du siège de la ville en 2016.
Elle est belle comme un jour sans bombardements. Mais elle a choisi de vivre et de donner la vie sous les bombes. Parce qu’elle a voulu rester dans sa ville et parce qu’’’on ne pensait pas que le monde laisserait faire’’. Waad al-Kateab le dit dès le début du film en s’adressant à Sama, sa fille, qui naît dans Alep assiégée. Héroïne, témoin, auteure, cameraman et coréalisatrice avec le Britannique Edward Watts de Pour Sama, la jeune Syrienne livre un récit intime de ces mois, trop vite et injustement oubliés, d’un basculement politique et humain du conflit syrien.
Quand, à l’été 2016, le piège s’est totalement refermé sur les quelque 300 000 habitants de la grande moitié de la deuxième ville de Syrie, qui échappait depuis quatre ans au contrôle du régime de Bachar al-Assad, Alep la rebelle était déjà largement dévastée par les bombardements. Mais ‘’dans Alep libérée, on avait enfin trouvé une patrie’’, dit Waad qui avait pris dès 2011 le parti de la révolte contre la dictature et un téléphone portable à la main pour en filmer clandestinement les images des premières manifestations dans son université. Elle ne lâchera plus la caméra et sera l’une des rares femmes ‘’journalistes-citoyennes’’ à faire des reportages pour les télévisions, tout en filmant son propre quotidien. Celui-ci est fait autant des scènes d’horreur dans l’hôpital mis en place par son mari médecin, qui accueille autant les blessés déchiquetés après les raids aériens, que les premiers sourires de son bébé, Sama.
Dans ce récit filmé d’une descente aux enfers de la ville assiégée, pilonnée et petit à petit affamée, les images d’affliction et de réconfort s’intercalent. Après la vue insoutenable d’une mère qui hurle à son enfant mort de se réveiller pour rentrer chez eux, succède le jardin fleuri et embaumant le chèvrefeuille de la petite maison louée par le couple que forment Waad avec Hamza. La scène de leur mariage en pleine guerre, elle en robe blanche impeccablement maquillée et coiffée, lui en costume, dansant le slow, est très émouvante. ‘’Le son de nos chants a dominé celui des bombes’’, se réjouit Waad en commentant les images de son bonheur. L’instant d’après, elle filme un garçon d’une dizaine d’années qui a découpé des personnages en papier représentant ses copains tués mais avec lesquels il continue de jouer.
          On passe des plans panoramiques sur Alep en feu aux espaces confinés des abris souterrains ; et toujours l’hôpital clandestin, personnage central du film, qui est bombardé, où blessés et médecins sont tués, tandis que des bébés sont réanimés. Puis arrive le dénouement le plus déchirant de la tragédie du siège d’Alep, celui de la capitulation, suivie par la déportation de tous les habitants de la ville. Des milliers de familles, femmes, enfants et vieillards, visages défaits, avancent sous la neige de décembre vers les autobus venus les évacuer de leur terre natale. ‘’Tous nos sacrifices ont été vains. Mais je ne regrette rien et si c’était à recommencer, je referais tout ce que j’ai fait’’, dit l’héroïne-réalisatrice à  la  fin de son film.
Si ce beau documentaire sonne quelquefois comme une lettre d’excuses et d’explications à sa petite fille, il donne un grand coup de poing à nos bonnes consciences occidentales et surtout aux grandes puissances qui ont laissé faire ces crimes dans l’indifférence générale. C’est aussi une belle démonstration de solidarité et un superbe hommage au peuple syrien.


 

THALASSO
Film français de Guillaume NICLOUX - 2019

Thalasso : Affiche

Cinq années ont passé depuis L'Enlèvement de Michel Houellebecq (2014). Michel et Gérard Depardieu se rencontrent en cure de Thalasso à Cabourg. Ils tentent ensemble de survivre au régime de santé que l’établissement entend leur imposer… Alors que Michel est toujours en contact avec ses anciens ravisseurs, des événements imprévus viennent perturber leur programme…Thalasso sort quelques mois après Les confins du monde, le dernier film de Guillaume Nicloux. Celui-ci joue avec les personnalités de ses deux interprètes. Michel Houellebecq et Gérard Depardieu, qui ont des rôles de fiction tout en conservant leurs noms respectifs. Par son dispositif, Thalasso rappelle un autre film du réalisateur, The End
Voici donc Thalasso, le dernier film de Guillaume Nicloux; Michel Houellebecq et Gérard Depardieu en sont les acteurs principaux. L'histoire se déroule 5 ans après le premier volet l'Enlèvement de Michel Houellebecq tourné pour Arte. Cette œuvre s'inscrit singulièrement dans le paysage cinématographique français actuel dans lequel on évite souvent consciencieusement de traduire les mouvements tectoniques qui secouent en profondeur la société française. Si tous les sujets ou presque peuvent être portés à l'écran de nos jours, nombre d'entre eux le sont avec la superficialité, la vacuité intellectuelle propres à l'autocensure morale qui s'opère actuellement auprès de nombreux acteurs du cinéma, qu'ils soient producteurs, réalisateurs, comédiens, ou spectateurs. Quelques uns parmi eux tentent pourtant, contre vents et marées, de plonger caméra à la main dans le grand tourbillon de la vie afin d'en remonter à la surface quelques échantillons pour analyses. Sylvie Pialat, Benoit Quainon, Guillaume Nicloux, respectivement producteurs et réalisateur du film sont de ceux-là. Ils nous proposent en cette fin d'été 2019, sous couvert d'une comédie dont on pressent très vite qu'elle n'a pas la légèreté d'une tarte à la crème industrielle, un sujet central de nos existences et pourtant si souvent profondément caché sous le long manteau des dénégations, des faux fuyants et des chausse-trappes d'usage. Ces trois là nous offrent la possibilité d'un gouffre, celui de la mort et de ses corollaires, le vieillissement, le handicap et la maladie. Les êtres en instance de départ, ceux qui sont déjà partis, les âmes réincarnées, toutes sont convoquées pour ce voyage au centre de la terre où les rivières de rires et de larmes prennent leur source. Quoi de mieux qu'une thalasso normande en bord de mer pour nous offrir ce tsunami émotionnel et introspectif dont on peut dire qu'il traduit subtilement nos états d'êtres humains égarés, atomisés, dans un monde qui s'évertue à croire contre toute évidence que vivre n'est pas mourir.
          Guillaume Nicloux semble avoir pensé la suite de L’Enlèvement de Michel Houellebecq comme une œuvre en deux temps, où tout est redoublé pour l’occasion : l’intrigue d’abord, qui évoque le quotidien d’une cure avec un récit familial d’une rupture amoureuse, et la frontière ensuite (toujours poreuse) entre réalité et fiction, dont jouent les acteurs principaux. Sur l’affiche, siègent deux animaux, le serpent au corps sinueux et fuyant, l’éléphant lourdement étendu en position de détente. Allégorie amusante de cette dichotomie de la nature, divisée entre le faible et le fort, le gringalet et le massif. Pourtant, dans ce lieu qu’est la thalasso, les corps s’équivalent, se mettent à nu sans complexes : ce faisant, le cinéaste obtient un équilibre des forces en présence, équilibre d’abord physique et qui devient rapidement métaphysique. Car le long-métrage raconte, en fin de compte, la naissance d’une amitié entre deux dinosaures d’un siècle déjà voué à disparaître, deux géants reconnus dans les couloirs pour des rôles qu’ils ont pu jouer ou pour les images qu’ils véhiculent. Pourtant, derrière leur surface médiatique se cache une profondeur humaine, sensible même, et  elle convie le spectateur à la partager.
La structure du film épouse ainsi la dynamique de la thalasso : un espace de remise en forme(s), au sens propre comme au sens figuré. Grâce à ce cadre, Houellebecq et Depardieu quittent l’écran et redeviennent ce qu’ils sont en tant qu’individus, en tant qu’espèces corporelles, jusqu’au coup de théâtre final qui remet les pendules à l’heure, en nous rappelant que Thalasso, derrière les impressions de réalité qu’il renvoie, n’est qu’une fiction. Porté par la très belle composition musicale de Julien Doré, le film de Guillaume Nicloux est un petit monument de drôlerie, une comédie à part qui ose imposer son rythme, imposer son image, imposer son humour. Surtout, l’œuvre trouve dans la filmographie de son cinéaste une place de choix : derrière l’impromptu franchement drôle, qui jaillit de l’errance de ces deux âmes en quête de sens, on découvre un monde médical, microcosmique et technique, qui n’a guère de profondeur. Inutile de tirer les cartes, foncez prendre part au jeu Thalasso !
Guillaume Nicloux réunit les deux personnalités publiques les plus controversées du moment dans une comédie loufoque qui s’amuse avec les apparences du réel. On voit bien l’intense jubilation qu’a dû ressentir le cinéaste à mettre en présence ces deux personnalités provocatrices, à leur faire interpréter leur propre rôle, et à en recueillir le résultat en laissant le plus de place possible à l’improvisation. Un ‘’huis clos ludique’’ en somme, résume Guillaume Nicloux. Nicloux est peut-être le seul cinéaste à savoir encore faire quelque chose du corps de Depardieu, même si c’est ici moins fort que dans Valley of Love ou The End. Et il est vrai qu’on est un peu surpris de voir l’acteur cacher des bouteilles de vin ou manger des tartines de pâté, en douce dans sa chambre, en ne respectant aucune des règles prescrites pour sa santé. L’étonnement vient plutôt de Houellebecq, dont on découvre le corps, soumis à toutes sortes de postures, de bains, de vapeurs, de machines, de linges, qu’il accepte avec un flegme ou une impatience irrésistibles. Car Houellebecq a un corps, ce à quoi on n’avait jamais vraiment pensé.
Même si l’enjeu de Thalasso ne tenait qu’à cela – filmer un écrivain par son corps –, il vaudrait le détour. Mais Houellebecq est aussi capable d’atteindre une surprenante émotion, comme dans ce plan où il parle de sa grand-mère et de sa croyance en la résurrection des corps, et même en l’inexistence de la mort, pendant que des larmes jaillissent doucement de ses yeux. Ce qui se produit ici est extraordinaire, et face à lui, Depardieu est sidéré. Bien que le film soit parfois un peu bancal, ce simple instant est l’un des plus beaux que nous ayons vus au cinéma depuis longtemps.
P.S. : Nous reparlerons de Nicloux, décidément plus productif que jamais, dans quelques jours, au moment de la diffusion sur Arte de son excellente mini-série intitulée Il était une seconde fois.


BACURAU
Film franco-brésilien de Kleber MENDONCA FILHO – 2019

Bacurau : Affiche

L’enterrement de la matriarche Carmelita de 94 ans, à Bacarau dans le Nordeste Brésilien, est l’occasion de rassembler tout le village avec les expatriés. Quelques jours plus tard, les habitants remarquent que leur village a disparu de la carte…
Après son premier film Aquarius, qui avait fait sensation au Festival de Cannes en 2016, Kleber Mendoça Filho était de retour sur la Croisette cette année avec Bacarau, coréalisé avec Juliano Dornelles. Situé dans un futur proche, le film mêle science-fiction, western et cangaço (forme de banditisme social du Nordeste du Brésil au début du 20e siècle). Bacarau a reçu le Prix du Jury, ex-æquo avec Les Misérables  de Lady Ly.
Dans un futur proche, Bacurau est une bourgade perdue dans le vaste Brésil. Tellement isolée, qu’elle n’est plus localisée sur les cartes. Elle n’est toutefois pas oubliée du député local avec lequel les habitants ont un contentieux. Son but est de les éradiquer puisqu’ils ne votent pas pour lui. Farouchement indépendants, les habitants de Bacurau cultivent leurs traditions en consommant un psychotrope comparable à une potion magique qui leur donne force et détermination. Arrive dans cette région oubliée, un groupe de touristes aisés et motorisés, dont le loisir consiste à chasser les habitants locaux comme du simple gibier. La résistance s’organise…
Un tel scénario rappelle l’inventivité et la liberté d’esprit des films des années 1970. Ce village brésilien fait par penser à celui des "irréductibles Gaulois" d’Uderzo et Goscinny : l’attitude rebelle de ses habitants face à toutes intrusions hostiles à leurs mœurs et la consommation d’une drogue mystérieuse, digne de celle du druide Panoramix.
Conte philosophique, Bacurau arrive à point nommé juste après l’élection du président brésilen Bolsonaro, qui défraye la chronique avec son discours climato-sceptique, xénophobe, machiste et homophobe. Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles réalisent un film-pamphlet qui dénonce l'administration brésilienne avec force. Faisant fi des conventions, leur ton est libertaire, provoquant dans ses images violentes et sanglantes qui choqueront les plus sensibles. En cela Bacurau rappelle les films d’Alejandro Jodorowsky (El Topo, La Montagne sacrée). 
La présence d’Udo Kier, formidable acteur vu dans des œuvres hors normes des années 1970 (Chair pour Frankenstein, Du sang pour Dracula de Paul Morrissey/Andy Warhol), et souvent dirigé par Lars Von Trier, ajoute encore à la subversion du film. Il campe l’avatar d’un comte Zaroff (La Chasse du comte Zaroff, classique de l’épouvante de 1932), chasseur obsessionnel du gibier le plus dangereux au monde (The Most Dangerous Game, titre original du film) : l’homme. Le film renvoie également au western dans ses paysages et la petite bourgade prise d’assaut. Cette filiation entre sujets politiques contemporains (climat, lutte des classes, corruption…) et cinéma de genre, inscrit Bacurau dans une actualité brûlante, avec une inventivité décoiffante. Réalisé avant l’élection de Bolsanaro, le film se révèle prémonitoire d’une réalité politique locale, mais aussi mondiale.
Journaliste et critique de cinéma durant plus de vingt ans, Kleber Mendonça Filho, commence dès les années 90 à s’essayer à la réalisation avec des documentaires et courts-métrages expérimentaux. Ces premières esquisses sont déjà produites par sa propre société Cinemascópio, encore aujourd’hui en coproduction pour ses long-métrages. En 2014, après plusieurs courts remarqués et primés, sort sur les écrans français Les Bruits de Recife. Dépeint par son cinéaste selon une métaphore à la fois amusante et réductrice : « un soap opera filmé par John Carpenter », celle-ci indique pourtant un goût des aspirations diverses et supposées contradictoires, témoignant d’une largeur d’esprit au niveau des horizons cinématographiques. Deux ans plus tard, il se fait remarquer à Cannes avec son deuxième long-métrage Aquarius, mais en repart bredouille. Chronique ample et engagée, complexe et captivante, portée par une Sônia Braga exceptionnelle, sublimée et diablement charismatique. Confirmation d’un grand cinéaste en devenir, coup sur coup, auteur de deux œuvres imposantes. Sur le papier, Bacurau, laisse présager des remaniements, d’abord il s’agit d’une co-réalisation avec Juliano Dornelles, jusqu’à présent chef décorateur dans les deux précédents films. Surtout, la promesse d’un western futuriste et politique, invoquant des références comme Délivrance de John Boorman et Sans Retour de Walter Hill, semblait être à la fois une évolution logique et la possibilité d’expérimenter de nouveaux territoires. À ces annonces enthousiasmantes viennent s’ajouter les présences au casting de Sônia Braga et l’homme aux mille carrières, Udo Kier. Le temps de faire l’annonce du projet, sa diffusion à Cannes, et maintenant sa sortie, le Brésil est passé entre les mains de l’extrême-droite. La culture est l’un des nombreux ennemis déclarés de son nouveau président, Jair Bolsonaro, qui menace ainsi l’avenir de la culture locale. Dans ce contexte tendu, Kleber Mendonça Filho et Juliano Dornelles, ont donc la responsabilité supplémentaire d’œuvrer pour la survie de leur art. Le prix du Jury qui leur a été remis lors dernier Festival de Cannes vient alors autant saluer une proposition audacieuse et ambitieuse, que mettre en lumière un cinéma désormais marginalisé.
Délibérément lent, imprimant un rythme lancinant, étirant le temps afin de faire naître la tension ou le malaise, le long-métrage fonctionne à l’économie. Il nous renvoie à l’ombre tutélaire de Sergio Leone, jouant avec la patience du spectateur avant de le récompenser par des montées d’adrénaline jouissives et estomaquantes. Comme à son habitude, Kleber Mendoça Filho nous gratifie d’images saisissantes et oniriques (qui a oublié la douche de sang des Bruits de Recife ?), comme ce cercueil débordant littéralement d’eau ou cette cavalcade nocturne de dizaines de chevaux en pleine rue. Cette maîtrise de la temporalité et ce travail d’équilibriste, se retrouvent également dans la manière dont les réalisateurs traitent le genre de l’anticipation allégorique. C’est une approche qui refuse les grands effets spéciaux, révélant son background au compte-gouttes. Opaque dans un premier temps, la présentation de ce Brésil complexe appelle quelques questions : Que s’est-il passé pour que l’Etat se retrouve dans cette situation d’exclusion d’une grande partie des plus pauvres ? Quel type de système préside à l’avenir des populations ? Ces questions resteront, pour la plupart, sans réponse (seul un extrait d’un JT aperçu à la télévision fait état d’exécutions publiques) mais ne manqueront pas de faire écho à la situation politique actuelle du pays, bien que le film ait été tourné avant l’élection de Bolsonaro.
Ainsi, cette communauté renfermée sur elle-même (semblables à celle des premiers pionniers américains) disposant pourtant de tous les outils ouvrant au monde extérieur (voitures, internet, téléphone…) semble vivre en autarcie, créant ses propres lois, ses propres rites (comme cette scène des funérailles en début de film).
Si Aquarius était un film sur une héroïne se battant seule contre tous, Bacurau renvoie aux Bruits de Recife par son caractère choral et la multiplication de ses personnages (certains acteurs fidèles du réalisateur répondent encore présents, au milieu de nouveaux venus à l’écran). L’image de ce barde, accompagnant chaque événement à la guitare, les figures des hors-la-loi  qui sont vénérées dans les vidéos racoleuses de YouTube, montées et bruitées (un « Wilhelm Scream » à l’effet comique se fait même entendre sur l’une d’elle), tout cet univers  renvoie au mythe des bâtisseurs du Far West : en premier lieu, la loi du Talion et la vénération des armes à feu, imagerie également bien présente dans les spots de propagande, bien réels ceux-là, de l’actuel président Brésilien. Le musée placé au milieu du village, lieu dans lequel aura lieu une scène décisive, symbolise à lui seul cette vision inéluctable de la violence comme élément fondateur de la société brésilienne, et de toute civilisation en général. Les murs du bâtiment sont ornés de photos de cadavres décapités, d’armes à feu, jusqu’à une trace de main ensanglantée, témoin des événements passés et conservée comme une relique. Une vraie brutalité sociale transparaît également, dont le personnage du député est le reflet le plus sinistre. Politicien cynique, ne prêtant attention à Bacurau qu’en période électorale, ne tenant pas ses promesses et faisant campagne dans un van vulgaire entièrement dédié à sa personne. Il n’hésite pas à distribuer de la nourriture avariée et des neuroleptiques aux habitants en signe de sa grande générosité. Figure vulgaire et décérébrée, déversant des livres pour l’éducation des enfants par une benne à ordures, qui évoque le jeune promoteur immobilier d’Aquarius dont il serait une version exacerbée.
Avec l’arrivée d’une mystérieuse milice dans le village, on assiste à la confrontation entre deux mondes, deux cultures, deux cinémas. Pour résister avec force et détermination à l’envahisseur suréquipé, cette petite communauté de Bacarau va devoir fouiller dans sa mémoire, déterrer (littéralement) les fusils du passé. Toujours accompagnée par le réalisateur et son chef décorateur, qui rêvent avec elle de faire advenir un jour nouveau. Car Bacarau  est avant tout une ode à la résistance, celle d’un collectif villageois irréductible, face à l’envahisseur, face à sa violence, avec un cinéma sensible et limpide.
Cette filiation entre sujets politiques contemporains (climat, lutte des classes, corruption…) et cinéma de genre, inscrit Bacurau dans une actualité brûlante, avec une inventivité décoiffante. Réalisé avant l’élection de Bolsanaro, le film se révèle prémonitoire d’une réalité politique locale, mais aussi mondiale.


 

STEVE BANNON
Film américain de Alyson KLEYMAN - 2019

Steve Bannon : Affiche

Réputé pour avoir été le stratège de Trump, lors de sa campagne présidentielle, Steve Bannon est la figure emblématique de l’ultra droite américaine. Remercié de son poste de conseiller à la Maison-Blanche, il exporte son idéologie populiste auprès des partis nationalistes européens, rêvant d'un nouveau mouvement mondial. Après l'avoir suivi durant une année, la réalisatrice Alison Klayman met en exergue les efforts de Steve Bannon pour mobiliser et unifier ces partis d'extrême droite en vue de remporter des sièges aux élections parlementaires européennes de mai 2019. Pour conserver son pouvoir et son influence, il continue de faire la une des journaux, en manipulant et protestant partout où il va, afin d'alimenter le puissant mythe sur lequel repose sa survie.Le film se présente comme le journal, caméra à l’épaule, d’une année aux côtés de l’ancien conseiller de Donald Trump. Au-delà, ce documentaire se révèle une véritable immersion au sein de l’extrême-droite mondiale.
Suite à son limogeage par Donald Trump en Août 2017, Steve Bannon, qui se revendique comme l’unique raison de la victoire de ce dernier face à Hillary Clinton, n’a pas chômé. Son ambition : rassembler. Rassembler les populistes, les nationalistes, les extrémistes de droite. Il n’a d’ailleurs pas honte de ces mots qu’il emploie à l’envi, ce qui peut désarçonner le spectateur français, échaudé face à ces termes minés. Alison Klayman, jeune réalisatrice de documentaires, ainsi que sa productrice, Marie Thérèse Giurgis, se sont lancé un défi : percer le mystère de cet homme à sa sortie de la Maison Blanche, un enfer, selon lui.
Qui est Bannon ? Aux Etats-Unis, il est réputé comme l’homme des médias d’extrême droite. Pour un temps dirigeant de Breitbart News, plateforme ultra-conservatrice extrêmement présente sur les réseaux sociaux, acteur premier de l’élection de Trump en 2016, Steve Bannon connaît tous les rouages de la politique du pays et en fut initialement un acteur influent. Ainsi, de 2012 à 2016, à la tête de Breitbart, il a pu semer les graines des idées réactionnaires et nationalistes, qui sont montés en flèche et ont surpris Hillary Clinton, ainsi que toute la planète.
On s’attend à découvrir un "monstre" à l’écran. Un vulgaire, un bulldozer, à l’instar de Trump. Quelle surprise de voir apparaître un homme habillé de manière modeste, mal rasé, gauche, rustre certes, mais... sympathique, presque. Tout du moins, lorsqu’on oublie ce qu’il est capable de prononcer. La scène d’ouverture, à elle seule, résume le film. Bannon, assis calmement dans sa maison de Washington, narre à la réalisatrice sa visite du camp d’Auschwitz-Birkenau. Calmement, souriant, les yeux rayonnants de fascination, l’homme raconte la confection de cette horreur comme celle d’une formidable machine à tuer. Tout n’est que mécanique, technique, "réunions", dit-il, avant de conclure sur la "banalité du mal".
Sans le savoir, Bannon se démasque devant nos yeux. Sans le sentir, il nous montre sa nature profonde : celle d’un être avant tout fasciné par les pires potentialités de l’être humain. Ce sera l’une des uniques scènes où il baissera sa garde
Bien réalisé, le documentaire s’avère passionnant, quand on s’aperçoit qu’outre Louis Aliot et Marine le Pen, Bannon se lie d’amitié avec tout ce que le spectateur identifie comme des menaces pour la démocratie : Orban, Salvini, Farage... tous ces gens connaissent Steve Bannon.  Tous l’ont rejoint avant les élections européennes de 2019. Comme quoi, une intervention des Etats-Unis peut parfois être acceptable aux yeux de ces hommes  politiques.
 La rencontre avec la réalisatrice, dans le cadre d’une avant-première, confirme le sentiment qui domine après la séance : celle d’une désolation. Une désolation devant la perméabilité des idées de ces personnalités à celles de Bannon, où se confondent l’isolement, le rejet, la crainte, la préférence. Une désolation devant la distance, la dérision de cet homme lorsqu’il déploie ses démonstrations infectes. Une désolation devant sa bonhommie, l’accueil qu’il reçoit de la part de milliers de personnes qui ne sont pas toutes des nationalistes en puissance... souvent des gens modestes, laissés sur le carreau.
Alison Klayman raconte la difficulté à assister à certaines des scènes qu’elle a filmées, comment elle a dû prendre sur elle, impuissante - sans l’être vraiment derrière sa caméra - au sein de réunions parfois sordides, ou devant le naturel déconcertant de Bannon, qui n’a finalement pas grand chose d’un manipulateur pervers. Cet homme serait plutôt un diffuseur d’idées nauséabondes.
Le documentaire est à voir, parce que son écho dépasse largement les limites du territoire des Etats-Unis. Les élections présidentielles américaines de 2020 approchant, il est d’intérêt public de savoir que lorsque Steve Bannon danse, les nationalistes européens rejoignent la ronde. Et c’est bien la réalisatrice qu’il faut remercier pour son sens du devoir, sa neutralité, qui contribuent à une véritable prise de conscience chez les spectateurs.


         

Véritable bijou d'humour, d'intelligence et de loufoquerie morbide

TROIS VIES ET UNE SEULE MORT
Film français de Raoul RUIZ - 1996

Trois vies : Affiche

Tantôt riche personnage qui aide un jeune couple, professeur en Sorbonne qui devient clochard ou maître d'hôtel, Marcello Mastroianni campe un personnage affecté par le syndrome de la multiplication de la personnalité. Pris dans le tourbillon de ce conte fantastique, Mastroianni vit trois vies et assume trois destins qui ne cesseront de s'entrecouper tout au long du film. Alfama Films rend hommage, durant ce mois d’août parisien, à ses nombreuses collaborations avec le cinéaste franco-chilien Raoul Ruiz : Trois vies et une seule mort (1996), Généalogies d’un crime (1997), Le temps retrouvé (1999), tous les trois en version restaurée, et Mystères de Lisbonne (2010).
S'inspirant d'histoires vraies que Pierre Bellemare (qui est le narrateur du film) a raconté, Raoul Ruiz fait un mélange entre trois d'entre elles, insuffle une grosse dose d'absurdité à l'ensemble et fait interpréter un triple rôle (qui n'en est en fait qu'un seul) à Marcello Mastroianni. Cet exercice de style est peu habituel, réserve quelques courts instants captivants par leur côté insolite et Mastroianni est l'acteur idéal pour porter sur ses épaules l'étrangeté de l'histoire, ou plutôt des histoires entremêlées.
Amateur d'histoires extraordinaires, Raoul Ruiz imagine ici quatre récits qui s'imbriquent de manière troublante ! Toutes ces aventures sont en fait vécues par le personnage principal, victime de troubles de la personnalité ! C'est l'occasion pour Marcello Mastroianni, dans son avant dernier film, de donner la mesure de l'étendue de son talent ! Entre réalisme et fantastique, le cinéaste, d'origine chilienne, s'amuse à brouiller les repères et confie même à Pierre Bellemare le rôle du conteur ! Il faut accepter de s'égarer lorsqu'on s'embarque avec Ruiz et de se promener à la manière des romantiques, comme dans un paysage étrange et saugrenu où l'on se perd avec délice ou irritation ! A vous de voir...
Il y a un gros travail de réalisation et de montage ; malheureusement le système de personnalités multiples associé au rythme lent, alourdit un peu le film malgré de très bons passages et un excellent Mastroianni. Si on n'aime ni la psychanalyse, ni les fantômes sud-américains, ni le surréalisme, on aura du mal à suivre les détours de ces trois vies. Par contre, si on apprécie tout cela, on passera un moment merveilleux devant ce véritable bijou d'humour, d'intelligence et devant cette loufoquerie morbide propre à certaines cultures comme celle des Mexicains. Pourtant, le sujet est grave (la schizophrénie) mais il est traité avec une telle intelligence, un tel recul qui vous conduit à interpréter les scènes au second ou au troisième degré, de sorte que tout passe merveilleusement bien. Décidément Raul Ruiz va beaucoup manquer au cinéma car personne ne lui ressemble de près ou de loin.
Raoul Ruiz fait partie d'une génération de réalisateurs chiliens politiquement engagés, comme Miguel Littín (réalisateur, scénariste, acteur et producteur pour le cinéma et la télévision, et écrivain chilien d'origine palestinienne. Cinéaste engagé, bien que non partisan, son œuvre est un témoignage sur les troubles de la politique chilienne du XXe siècle, et sur la souffrance de ses contemporains latino-américains) ; comme Helvio Soto (  Avec Miguel Littin, Patricio Guzmán et Raoul Ruiz, il fait partie de ‘’l'école du Chili’’ fortement influencée par le cinéma brésilien que Soto découvre grâce à la lecture des Cahiers du cinéma dans les années 1960. À partir de février 1971, il a été responsable des programmes du canal 7 de la télévision d'État), ou comme Patricio Guzmán (né le 11 août 1941 à Santiago du Chili, il est un cinéaste chilien, surtout connu pour ses nombreux documentaires sur l'histoire du Chili).
À la suite du coup d'État du 11 septembre 1973 au Chili, Raoul Ruiz s'exile en France, dont il finit par prendre la nationalité. En 1977, il réalise La Vocation suspendue qui marque le début d'une collaboration fructueuse avec l'Institut national de l'audiovisuel, en particulier à l'intérieur de son département de la recherche dirigé par Pierre Schaeffer. Une sorte de troupe permanente se constitue autour du cinéaste qui devient l'une des figures centrales du département, à l'intérieur duquel il réalisera près de 25 films – parmi lesquels L'Hypothèse du tableau volé (1978) et Les Trois Couronnes du matelot (1983). Désigné par Ruiz comme son "premier espace de liberté, l'Ina lui permet de développer son intérêt pour l'expérimentation visuelle, notamment aux côtés de chefs opérateurs comme Henri Alekan et Sacha Vierny.
Suite à l'affaiblissement que connaît le service de la recherche de l'Ina dans les années 80, Ruiz conserve des conditions de tournage proches en produisant ses films à l'intérieur de structures officielles. Il est un temps artiste associé à la maison de la culture de Grenoble (Régime sans pain, Richard III), puis sera nommé à la tête de la Maison de la culture du Havre par Jack Lang en 1986 (Mémoire des apparences, La Chouette aveugle).
Il est l'auteur d'une œuvre multiple et foisonnante, qualifiée souvent de baroque, produite dans des conditions très diverses dans différents pays, explorant des formats et des durées variées, recourant souvent au multilinguisme, croisant et hybridant les cultures. À mi-chemin du cinéma d'auteur et d'une veine plus expérimentale, privilégiant toujours la narration et la recherche visuelle, Raoul Ruiz est aussi l'auteur d'une œuvre théorique singulière réunie dans les deux volumes de sa Poétique du cinéma. Il était marié à la réalisatrice et monteuse Valeria Sarmiento. Il décèdera en 2011. En mars 2016, la Cinémathèque française lui a consacré une belle rétrospective.


  

 

Quand l’industrie du cinéma vit une crise de croissance

ONCE UPON A TIME IN HOLLYWOOD
Film anglo-américain de Quentin TARANTINO – 2019

ONCE UPON A TIME IN HOLLYWOOD : Affiche

Cette comédie dramatique se passe en 1969. L’acteur Rick Dalton et son ami et doublure, le cascadeur Cliff Booth, sont totalement perdus dans une industrie du cinéma en pleine mutation. Ils ne comprennent plus cette Cité des Anges qui voit l’émergence du mouvement hippie et l’arrivée cauchemardesque du gourou Charles Manson. Tout en croisant Steve McQueen et Bruce Lee, Dalton et Booth se noient dans la bière et les verres de whisky, et peinent à trouver des contrats. Non loin de la propriété de Rick Dalton, la jeune actrice Sharon Tate, femme du réalisateur Roman Polanski, vient de partager l’affiche avec Dean Martin dans une comédie intitulée Matt Helm règle ses comptes. Ajouté tardivement à la dernière compétition cannoise, ce 9e long-métrage de Quentin Tarantino a fait l’objet d’un nouveau montage après sa présentation sur la Croisette et avant son exploitation en salles. Le cinéaste a puisé dans ses souvenirs de jeunesse et dans la mythologie hollywoodienne pour créer son histoire. Damon Herriman, interprète de Charles Manson, incarne également le criminel dans la seconde saison de Mindhunter, série diffusée en août sur Netflix. Once Upon a Time... in Hollywood : le film à moitié plein ou à moitié vide de Tarantino. Son 9e film de Quentin Tarantino sort au milieu d’un été assez pauvre en exclusivités et crée l’événement.
Leonardo DiCaprio et Brad Pitt dans Once Upon a Time... In Hollywood de Quentin Tarantino (ANDREW COOPER / Sony)
En compétition au dernier Festival de Cannes, Once Upon a Time... in Hollywood de Quentin Tarantino est reparti bredouille du palmarès et a divisé la critique. Son neuvième long métrage sort mercredi 14 août 2019 et constitue l’événement cinématographique des sorties de cet été plutôt pauvre en la matière.
Hollywood, Hollywood ! Los Angeles, 1969. Rick Dalton (Leonardo DiCaprio), star d’une série télévisée de western, retrouve sa doublure, le cascadeur Cliff Booth (Brad Pitt), pour relancer leur carrière au cinéma. Leur accueil est mitigé, la télévision s'octroyant de plus en plus de place à Hollywood. Ils prennent toutefois leurs quartiers à Beverly Hills avec pour voisins le réalisateur Roman Polanski et son épouse Sharon Tate. Rick et Cliff se voient contraints de partir pour l’Europe où le western spaghetti est fleurissant, et où ils enchaînent plusieurs films. Revenus à Hollywood, ils vont être mêlés à l’affaire Charles Manson, commanditaire d’assassinats de stars hollywoodiennes, parmi lesquelles l’épouse de Polanski.
Un thème et un casting prometteurs Un tel canevas, avec entre autres Leonardo DiCaprio, Brad Pitt, Al Pacino, Kurt Russell et Michael Madsen ou Tim Roth (apparitions fugaces), était prometteur. D’autant que l’on attendait de ce fou de cinéma qu’est Quentin Tarantino une vision pertinente et acerbe sur Hollywood auquel renvoie son titre, emprunté à la trilogie de Sergio Leone (Il était une fois dans l’Ouest, Il était une fois la révolution et Il était une fois en Amérique). Au final, Once Upon a Time... in Hollywood ressemble à un verre à moitié vide ou à moitié plein.
Fin de partie Si Once Upon a Time... in Hollywood évoque bien la fin d’une époque, celle d’une industrie du cinéma en perte de vitesse et de glamour, son analyse de cette prise de pouvoir de la télévision sur le 7e art est paresseuse. C’est un air connu depuis les années 50 aux Etats-Unis. Alors qu’émergeait au milieu des années 1960 un cinéma indépendant et le "nouvel Hollywood" (dont il n’est pas dit un mot dans le film), Tarantino préfère s’attarder sur le western spaghetti. On le sait très amateur de cette catégorie "décadente" du genre, moribonde au seuil des années 1970.
La fin d'une ère La référence à l’affaire Manson, qui occupe la seconde partie du film, stigmatise également la fin d’une ère, tant cinématographique avec l’assassinat à Beverly Hills de l'actrice Sharon Tate, épouse du réalisateur Roman Polanski (un des crimes les plus violents de l’histoire des Etats-Unis), que sociologique avec la fin de l’utopie hippie que représente la "famille Manson". Insérer l’affaire Manson dans le film sert de ce point de vue son sujet. Tarantino a demandé de ne rien dévoiler du traitement si particulier qu’il en donne… alors que c’est la meilleure partie de son film. Mais il est en effet essentiel de ne rien en révéler pour en garder la surprise. L'actrice américaine Margot Robbie dans le rôle de Sharon Tate dans Once Upon a Time… in Hollywood du réalisateur américain Quentin Tarantino. (ANDREW COOPER / 2018 Sony Pictures Entertainment Deutschland GmbH)
Malaise Demeure toutefois un malaise. Celui de réaliser une "fantaisie" sur une telle tragédie. Emmanuelle Seigner, l’actuelle compagne de Polanski, s’en est plainte d’ailleurs ouvertement. Le drame avait valu à Roman Polanski les pires attaques dans la presse américaine de l’époque. Des doutes avaient même été émis sur la responsabilité du réalisateur dans l’assassinat de son épouse, et de l’enfant qu’elle portait.  
Grand film malade Si le duo Leonardo DiCaprio-Brad Pitt fonctionne bien, Once Upon a Time... in Hollywood souffre toutefois d’une dramaturgie des plus lâches. Étonnant de la part d’un Quentin Tarantino qui s’est le plus souvent montré un grand conteur d’histoire. Clairement divisé en deux parties, son film démarre sous les meilleurs auspices en installant ses deux personnages dans un Hollywood dont ils veulent faire la conquête. Mais au terme de cette introduction prometteuse, Tarantino ajoute des scènes interminables et répétitives, mal articulées les unes aux autres. Brad Pitt et Leonardo DiCaprio dans Once Upon a Time...In Hollywood de Quentin Tarantino. (Sony Pictures Releasing France)
Quelques pépites Surnagent cependant plus d’une pépite. Comme la jubilation de Sharon Tate (Margot Robbie) de se voir appréciée à l’écran par les spectateurs d’une salle de cinéma,  la leçon d’acteur d’une comédienne de 8 ans à la star Rick Dalton, la visite au ranch de la "famille Manson", ou le climax explosif final, d’usage chez Tarantino. DiCaprio est excellent dans la peau d’un acteur médiocre qui prend conscience de son manque de talent et finit par rebondir. Son amitié avec Brad Pitt, à la fois cool et pétri de violence, est teintée d’ambiguïté opportuniste. En accumulant griefs et fulgurances éparses, Quentin Tarantino semble avoir voulu réaliser un grand film malade pour stigmatiser le malaise hollywoodien de l’époque.
Once Upon a Time... in Hollywood risque de diviser les fans de Tarantino. Et pourtant, il s'agit probablement de son film le plus sincère et le plus touchant depuis Jackie Brown. Une ode au cinéma en tant qu'échappatoire tout autant qu'un rappel à la dure réalité. Bouleversant, magnifique chef-d’œuvre : à travers le portrait de ces deux losers magnifiques et de leur amitié indéfectible, Tarantino rend un hommage drôle et tendre aux sans-grade de l'industrie du cinéma qui oublient leurs répliques, noyés dans l'alcool, aux troisièmes couteaux abonnés aux rôles du mec transparent et invisible. Tout au long de Once Upon a Time…, Quentin Tarantino décrit Hollywood comme un monde d’opportunités ratées et de fantasmes, avec un regard tour à tour mélancolique, admiratif et moqueur. Quentin Tarantino, plus désenchanté que d’habitude, rassemble un casting de folie pour évoquer cette  période-charnière de Los Angeles et de l’Amérique. D’une nostalgie touchante. D’une érudition totale. Et d’une audace folle ! Alors, quand les grilles de la villa s’ouvrent au petit matin, il ne faut y voir nul révisionnisme, nulle consolation, juste l’évocation douloureuse de ce qui n’est pas, de ce qui n’est plus, de ce qui n’a pas été. Comme une élégie, un songe de nuit d’été, laissant une traînée de regrets tristes à l’instant du réveil. Non, vraiment, ce n’est pas un Tarantino comme les autres. Et non, on n’est pas là pour rigoler.


 

Polar d'une dérive psychanalytique

GENEALOGIE D’UN CRIME
Film français de Raoul RUIZ - 1997

 

GENEALOGIE D’UN CRIME : Affiche

A Vienne, quelque temps avant la guerre, Hermine Helmut von Hug, psychanalyste pour enfants, est persuadée que son neveu âgé de cinq ans a des tendances homicides. Elle décide donc d'étudier l'évolution inexorable des penchants criminels de son neveu. Celui-ci commet finalement le crime tant attendu: il tue sa tante. Ce film est inspiré de l'affaire Hermine Von Hug-Hellmuth, qui fut l'une des premières femmes autrichiennes à obtenir un doctorat de philosophie, mention physique. À partir de 1919 elle travaille au département de pédagogie thérapeutique de la clinique pédiatrique de Vienne. En 1921 elle intervient à l'Institut psychanalytique de Berlin. Chargée de conférences à l’ambulatorium de Vienne, en 1923 elle y dirige l’Erziehungsberatungsstelle. Hermine von Hug-Hellmuth meurt en 1924 étranglée par son neveu Rolf, âgé de 18 ans, qu'elle avait élevé puis placé en maison de redressement et qu'elle analysait. Inspiré d'un fait divers, ce polar lent reconstitue l'histoire d'une dérive psychanalytique ! Manipulatrice, Catherine Deneuve entraine Melvil Poupaud dans un jeu pervers qui l'amène inéluctablement au crime ! Dans Généalogies d'un crime, tout se tisse, tout se noue, tout s'enchaîne avec insolence et un certain brio! Michel Piccoli, truculent chef de "secte" psychanalytique, et Bernadette Lafont,  gravitent autour de ce couple fatal, unis par des liens ambigus ! Cette descente aux enfers dans le labyrinthe des pulsions est signée Raoul Ruiz, cinéaste chilien à l'humour assassin. C’est haletant !...
          ‘’Que faire du cinéma au bout d’un siècle ? Comment inventer de nouvelles histoires alors que le stock est depuis longtemps épuisé ?’’ A ces questions qui se posent à tout art moderne, et que présentait la revue Inrockuptibles, le cinéaste Raoul Ruiz apporte, avec Généalogies d’un crime, ses réponses de conteur baroque et compulsif : il ne trie pas, il garde tous les signes, principes et figures de l’ancien cinéma pour créer son monde à lui, ­très drôle.
L'histoire, on la connaît. Ça fait longtemps qu'elle est écrite, longtemps qu'elle a été vécue par une psychanalyste pour enfants, viennoise du nom de Hermine Helmut von Hug. Cette femme avait cru déceler, chez son neveu ­ âgé de 5 ans, ­ des tendances homicides. Elle le prit chez elle et attendit paisiblement qu'il tue. Il finit par le faire. Le neveu était un bon acteur, à la fois malléable et inventif. Il n'a pas voulu décevoir son metteur en scène. Il a fait ce qu'on attendait de lui. Ainsi, la preuve était faite qu'à 5 ans, tout est déjà joué. La mort de la tante démontrait le bien-fondé de ses théories.
En s'emparant de cette nouvelle histoire, Raoul Ruiz fait mine d'embrasser un sujet encore plus vieux qu'elle : le déterminisme contre le libre arbitre, un combat éternel. Quand on lui posait la question de savoir lequel des deux gouvernait les passions humaines, Fritz Lang répondait «fifty-fifty". Il était un Allemand rationnel. Raoul Ruiz, lui, est un Chilien baroque qui  se moque bien de savoir la part de l'un et de l'autre. Il ne croit pas plus à l'éducation qu'à la vie dans la forêt. Il ne croit qu'au pouvoir des histoires, celles que l'on vous raconte, qui vous fascinent et que vous finissez par incarner, parfois à votre corps défendant. Raoul Ruiz est un expert, il sait que le stock d’histoires disponibles est limité ­ et épuisé depuis belle lurette. Mais comme c'est un grand raconteur d'histoires et un grand cinéaste, ce qui ne revient pas toujours au même, il s'en réjouit au lieu de s'en plaindre. Car si le film criminel à tendance psychanalytique ­n'est pas nouveau, et reste un formidable point de départ, un solide fil conducteur propice à toutes les échappées belles. C'est la plus grosse des poupées russes, celle qui peut contenir toutes les autres, même les plus tordues. S'il n'y a aucun intérêt à refaire La Maison du Dr Edwards, Le Secret derrière la porte, Vertigo ou Psychose, ce sont des jeux qui valent encore la peine que l'on s'y amuse puisqu'on n'en connaît pas de meilleurs. Il suffit que le meneur de jeu ait du talent et que les participants soient à la hauteur, prêts à donner le meilleur d'eux-mêmes et, point capital, à ne pas bouder leur plaisir. Ce sont des jeux de société, mais de sociétés secrètes, de sociétés de psychanalyse donc. Au début du film, Ruiz vient d'ouvrir la boîte, il a disposé les pions et les jetons : Deneuve est à sa gauche, Poupaud à sa droite, Modiano on ne sait où, Piccoli et Severyn pas encore arrivés. Les dés vont être lancés, on n'est sûrs que d'une seule chose : on va bien s'amuser.
Et effectivement, on s'amuse, comme des petits fous. Car si Ruiz nous fait évoluer dans un monde déjà écrit, c'est pour mieux le faire sien : un drôle de monde, un monde très drôle. Un monde où deux sociétés de psychanalyse se livrent une guerre féroce, où les garçons de café sont prêts à se battre en duel pour des vers de Mallarmé, où le président de la SPIF (Société de psychanalyse de l'Île-de-France) fait étalage de ses références littéraires et où celui de la SPFB (Société de psychanalyse franco-belge) fauche les petites cuillères, juste comme ça, machinalement. C'est un univers saturé de sens, de signes et d'objets. Un invraisemblable bric-à-brac s'y est accumulé, fait de miroirs sans tain, de tableaux vivants et d'ombres chinoises. Autant de strates d'une malédiction commune, autant de décors surchargés pour des personnages mus par des "histoires agissantes" dont ils sont les captifs amoureux. Fondé sur la répétition ad libitum d'un même thème, le projet de Ruiz consiste en une mise en scène de la variation proliférante. Il ne s'agit plus de savoir qui a fait le coup, mais de découvrir qui va le reprendre pour son propre compte et sur quel mode opératoire. Sous l'emprise de l'histoire de la tante psy (Deneuve) et de son tueur de neveu (Poupaud), Solange (Deneuve, encore) n'aura de cesse de démontrer la manipulation dont il a été victime. Elle est habitée par une intrigue, vampirisée par une morte qui se sert d'elle afin d'assouvir sa vengeance. Solange est celle qui prend le relais, celle qui accepte d'entrer dans la ronde narrative pour que l'histoire reste immortelle, c'est-à-dire qu'elle puisse encore et toujours être racontée à quelqu'un. Elle est le personnage ‘’ruizien’’ par excellence.
Car Ruiz n'a jamais fait que ça, suivre des personnages chargés de fiction, porteurs d'une croyance devenue désuète, en quête désespérée d'un auditoire, contre vents et marées. C'est ainsi que Pierre Bellemare (dans Trois vies et une seule mort) prêtait tout naturellement sa faconde à une nouvelle histoire extraordinaire. Ici, Ruiz se saisit d'acteurs aussi lourds (au sens de chargés ­ de leurs multiples rôles, d'histoires mais aussi d'Histoire) que Catherine Deneuve et Michel Piccoli pour leur proposer de s'amuser avec lui. Et ils sont formidables d'inventivité, libres comme des poissons dans l'eau, tout au plaisir enfantin du jeu. C'est grâce à eux, juste en les regardant, qu'on comprend mieux où Ruiz veut en venir, au-delà de la pure séduction formelle que dégage son film. Car s'il est un cinéaste virtuose qui s'invente toujours de nouveaux défis de mise en scène et s'il risque constamment d'encourir le reproche de gratuité, Ruiz ne cesse d'affirmer la profondeur de sa pensée. Bien loin de se contenter de faire du faux neuf avec du vrai vieux, ou de passer un coup de plumeau sur ses fameuses "histoires immortelles", Ruiz revient à son sujet de départ (déterminisme/liberté) et le traite in fine, mais à sa manière.
A quoi ressemblera un film d'aujourd'hui fait d'éléments composites et anciens ? Si on utilise des ruines fictionnelles (le polar psy, le mélodrame, l'intrigue criminelle, voire le grand-guignol bien sanguinolent) pour bâtir un nouveau temple, quelle forme doit-on lui donner ? Comment ne pas renoncer au plaisir de raconter des histoires puisque le spectateur les connaît toutes ? Que faire avec Deneuve et Piccoli qu'ils n'ont pas déjà fait ? Et, tout bêtement, quelle est la part de liberté du cinéaste après un siècle de cinéma ? Pour répondre à ses questions ­ qui sont, mine de rien, celles de tout art moderne ­, Ruiz choisit d'accumuler plutôt que de trier. C'est en cela qu'il est un véritable baroque. Il accuse l'essence répétitive du cinéma au lieu de l'évacuer d'un revers de la main. Il en fait un tremplin vers une nouvelle croyance. Alors, la prédominance d'effets illusionnistes cesse d'être un jeu stérile pour se transformer en un instrument d'investigation du réel. Un exemple ? On n'a jamais aussi justement décrit tout le ridicule des controverses du microcosme intellectuel parisien que dans Généalogies d'un crime. Pour ne parler que de ce qu'on connaît trop bien, il suffit de transposer ces sombres querelles de psychanalystes à l'échelle, encore plus réduite, de la critique de cinéma pour s'en convaincre. Ou, plus sérieusement, il faut observer ce que Ruiz fait de Deneuve : une parfaite synthèse entre tous ses rôles iconiques de blonde hitchcockienne et ceux de la femme hyperactive ­ figure à la fois érotique et maternelle, toujours capable de séduire les jeunes gens ­que lui inflige un ‘’mauvais’’ cinéma français. Résultat, elle qui a été si souvent regardée, on l'a rarement vue comme ça. Comme on a rarement vu un film accepter autant de contraintes, de traditions lourdes et de matériaux pas commodes à manier, pour accoucher dans la joie et la bonne humeur d'une forme neuve, libre et vivante ­ une pleine forme, vraiment. Aussi soucieux de sa généalogie que de sa descendance, Raoul Ruiz est un criminel de génie. Il a encore rempli son contrat.


 

Un regard d’une grande tendresse sur certaines  communautés

GIVE ME LIBERTY
Film américain de Kirill MIKHANOVSKY – 2019

GIVE ME LIBERTY : Affiche

Vic, un jeune américain d’origine russe vivant à Milwaukee, intelligent mais peu sûr de lui, devient ambulancier en attendant mieux. Il trimballe tous ses proches et n’importe qui, partout où ils doivent aller, avec une affection et une générosité absolue. Par exemple, il emmène les membres de sa famille, dont son grand-père sénile et sa communauté déjantée, à un enterrement, avec un diabétique en surpoids, des handicapés mentaux qui se rendent à leur école, et sa patiente préférée, Tracy, une jeune fille noire atteinte de la maladie de Lou Gehring, pour laquelle il éprouve des sentiments… Second long-métrage de Kirill Mikhanovsky, Give Me Liberty était présenté à la Quinzaine des Réalisateurs en mai 2019. Le film est le premier d’une série de projets développés aux côtés de la scénariste et productrice Alice Austen. Auparavant, le réalisateur russe était un fidèle collaborateur de Fellipe Barbosa. Il a notamment été scénariste pour Gabriel et la montagne, primé à la Semaine de la Critique en 2017. Vic conduit un minibus pour personnes handicapées à Milwaukee. Alors que des manifestations éclatent dans la ville, il est déjà très en retard et sur le point d’être licencié par son patron, très impatient. A contrecœur, il accepte pourtant de conduire son grand-père sénile et ses vieux amis russes aux  funérailles d’une vieille amie. En chemin, Vic s’arrête dans un quartier afro-américain pour récupérer Tracy, une femme atteinte de la maladie de Lou Gehring. C’est alors que la journée de Vic devient joyeusement incontrôlable…
Milwaukee n’est pas une ville que le cinéma américain a l’habitude de nous faire visiter. C’est pourtant une commune qui a une identité forte. Bien plus forte que celle de Vic, qui apparaît comme un jeune homme innocent et très altruiste, bref une page blanche sur laquelle il reste encore à écrire le récit qui fera de lui un homme responsable. En somme, le vrai personnage principal de ce film d’apprentissage est bien cette ville bouillonnante d’activité, et, par extension, ses habitants. Tout le travail de Kirill Mikhanovsky repose en fait sur sa volonté de s’inspirer de sa propre expérience, pour nous faire profiter de son regard sur cette ville où il s’est lui-même construit en tant qu’ambulancier, après son arrivée de Russie. Give Me Liberty trouve ainsi sa force dans son caractère semi-autobiographique, ou du moins dans la part de réalisme que l’on devine à travers la manière dont sont dessinés tous les personnages secondaires. Le sens du cadrage et du montage avec lequel il filme ces nombreux personnages qui gravitent autour de Vic, fait naître une effervescence qu’il lui fallait agrémenter par un bon travail d’écriture comique, s’il ne voulait pas que l’ensemble sombre dans un chaos horrifique. Or, grâce aux portraits contrastés qu’il construit, et à l’interprétation dynamique, mais jamais outrancière, des acteurs pour la plupart non professionnels, ces habitants de Milwaukee se révèlent tous des figures bien plus profondes qu’il n’y paraît au premier abord. En prenant soin de ne pas sombrer dans la caricature facile – ce qui est souvent le cas, dès lors qu’on imagine la rencontre entre plusieurs communautés, comme ici, avec des Russes, des Afro-américains et des personnes avec un handicap –, et de ne pas s’engager dans le schéma trop linéaire du road trip urbain, Mikhanovsky parvient à organiser une multitude de rencontres qui vont  transformer progressivement le personnage de Vic. Chacune d’entre elles est l’occasion pour le cinéaste de bâtir des scènes parfois assimilables à de courts sketchs, dont les plus drôles naissent des situations les plus inattendues.
          Parce qu’ils sont tous à la fois exaspérants et touchants, les personnages secondaires de Give me Liberty testent continuellement notre propre patience à leur égard. L’extrême bienveillance, qui caractérise Vic, finit même par atteindre ses limites, là où beaucoup auraient craqué avant lui. L’exemple le plus marquant est celui de Tracy. Derrière cette jeune femme en chaise roulante, qui apparaît dans un premier temps comme une cliente difficile, poussant des coups de gueule frôlant l’hystérie, se cache en fait le plus attachant de tous ces personnages hauts en couleurs, qui alimentent l’ébullition perpétuelle de cette journée.
Plus intéressant encore est le personnage de Dima, car bien que sa gouaillerie permette un humour de répétition volontairement lourdaud et harassant, et bien qu’il constitue l’exact opposé de Vic qui essaie de se faire discret, il est aux antipodes de l’habituel cliché du fidèle compagnon rigolo. C’est même le trouble qui entoure son honnêteté qui finira par faire sortir Vic de ses gonds, puisqu’on ne saura jamais s’il est, lui aussi, un ami généreux ou un impitoyable escroc. De tels personnages, difficiles à cerner, invitent à une recherche continuelle, ce qui est devenu trop rare dans le cinéma actuel. Même si le rythme finit par s’essouffler dans la dernière demi-heure, Mikhanovsky clôture son premier long métrage par une performance de mise en scène impressionnante. Il a recours au noir et blanc pour privilégier une scène d’émeute et, en rendant ainsi l’image très mobile et presque illisible, il permet au chaos de cette scène de littéralement couper le souffle du public. On se satisfait d’autant plus de voir ensuite Vic achever sa longue journée, dans un bel élan, proposant une fin ouverte qui échappe au piège du happy end trop facile.
Certains iront reprocheront au jeune cinéaste de n’avoir fait qu’effleurer les aspects les plus sociaux de la peinture qu’il propose de sa terre d’accueil. On pourra notamment regretter que les employeurs de Vic soient trop rapidement aperçus, sans que les questions morales propres à un système proche du « Uber-ambulance » soient clairement posées. Mais les intentions de Kirill Mikhanovsky n’étaient pas là. Son cri d’amour pour sa ville d’accueil, dont les habitants forment un symbole bien peu glorieux du rêve américain, est une réussite. Elle  n’est pas sans rappeler la façon dont les figures émergentes du nouvel Hollywood avaient fait autrefois de New York la ville la plus ‘’cinégénique’’ du pays. Un début de carrière pour le moins prometteur, et à suivre de près.
Entre petits contretemps et grosses galères, cette journée qui tourne à l’ébullition va aussi laisser échapper un torrent d’humanité et d’amour. C’est drôle, baroque et d’une folle énergie. Surtout, le réalisateur, parfois à deux doigts de nous perdre au cours de sa trépidante tournée, porte un regard d’une grande tendresse sur des communautés auxquelles la société ne prête pas suffisamment attention.


  

Aux Philippines, les jours noirs ne finissent jamais

HALTE (ANG HUPA)
Film Philippin de Lav DIAZ – 2019

Halte : Affiche

En 2034, aux Philippines, cela fait trois ans que l’Asie du Sud-Est est plongée dans une nuit noire éternelle, littéralement. Le soleil ne se lève plus, suite à des éruptions volcaniques massives dans la mer de Célèbes, et la pluie tombe continuellement. Des fous dirigent les pays, les communautés, les enclaves et les villes. Des épidémies cataclysmiques ont ravagé le continent. Ils sont des millions à être morts, des millions à être partis. Les survivants qui n’ont pas réussi à fuir le pays vivent sous la férule d’un dictateur fou qui réprime avec violence la moindre résistance. Chacun tente de survivre dans un monde enténébré, en proie à la maladie et à la misère. La force de vivre n’anéantit pas pour autant tout espoir…
Après une sélection à Berlin avec La saison du Diable (2018), Lav Diaz était présent à la Quinzaine des Réalisateurs de Cannes, en mai 2019, pour présenter Halte (Hang Hupa), conçu comme un film fleuve de 4h 49. Le cinéaste philippin interroge à nouveau la société de son pays natal, cette fois de manière plus radicale : ‘’J’étais en train de travailler sur un film de gangsters. J’ai ressenti un besoin urgent de faire un autre film au contenu plus directement politique’’, centré sur la réalité du pays.
Dans Halte, Lav Diaz prolonge son approche de la loi martiale instaurée par le président Marcos aux Philippines en 1979 traitée dans La Saison du diable, en la développant dans un environnement futuriste. La nuit qui enveloppe le film est par métaphore celle des heures sombres que traverse le pays. La résistance de rebelles dispersés se retrouve également dans les deux films. Des acteurs fidèles (Piaolo Pascual, Hazel Orencio) jouent au côté de l’extraordinaire Joël Lamangan qui campe un président Navarra remarquable dans sa paranoïa dictatoriale. Lav Diaz diffracte les ténèbres d’une dictature, dans un monochrome de noir et d’argent. La nuit de la terreur n’en finit pas, et nous voilà saisis d’effroi et de fascination pour le chef-d’œuvre de cinéma grotesque qui la raconte.
C’est un monde-nuit. Dans Halte, les jours noirs ont commencé, pour ne finir jamais. Suite à des éruptions massives, le soleil ne se lève plus sur la société future du nouveau film de Lav Diaz, qui structure le vide d’une apocalypse. Nous sommes dans son pays, les Philippines, en 2034, autant dire que c’est déjà demain, une histoire proche. Une épidémie de grippe, surnommée ‘’Dark Killer, la Tueuse noire’’, a décimé les populations.
          Le ‘’Tueur noir’’, ce pourrait être aussi le nom du dictateur au pouvoir du film, sorte d’avatar satirique et homosexuel de Ferdinand Marcos, l’ancien tyran du pays, mais tout aussi bien, un dictateur paranoïaque comme un autre idéal-type universel de monstre psychotique. On reconnaîtra en lui n’importe quel maître fou de n’importe quelle dictature, qu’il soit des Philippines ou d’ailleurs, du présent ou du passé politique. C’est le même régime que décrivait le précédent film de Lav Diaz, La Saison du diable, avec son despote incohérent, même visage universel  du mal. Comme il y avait une femme-soldat sans pitié dans La Saison du diable, ce caractère féminin se retrouve, récurrent, dans Halte, mais il est dédoublé : deux officiers des forces spéciales, des amantes lesbiennes Marissa et Martha, assurent la protection du dictateur Nirvano Navarra.
Le monde-nuit de Halte est sublime. Les ténèbres, dans l’esthétique sophistiquée de Lav Diaz, dérangent l’œil, par leur paradoxale et presque encombrante beauté. Un noir et blanc éblouissant, tantôt argenté, tantôt laiteux, accorde le régime totalitaire, oppressif et menaçant, avec un très beau fond formel, une vision totalement à rebours de l’imagerie du cinéma de divertissement générique, où l’apocalypse n’est que ruine, poussière et laideur, bref, un monde effondré.
          Pourtant, les belles nuits éternelles de Halte, contrastées, sont de pure tragédie. Leur beauté n’est qu’une illusion d’optique et de cinéma. Car elles sont habitées par une population léthargique, menacée à tout moment d’être exécutée par les Forces Spéciales : les hommes oppressés sont des fantômes. Ils forment une société en apparent sommeil, mais parce qu’en réalité terrorisée, placée sous la surveillance sans répit de drones. Le film, d’un bout à l’autre nocturne, montre à la fois l’écrasement de la population et sa vitalité dans les petits gestes d’entraide quotidienne. Plusieurs intrigues liées aux personnages construisent ce qui pourrait s’apparenter à un film choral. Mais Halte est éloigné de cette forme et reste plus identifié à la comédie dramatique. Ici le drame domine, la faim, la maladie, la soumission, l’oppression sont à chaque coin de rue. Des drones de surveillance vérifient les identités sous une pluie quasi-constante, et les forces de l’ordre tirent à vue, sans sommation. Le film décrypte le basculement d’un pays dans la dictature, sous le pouvoir d’un homme qui déraille. Il pointe aussi le ralliement d’opportunistes, mais également l’apathie d’une population qui s’y plie et, par défaut, y consent. C’est pourtant d’elle et de ses enfants que viendra le salut.
          Comme toujours dans son cinéma, aussi maximaliste que bien récompensé (il a reçu le Lion d’or, l’Ours d’argent et le Léopard d’or), Lav Diaz occupe l’espace dans un mouvement continuel et divers : des récits s’enchâssent, amples et lents, souvent cadrés par de longs plans hypnotiques. Se forme alors comme un espace-temps dilaté, comme toujours dans son cinéma aux œuvres prolongées. En 4 h 39, Halte n’est pas si long en regard des standards du cinéaste philippin, qui peuvent aller jusqu’à une dizaine d’heures ! Halte pourrait n’être que sinistre, nous laissant saisis d’effroi, figés comme par un rictus repoussant. Mais Lav Diaz joue d’un spectre bien plus large d’émotions, nous écartelant entre des sentiments complexes et contradictoires, au gré de ses digressions. Dans un club, un groupe de rock pulse une énergie vibratoire. Le dictateur, joué avec brio par Joël Lamangan jubilatoire, fou furieux, dangereux, qui fait bouffer de la chair humaine à ses crocodiles de compagnie, est en même temps, enfantin, peu sérieux et d’un comique grotesque. Il est le descendant direct du Dictateur de Chaplin et il nous amuse.
Le dictateur n’est qu’un enfant, qui entretient des conversations imaginaires avec sa mère avec laquelle il n’a pas coupé le cordon. Finalement, cet enfant attardé tombera sous la menace inattendue d’une armée d’enfants des rues qu’il croyait innocents et semblables à lui : les nouvelles générations seront-elles celles qui nous sauveront ? La métaphore avec la situation d’un pays constamment à la recherche de son identité, fracturé entre ses différentes communautés et livré régulièrement à des régimes autoritaires (la dictature de Marcos, la présidence Duterte aujourd’hui) est évidente dans le propos de ce cinéaste engagé qui semble déplorer ici, plus encore que la folie du régime, la responsabilité collective d’un peuple et d’une opposition amnésique et résignée.
Mais on aurait tort de réduire la portée de son message aux seules Philippines. Le propos désenchanté de Lav Diaz sur l’évolution du monde actuel, les périls environnementaux, et la dérive totalitaire des nouvelles technologies, dans lesquelles les mensonges deviennent des réalités, possède une dimension universelle. Porté par une mise en scène somptueuse et un noir et blanc qui prend ici plus que jamais tout son sens, Halte est à la fois une fable captivante par sa beauté et un cri d’alarme terrifiant. ‘’Parfois on souhaite que tout ça ne soit qu’un cauchemar’’, soupire l’un de ses protagonistes. Nous aussi !

 

 

 

 

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