Les Bouleversements culturels
Texte de référence
Une société en gestation
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Nous vivons une époque où de nombreuses évidences sont remises en cause. Des évolutions culturelles de toutes les couleurs et dans tous les domaines changent notre conception de l’histoire de l’humanité, notre perception de la nature et du cosmos, notre approche de l’homme, notre croyance en Dieu et la place des institutions religieuses dans la société. Devant ces changements, nous avons interrogé Jean de Montalembert, prêtre qui a des responsabilités internationales qui le met en contact avec des peuples touchés par la mondialisation.
- Vous avez l’occasion de beaucoup voyager et avez travaillé avec des personnes en prise avec la mondialisation, par leur responsabilité professionnelle ou par leur engagement dans des ONG. Qu’est-ce qui vous a plus spécialement marqué ?
Il est difficile quand on parle des profonds changements contemporains de les hiérarchiser ou de repérer leurs relations entre eux. Nous sommes au milieu de ces changements : nous les provoquons, nous en profitons et nous les subissons. On cherche toujours à dramatiser son époque et la rendre plus importante qu’elle ne l’est, mais je ne sais pas si nous ne vivons pas un changement aussi radicale que celui vécu par l’humanité au tournant néolithique, il y a plus de 10 000 ans quand l’homme a cessé d’être chasseur-cueilleur pour devenir agriculteur, se fixer et inventer la ville. Depuis cette très lointaine époque, l’homme a perfectionné ses outils, construit des villes de plus en plus grandes et sophistiquées, avec une organisation sociale de plus en plus complexe. Mais au fil de ces 10 000 ans, nous restons dans le même cadre socio- culturel, déterminé par le lieu, le terroir où l’homme s’est fixé. Rappelons que tous les systèmes juridiques qui régissent nos rapports reposent sur la localisation du sujet. Mais aussi nos représentations, nos valeurs, notre parler ont été déterminés patiemment au fil du temps par ce petit espace où nous nous déplacions, proches de notre résidence fixe : un canton, un province, peut-être un pays, s’il n’était pas trop grand. Le premier bouleversement qui touche le lien des hommes entre eux est le rapport à l’espace et au temps qui a beaucoup changé depuis le développement des moyens de transport rapides, mais surtout le transport et la circulation de l’information. Quand j’étais enfant et pensionnaire, on nous présentait périodiquement, dans la grande salle des fêtes du collège, des films et j’aimais me glisser discrètement vers la cabine de projection où j’étais fasciné par l’opérateur qui chargeait les immenses rouleaux de pellicules que nécessitaient la projection du film. Aujourd’hui, grâce de la révolution numérique, ce même film, je peux le télécharger d’un site Internet en un tour de main, et toute l’information qu’il contient, les nuances des couleurs, le jeu subtil des acteurs, les paroles, la musique, toute la prodigieuse somme d’informations que peut contenir un film est réduite à une suite implacable de 1 et 0 (le système binaire de l’informatique) et peut se ranger dans une petite clé Usb de 3cm². Et au même moment, un cinéphile chinois où guatémaltèque peut télécharger le même film. La numérisation de l’information a transformé la science et lui a permis des avancées gigantesques comme le décodage du génome humain.
Je travaille dans deux ONG, engagés dans la lutte contre la pauvreté. L’une d’entre elles est spécialisée dans l’amélioration de l’habitat. Grâce à l’Internet, nous sommes informés de toutes les initiatives prises au travers du monde dans ce domaine, avec leur taux de réussite, leurs effets secondaires, positifs ou négatifs. L’ONG a mis sur pied toute une équipe chargée de traiter cette information et d’analyser l’impacte sur les solutions concrètes proposées ici. Cette ONG invente des solutions pour lutter contre la pauvreté qui gagnent de prestigieux prix internationaux mais qui étourdissent les responsables politiques locaux, qui vivent toujours le nez collé aux frontières étroites de leur commune ou de leur province et concentrés sur le petit jeu des luttes de pouvoir locales.
Par le téléphone mobile et l'Internet, les liens de tout un chacun peuvent être, à distance, instantanés et constants. Plus besoin de savoir le lieu géographique où se trouve l'autre. La relation à distance prend le pas sur le voisinage. Le téléphone mobile comme l'Internet brouillent les repères spatiaux et temporels, non sans répercussion sur la distinction entre des domaines de vie : on consulte son "courriel" professionnel le dimanche et chez soi autant qu’à son travail.
L’individu lui-même, fortement promotionné depuis les Temps Modernes, se trouve malmené dans toutes ces transformations. Il s’interroge sur son identité. La télé réalité, fort lucrative pour les chaînes de télévision, exploite un « besoin d’expression publique du soi-intime » (Jean Paul Kaufman : « Le Monde des débats » Mars 2004. ), offrant à des individus en mal de reconnaissance sociale, la possibilité de s’exhiber et l’illusion de devenir quelqu’un d’important.
- Beaucoup sont sensibles à l’évolution de la femme dans la société. D’après vous, qu’est-ce qui est en jeu ?
Là, nous touchons du doigt un deuxième aspect très nouveau du bouleversement culturel contemporain et qui est le changement de relation que nous vivons avec notre propre corps. Pour les femmes, la grande nouveauté a été la maîtrise de la fécondité, et pour tous, hommes et femmes, la maîtrise de la douleur. Depuis toujours l’être humain subissait son corps : les femmes, les grossesses répétitives quand elles n’étaient pas désirées, et tout le monde la douleur qu’on ne savait pas soulager. Le corps humain, au fil de l’existence, vous causait bien plus de souffrances que ne vous donnait de plaisirs. Avec les progrès prodigieux de la médecine ce rapport s’est inversé pour la première fois de l’histoire de l’humanité. Le rapport à soi, à son corps, la place du plaisir dans la recherche du bonheur, ont entraîné de profondes mutations dans la manière de vivre la sexualité et, plus largement, dans le rapport homme/femme. Elle s’est traduite par d'importants changements dans la répartition des rôles qui ne sont pas sans retentissement sur l’appréhension des identités masculine et féminine. Certains considèrent que c’est l'un des plus grands et des plus durables bouleversements culturels du 20ème siècle. En France et en Europe, nous n’avons sûrement pas pris la mesure de bouleversements qui, pour avoir été considérables, ne sont pas encore parvenus à leur terme. Je ne répéterai pas ici ce que vous avez écrit dans un article de votre site sur l’évolution de la place de la femme.
- Alors, que penser du fossé qui semble se creuser entre les générations ?
Naturellement les jeunes sont plus sensibles à ces évolutions car ils sont davantage façonnés par elles car elles sont assez récentes. Moi qui suis déjà d’un certain âge, j’ai du mal à saisir le sens que revêt pour tant de jeunes le marquage de leur corps par le tatouage ou le piercing qui est une façon de s’approprier son corps, de clamer : « Il est à moi, j’en fais ce que je veux ! » Une telle attitude est valable si le corps est bon. Avant, on avant plutôt le rêve de s’échapper de son corps. Pensez, dans notre histoire occidentale, aux différents succès à travers les siècles des doctrines dualistes qui insistaient tant sur la séparation de l’esprit et de la matière. Maintenant c’est tout le contraire, on aimerait investir davantage son corps et non s’en échapper. Récemment, avec un groupe de jeunes ménages, nous parlions de sexualité et de la fonction de celle-ci. La réponse quasi unanime était que la sexualité a comme but de procurer du plaisir. Et la procréation ? Mais cela n’intervient qu’un tout petit peu dans une vie sexuelle, a-t-on répondu. Naturellement les institutions sont encore plus lentes à comprendre ces évolutions, et comme institution, notre Eglise Catholique, mais pas seulement elle. Par exemple, la Justice a bien du mal a créer un cadre juridique qui ne repose pas sur la localisation du sujet. Et ne parlons pas de l’Ecole. On peut dire qu’il y a une crise généralisée de la transmission, et cette crise inquiète, à juste titre, tous ceux qui sont sensible à la bonne marche de la société.
- Pourquoi ne peut-on plus transmettre les valeurs d’antan aux jeunes générations ?
Les valeurs sont toujours un consensus accepté de règles de vie ensociété. Comment ce consensus s’obtient, c’est bien mystérieux. On s’aperçoit mieux quand le consensus est rompu et que les sociétés se défont. Prenons les questions assez radicales qui se posent autour de l’éthique et de son fondement. Le temps n’est plus où tout un chacun, qu’il soit croyant ou non, acceptait un fondement transcendant à l’éthique, qui dans nos sociétés occidentales était donné par notre religion chrétienne. Il faut compter aujourd’hui avec un pluralisme éthique, qui vient de l’éclatement des sociétés traditionnelles liées au territoire. La prise en compte de la diversité conduit la société à une éthique contractuelle sans cesse renouvelée en raison de circonstances changeantes. Une telle éthique changeante et contractuelle peut-elle encore s’appeler éthique ? Certes les religions peuvent participer à l’élaboration de ce nouveau contrat éthique, mais à condition que l’on continue à leur ménager une place dans le débat public, et à condition encore qu’on ne leur demande pas de renoncer à leur propre visée.
Dans le même temps, on assiste à une demande un peu frénétique de repères, accompagné d’une réglementation sécuritaire galopante dans tous les domaines de la vie sociale. C’est très paradoxal. C’est tout de même incroyable qu’au moment où nous vivons de tels changements avec forcément leur part d’incertitude, la France ait inscrit dans sa Constitution un principe aussi vague et aussi paralysant que le principe de précaution. A une autre échelle, on peut ajouter que la perception se fait plus vive de la précarité de la planète. La prise de conscience du danger nucléaire et de l’épuisement des ressources énergétiques, qui a marqué les décennies précédentes, se poursuit aujourd’hui dans toutes sortes de réflexions très contradictoires sur les équilibres climatiques, les organismes génétiquement modifiés, les multiples formes de pollution et leur retentissement sur la santé.
- Que dire alors de la place de la religion dans nos sociétés laïcisées ?
La place des religions dans la société européenne a beaucoup évolué. Le pluralisme religieux a succédé au quasi monopole de l'Église catholique, orthodoxe et protestante qui, comme toute les grandes institutions sociales, ont perdu de leur crédit. Mais plus que d’autres, elle suscite une exaspération, une colère parfois, pas très objective mais d’autant plus significative d’un sentiment d’incompréhension, d'une impression de confiance trahie, voire d’un sentiment d’abandon. Cette rupture de communication entre l'Église catholique et la société française mériterait un examen attentif. En même temps, la pluralité religieuse est devenu un fait massif, durable qu’il ne suffit pas de constater mais avec lequel il faut désormais compter. Sur fond de rupture de tradition, comme l’a montré Jurgen Habermas, se développent dans les sociétés occidentales des fondamentalismes. Le fondamentalisme musulman occupe une place importante, mais le fondamentalisme protestant aux USA occupe l’espace public et pèse lourdement sur les choix politiques. Dans cette effervescence du religieux, les attentes de spiritualité se développent et le bouddhisme à l’occidentale attire beaucoup. La République est-elle prête à ces changements, à cette réémergence de la religion dans l’espace public ?… Au-delà des discours incantatoires sur la tolérance ou l’intégration, la voici aujourd’hui au défi de reconsidérer la place des religions et du religieux dans l’espace public.
- Que dire de la société française ?
Ces bouleversements culturels sont d'autant plus difficiles à vivre que nos sociétés européennes sont et deviennent pluriculturelles. Désormais la société française est une marqueterie étonnante de cultures diverses. Le discours sur l’intégration, pour une part nécessaire, ne prend pas vraiment en compte cette diversité ; il peut même être désobligeant pour ceux qui, présents depuis plusieurs générations sur le sol français, se considèrent comme totalement intégrés, mais avec des éléments culturels et religieux particuliers. Non seulement chaque culture a ses propres sensibilités, ses ouvertures et ses tabous à l'égard de tous ces sujets délicats, ce qui pose des problèmes de compréhension mutuelle… mais chacune d'elles se trouve profondément bousculée par la rencontre de l'autre et craint d'y perdre son identité. La question est particulièrement aiguë car les cultures sont, depuis leurs origines, profondément façonnées par les religions. En même temps apparaissent des éléments d’une culture qui se propose comme universelle. Elle tend à devenir une culture planétaire ; elle commande pour une bonne part le marché international et, plus largement, la mondialisation. Les cultures « régionales », aux capacités économiques parfois très limitées, craignent d’être laminées par cette globalisation. Toutes ces questions sont neuves et méritent qu’on s’y intéresse vraiment.
- Le panorama que vous venez de dessiner n’est-il pas un appel à être très attentif à ces évolutions qui remettent en cause notre vie ensemble et qui risquent d’écraser plus d’un.
Eh, oui ! Le prêtre est un passeur : il aide l’homme à passer du côté de Dieu avant qu’il ne soit écrasé, il l’aide aussi à reconnaître Dieu qui passe près de lui au moment où il se sent écrasé. Je terminerai bien par la suggestion faite par un de mes ancêtres, très engagé au 19ème siècle pour que l’Eglise catholique comprennent les changements que vivaient toute l’Europe d’alors. Malheureusement, à l’époque, il n’a pas été bien écouté des autorités ecclésiales et c’est bien dommage. « Il faut donc ici comme partout savoir comprendre la nouveauté des temps ; non la saluer d’un sot et servile enthousiasme, mais la comprendre, l’accepter ou au moins s’y résigner de bonne foi, en tout ce qui n’est pas contraire à la conscience du chrétien… Concilier les traditions de l’Eglise avec les aspirations de la société moderne, en cherchant et pour l’une et pour l’autre une fécondité nouvelle dans la liberté, c’est une tâche admirable. » Charles de Montalembert prononça ces paroles en Août 1863 dans un fameux discours à Malines et en décembre 1864, Pie IX publiait son encyclique ‘Quanta Cura’ accompagné du fameux Syllabus qui apparaîtra aux contemporains comme l’expression du refus de l’Eglise des principes de la modernité et des institutions nouvelles qui en résultaient.. 2010 est le bicentenaire de la naissance de Charles de Montalembert.
Pour approfondir le thème abordé :
Les cultures contemporaines, demeures de Dieu. Desclée de Brouwer 2008 « Fruit d’une heureuse collaboration qui a permis le jeu conjoint de plusieurs ordres de compétence, l’ouvrage que signent ensemble R. Pousseur, J. de Montalembert et J. Teissier se recommande à plusieurs égards… il est porté par un type d’interrogation que partagent beaucoup d’hommes et de femmes d’aujourd’hui… il met en œuvre un type d’interrogation qui pourra aider le lecteur à voir plus clair… et il débouche sur une série de propositions… » (Extraits de la préface de Mgr. Joseph Doré.)
Pour partager vos expériences, initiatives, cliquer ici À l’occasion d’un dîner en famille, deux jeunes femmes qui vivent en couple exprimaient leur joie de la naissance d’un enfant. Et en même temps, celle qui n’était pas la mère de l’enfant disait : « Ce qui me fait mal c’est qu’administrativement, je ne suis rien pour lui. » Je me suis demandé comment les accueillir avec les questions que me pose leur situation. Ma nièce est à Montevideo. Elle a des gros ennuis professionnels. Grâce à Skype, nous avons été très proches. J’ai pu éclairer ses choix et lui éviter de tomber dans certains piéges. J’ai l’impression de rester très proche d’elle mais en même temps il me manque sa présence. Avec le temps, est-ce que cette façon de communiquer ne va pas changer nos rapports ? |
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