Les Bouleversements culturels
Texte de référence
Charles de Montalembert (1810-1870)
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Charles, comte de Montalembert, né en 1810 à Londres, décède à 60 ans à Paris. Journaliste, historien et homme politique français, il est nommé Pair de France à l’âge de 21 ans. Il sera parlementaire des assemblées constituante et législative de la Deuxième République après la révolution de 1848 puis membre du Corps législatif du Second Empire. Il fut l'un des principaux théoriciens en France du catholicisme libéral, défendit la liberté de la presse et d'association et fut aussi l'un des auteurs de la loi de 1850 sur la liberté de l'enseignement (loi Falloux).
L’année 2010 a marqué le bicentenaire de sa naissance. Au début de sa vie publique, il a été le jeune compagnon de Lamennais et de Lacordaire dans l’aventure de l’Avenir, journal qui invitait les Catholiques à faire confiance aux idées, modernes pour l’époque, de liberté et d’engagement politique. La publication de ce journal fut brutalement interrompue, après la condamnation, par Rome, des thèses qu’il défendait. Montalembert poursuivra toute sa vie son combat pour inviter lesCatholiques à comprendre et à s’engager dans le monde tel qu’il est avec ses nouveautés, ses défis, et ses complications sans rêver d’un retour au passé. Ce combat pour les libertés a rencontré des résistances très fortes au sein même de l’Eglise. Il mettait en cause certaines habitudes et traditions enracinées en plusieurs siècles d’alliance du trône et de l’Eglise. Montalembert n’a pu mener ce combat jusqu’au bout de sa vie que parce qu’il était animé d’un amour universel pour les hommes, d’une conviction que rien ne peut étouffer la libre conscience de chacun et d’une indéfectible fidélité à l’Eglise catholique malgré les suspicions et les condamnations venant de certains hauts responsables de la hiérarchie catholique.
Au cours de l’année 2010 plusieurs colloques ont été organisé autour de la pensée de Montalembert : à La Roche en Brenil, dans le château où il aimait se retirer, sur le thème Montalembert et ses contemporains (Tocqueville, Thiers, Hugo…), au Sénat sur Montalembert et les libertés, à Lyon sur les catholiques et la démocratie et enfin à Rome sur le thème Montalembert penseur européen. C’est de ce dernier colloque que nous vous proposons l’intervention du Père Jean de Montalembert
Enfants, nous passions nos vacances au château de La Roche en Brenil qui appartenait à ma grand-mère, la petite fille de Charles de Montalembert. Elle nous apprenait à prier dans la chapelle où le 13 octobre 1862, devant l’évêque d’Orléans Mgr Dupanloup, Montalembert, Foisset, Falloux et Cochin renouvelèrent le serment de vouer leur vie à Dieu et la liberté. C’est dans cette chapelle que tout petit enfant, avec mes frères nous avons appris à servir la messe, et c’est là aussi que j’ai célébré une de mes premières messes. Nous étions élevés dans le souvenir des idéaux qui animèrent toute sa vie Montalembert. De temps en temps on pouvait jeter un coup d’œil sur les précieux cartons d’archives de la bibliothèque de mon trisaïeul que venaient consulter de savants chercheurs que recevaient volontiers au château mes grands parents et qui nous impressionnaient beaucoup. C’est dire combien je suis heureux qu’on fasse ici, à Rome, mémoire de Charles de Montalembert et je remercie les organisateurs de ce colloque d’avoir accepter de me donner la parole, à moi dont le seul mérite ici, est d’être un descendant directe de cette personnalité si belle et si attachante. Mon intervention sera celle d’un simple prêtre qui s’intéresse avant tout à l’itinéraire des personnes et de leur difficile quête de la vérité et de leur juste action dans les méandres des événements de leur existence.
Les années sombres : le combat pour les libertés condamné.
Partons de ces trois années très sombres pour Montalembert qu’ont été 1832 à 1834. Il s’agit d’un tout jeune homme, il n’a pas encore 25 ans. Durant ces trois années, il connaîtra l’échec du combat qu’il menait avec ses compagnons de l’Avenir, avec la fougue et l’ardeur de sa jeunesse : la liberté pour l’Eglise dans la société et son corollaire indispensable, la liberté de conscience pour le croyant. Il verra les deux prêtres qui ont eu sur lui le plus d’influence pour guider sa foi et son engagement chrétien, Lamennais et Lacordaire, se séparer et prendre des chemins opposés. Et les deux se disputent son affection. Il assistera impuissant à la rupture de Lamennais avec l’Eglise, ce prêtre ardent et passionné qui lui avait appris aimé l’Eglise du Christ, envers et contre tout, en dépit de ses faiblesses, l’Eglise du Christ fondée sur les apôtres, Pierre tout particulièrement, et leurs successeurs. Et pour accentuer encore plus les épreuves morales qu’il traverse, il connaîtra l’échec humiliant du jeune homme éconduit froidement par celle qu’il aime follement et qu’il voudrait pour épouse. Elle est fille de prince Polonais et pour le Prince et la Princesse Lubomirski, Charles de Montalembert n’est qu’un petit journaliste français. Tout au fil de ces trois années, son journal intime rapporte sa douleur et son désarroi. Il note dans son carnet en date du 8 décembre 1834, fête de l’Immaculée Conception : « En ce jour solennel, j’adopte le parti qui m’a été inspiré par un mouvement subit ces jours derniers : j’écris au Cardinal Pacca pour lui transmettre mon adhésion aux deux Encycliques du Pape ! (Il s’agit de l’encyclique ‘Mirari Vos’ contre les thèses de l’Avenir et l’encyclique ‘Singulari Nos’ qui condamnait un écrit de Félicité de Lamennais, ‘Parole d’un croyant.’) Si on me l’eut dit, il y a un mois, je ne l’aurai jamais cru. Ainsi tout change, tout passe ici bas, même ce qu’on avait planté le plus profondément dans son cœur. Ce n’est pas du reste sans de dures luttes avec moi-même que j’ai pu réussir à faire ainsi violence à ma répulsion pour toute la direction dont cet acte est l’expression : mais j’ai sacrifié ma conviction à la crainte de me voir un jour privé de cette communauté de fidèles qui est ma seule patrie, qui est le seul foyer d’émotions et d’affections laissé à mon cœur. » Nous reviendrons plus loin sur le sens de cette soumission ou obéissance. Ce même jour, il ajoute : « Cette fatale année 1834, après avoir déraciné l’affection du cœur à la quelle je m’étais follement abandonné, aura vu tomber en poussière jusqu’au dernier vestige de l’édifice que j’avais élevé pour y abriter ma vie publique. Maintenant tout est fini. Je n’ai absolument rien qui m’attache sur terre : ma place n’est marquée nulle part, dans aucun cœur, dans aucun parti ».
En fait, non ! Tout n’est pas fini, tout commence. Dans cette terrible épreuve, ses convictions ne tombent pas en poussière mais se renforcent, son attachement à l’Eglise ne sombre pas dans la désespérance comme pour Lamennais, mais devient plus intérieur, plus fort. Il aura par la suite à subir bien d’autres déconvenues de la part des responsables de cette Eglise qu’il aime tant. En fait, il tient bon, il tient bon dans ses convictions et il tient bon dans sa foi. Il est intéressant de repérer ce qui a permis à ce jeune homme de ne pas sombrer dans un désespoir total, ou bien, à l’inverse, dans le cynisme et la course aux vains honneurs terrestres si communément partagés par ses contemporains.
La découverte de l’Europe
Premièrement, il voyage. Il découvre l’Italie, parcours l’Allemagne du sud au nord et d’est en ouest, gravit à pied les profondes vallées du Tyrol, visite la Bohème. Il se laisse toucher par la foi des populations de ces régions. Il rencontre des professeurs d’université, des artistes, des journalistes, des ecclésiastiques, des dames de lettres qui l’invitent dans leurs salons littéraires. Il rencontre tout ce que l’Allemagne ou l’Italie compte comme Catholiques influents, responsables du renouveau du catholicisme dans toute l’Europe du 19ème siècle.
A peine âgé de 20 ans, il connaissait déjà pour les avoir parcouru : l’Angleterre naturellement, pays de sa mère, mais aussi la Suède où son père avait été ministre de la France, et l’Irlande qu’il avait longuement visité en 1830.
Montalembert conservera toute sa vie le goût du voyage. Il voyage avec application, s’intéressant à tout, surtout à ce qui fait l’unité de cette Europe si fragmentée, unité dont le fondement, pour lui, est l’admirable travail opéré durant tout le Moyen Age par le Christianisme pour civiliser et humaniser tous les peuples européens. Il s’intéresse à l’architecture, à l’art, à la politique mais aussi à la condition humaine des populations. Visitant une nouvelle fois l’Angleterre, en 1839, il déplore les conditions de vie effroyable des populations ouvrières des grandes villes industrielles du centre de l’Angleterre, « où quelques industriels avides uniquement occupés de trouver des débouchés pour leurs sots produits, exploitent pour le moindre salaire possible la vie et les forces d’une masse énorme d’hommes, de femmes et d’enfants, auxquels ils ne donnent en échange de leurs sueurs, ni consolations religieuses, ni sécurité pour la vieillesse et la maladie, ni même l’air à respirer dans leur dégoûtantes usines. »
Deuxièmement, en parcourant l’Allemagne, il rencontre Sainte Elisabeth de Hongrie, une jeune femme du 13ème siècle, princesse hongroise promise en mariage à un seigneur allemand. On peut dire que cette sainte le sauvera du naufrage dans lequel Montalembert semblait se perdre. Séduit par la beauté d’âme et la qualité humaine de cette jeune femme qui vivra un amour exemplaire avec son mari, le prince Louis, et qui, toute jeune veuve, consacrera les dernières années de sa vie à élever ses enfants et soulager la détresse des pauvres, il décidera de rédiger une vie de Sainte Elisabeth. Elle est jeune comme lui ; elle traverse de terribles épreuves, comme lui ; et elle demeure fidèle à la foi et assume courageusement son existence. Les recherches historiques difficiles et nécessaires pour connaître la vie de cette sainte emblématique du Moyen Age dont le protestantisme luthérien avait essayé d’effacer la mémoire, ainsi que la rédaction de la biographie de la sainte soutiendront beaucoup Montalembert durant ces mois où il doute de son avenir. Montalembert ne peut s’empêcher de noter que c’est le christianisme, la foi et la confiance qu’il requiert et les valeurs qu’il promeut, qui permettent à ces deux jeunes gens, originaires de cultures différentes, de vivre une vie de couple remarquable, où dominent l’amour et l’affection entre époux.
Sa vie spirituelle, source de paix intérieure.
Et enfin durant ces trois difficiles années, Montalembert continue de pratiquer assidûment la prière, fréquente l’eucharistie et se confesse régulièrement. Ces carnets intimes, pages après pages, rapportent ces messes auxquelles il assiste et où il trouve la paix de l’âme ou la force et la sérénité pour affronter ses combats, et les confessions parfois difficiles auxquelles il s’astreint et où il apprend l’humilité et l’obéissance. Cette part plus intime et plus religieuse de la vie de Montalembert n’est pas toujours comprise. Dans l’introduction à un petit livre sur Montalembert écrit en 1947 par l’historien André Trannoy, le philosophe Gabriel Marcel, suivant en cela Emmanuel Mounier, souligne l’importance de la foi dans le parcours hors du commun de Montalembert. « Plus d’un historien officiel serait vraisemblablement disposé à prendre à son compte l’appréciation que Ruyssen portait sur Montalembert dans la brève notice qu’il lui consacre dans la Grande Encyclopédie : « Montalembert était une nature d’artiste romantique. Dépourvu de véritable sens politique et du sentiment de la réalité, il apportait en politique une passion généreuse, un talent disproportionné où dominaient la sensibilité, et un dédain aristocratique de ses adversaires. » Il me parait difficile d’imaginer, continue G. Marcel, un jugement plus borné que celui que je viens de citer. Combien Emmanuel Mounier voit plus juste lorsqu’il écrit dans sa préface récente aux textes choisis de Montalembert. « Il était avant tout un témoin, de ces témoins qui font l’histoire à longue portée en manquant l’histoire à courte échéance. Ce rôle comporte une trop rigoureuse exigence spirituelle pour qu’elle ne fasse de ceux qu’elle mord des opposants à perpétuité. » Sans doute, poursuit G. Marcel, l’expression « opposant à perpétuité » ne parait pas s’appliquer exactement à Montalembert… ce qui est vrai, c’est qu’en toute circonstance il est demeuré indépendant – indépendant même dans l’obéissance. » Et je rejoins G. Marcel quand plus loin, dans cette même préface, il souligne que c’est parce que sa foi n’a jamais fléchi, qu’il s’est montré obéissant jusqu’au bout. Cette obéissance n’est ni lâcheté, ni fanatisme mais quelque chose d’une passion, supportée comme le Christ qui a supporté la sienne, jusqu’au bout. Au plus fort de son combat intérieur entre fidélité et obéissance, et abandon de l’Eglise, et à deux reprises dans sa vie, au début de sa vie publique en 1834 et tout à la fin, peu de temps avant sa mort, Montalembert a vainement essayer d’entraîner, sur ce même chemin spirituel de l’obéissance, deux prêtres qu’il aimait et respectait beaucoup, le cher Monsieur Féli et le jeune et brillant Père Hyacinthe Loyson et qui tous deux quitteront l’Eglise catholique.
Sa clairvoyance politique
A la fin de sa vie, après les grands combats au service de la liberté de l’Eglise, et de la liberté des peuples européens, menés à la chambre des Pairs puis à l’Assemblée législative entre 1835 et 1852, la dernière décennie de la vie de Montalembert sera marquée par la souffrance, souffrance physique mais plus encore souffrance morale : ses idées sur la liberté, sur l’Eglise et sur les rapports entre celle-ci et la société moderne, si clairvoyantes, exprimées au congrès de Malines seront suspectées et finalement condamnées par les plus hautes autorités de l’Eglise. Il se soumettra une dernière fois avant d’être emporté par la maladie.
C’est donc la constante alchimie mystérieuse entre son intérêt pour son époque, sa curiosité toujours éveillée, sa réflexion constante sur les idées nouvelles et leur pertinence politique, son application à connaître la réalité concrète des pays européens qu’il visitera toute sa vie, et sa foi chrétienne qui fera la force et l’originalité de la pensée de Montalembert et qui impressionna tant le grand homme politique anglais William Gladstone : « Il fit sur moi une profonde impression…nous nous rencontrions à une époque de léthargie religieuse, dont l’un des caractères avait été de développer jusqu’à l’extravagance notre vice national d’insularité en fait de religion. Nous paraissions à peine nous douter qu’il existait des chrétiens en dehors de nous-mêmes. Personne ne pouvait mieux que ces deux esprits (Montalembert et son ami Rio) contribuer à nous tirer de cette apathie, parce qu’en même temps qu’ils nous éclairaient sur les autres pays, ils témoignaient d’une largeur d’esprit remarquable, et savaient apprécier à leur valeur les qualités du génie anglais et de nos institutions. »
La clairvoyance politique de Montalembert qui étonne aussi le lecteur d’aujourd’hui, s’il n’est pas borné comme dirait Gabriel Marcel, s’alimentait donc en même temps de sa réflexion sur les institutions politiques qui se mettaient en place dans l’Europe du XIXème siècle et de sa foi chrétienne. La vive intelligence de Montalembert ainsi que son travail infatigable lui faisait voir ce qui advenait dans l’ébullition européenne de l’époque et que beaucoup de ses contemporains, par paresse intellectuelle ou par défaut de connaissance, n’arrivaient pas à concevoir comme possible. C’est la raison pour laquelle des esprits étroits dénoncèrent ses thèses, en les déformant d’ailleurs, à Rome. Alors dans l’entourage du Pape, on crut sauver le rôle de l’Eglise en faisant condamner certaines des idées des discours de Malines.
Pour illustrer cette clairvoyance, citons quelques passages de ces deux discours prononcés à Malines aux Congrès des Catholiques en 1863. Montalembert a lui-même désigné ces discours comme son testament politique :
Les catholiques et le monde moderne
« Je me trompe peut-être, mais à mon sens, les catholiques sont partout inférieurs à leurs adversaires dans la vie publique, parce qu’ils n’ont pas encore pris le parti de la grande révolution qui a enfanté la société nouvelle, la vie moderne des peuples. Ils éprouvent un insurmontable mélange d’embarras et de timidité en face de la société moderne. Elle leur fait peur : ils n’ont appris ni à la connaître, ni à l’aimer, ni à la pratiquer. Beaucoup d’entre eux sont encore, par le cœur, par l’esprit, et sans trop s’en rendre compte, de l’ancien régime, c’est-à-dire du régime qui n’admettait ni l’égalité civile, ni la liberté politique, ni la liberté de conscience. Cet ancien régime avait son grand et beau côté : je ne prétends pas le juger ici, encore moins le condamner. Il me suffit de lui reconnaître un défaut, mais capital : il est mort et ne ressuscitera jamais ni nulle part.»
Nous avons tous en nous la nostalgie d’un quelconque ancien régime qui nous freine à comprendre et à apprécier la nouveauté des temps. Plus on vieillit d’ailleurs plus cette nostalgie s’alimente de la nostalgie de notre propre jeunesse maintenant bien passée.
Un de ceux qui mit une forte pression sur le Pape Pie IX pour que les idées de Montalembert soit condamnées était le zélé archevêque de Tours, Mgr Pie, qui rêvait de la montée sur le trône de C'est-à-dire du Comte de Chambord, petit fils de Charles X, pour rétablir l’alliance entre le trône et l’autel et rendre à l’Eglise Catholique son rôle privilégié d’avant la Révolution Française. Par exemple, pensait Mgr Pie, avec une telle alliance, on aurait pu interdire la publication par Renan de sa Vie de Jésus, qui présentait, aux yeux des catholiques, une vision complètement tronquée et fausse de Jésus Christ.
L’avenir de la société et les drames du XX siècle
« L’avenir de la société moderne dépend de deux problèmes : corriger la démocratie par la liberté, concilier le catholicisme avec la démocratie. Le premier est le plus difficile des deux. Les affinités naturelles de la démocratie, d’un côté, avec le despotisme, de l’autre, avec l’esprit révolutionnaire, sont la grande leçon de l’histoire et la grande menace de l’avenir. Sans cesse ballottée entre ces deux abîmes, la démocratie moderne cherche péniblement son assiette et son équilibre moral. Elle n’y arrivera qu’avec le concours de la religion. (Quand Montalembert parle ici de religion, il s’agit naturellement de la religion chrétienne). Mais pour que les catholiques, condamnés bon gré mal gré à ne plus vivre qu’au sein de la démocratie, puissent exercer sur elle une action féconde et salutaire, il faut qu’ils sachent accepter les conditions vitales de la société moderne. Surtout il faut renoncer au vain espoir de voir renaître un régime de privilège ou une monarchie absolue favorable au catholicisme. »
Il est difficile de refaire l’histoire mais cette correction de la démocratie a manqué cruellement à notre pauvre Europe. Si les plus hautes autorités de l’Eglise avait entendu l’appel de Montalembert, plutôt que de condamner ses idées, et avaient invité les catholiques à s’engager résolument dans cette correction de la démocratie peut-être aurions-nous pu éviter le drame terrible du 20ème siècle européen provoqué par les deux dérives de la démocratie que pointait Montalembert : le despotisme et l’esprit révolutionnaire. Le nazisme et le communisme se sont voulus de véritables démocraties issues de la volonté du peuple mais où les libertés civiles et publiques étaient interdites et où la religion chrétienne sous ces différentes formes était durement combattue. Corriger la démocratie par la liberté reste d’actualité : j’habite en Amérique du Sud où nous voyons renaître des régimes populistes inquiétants qui attaquent les libertés publiques au nom de la majorité populaire qui a élu les gouvernants de ces régimes.
Le dernier mot reste à la conscience humaine éclairée
« J’éprouve une invincible horreur pour tous les supplices et toutes les violences faites à l’humanité, sous prétexte de servir ou de défendre la religion. Les bûchers, allumés par une main catholique, me font autant d’horreur que les échafauds où les protestants ont immolé tant de martyrs. Le bâillon enfoncé dans la bouche de quiconque parle avec un cœur pur pour prêcher sa foi, je le sens entre mes propres lèvres, et j’en frémis de douleurs…Je ne veux pas que le bienheureux privilège, que la sainte joie de pouvoir admirer, invoquer des martyrs catholiques, soit jamais troublé ou ternie par la nécessité d’approuver ou d’excuser d’autres supplices et d’autres crimes, si enfouis qu’ils soient dans la nuit sanglante du passé. L’inquisiteur espagnol disant à l’hérétique : la vérité ou la mort, m’est aussi odieux que le terroriste français disant à mon grand-père : la liberté, la fraternité ou la mort. La conscience humaine a le droit d’exiger qu’on ne lui pose plus ces hideuses alternatives. »
Parce que Montalembert regrettait la révocation de l’Edit de Nantes, révocation saluée chaleureusement par le pape d’alors et par plusieurs papes à sa suite, dont Pie VI, qui qualifiait l’Edit de Nantes de « plane exitiosum et pestilens » (complètement pernicieux et malsain) et parce qu’il prônait la liberté publique de conscience, il était condamné par Rome. On pensait qu’il parlait contre l’enseignement de l’Eglise. On déforma même son propos pensant qu’il relativisait la Vérité dont l’Eglise catholique est la garante. Pie IX commentant auprès d’un visiteur, l’envoyé de Mgr Pie, les discours de Malines qu’il reconnaissait n’avoir pas lu mais dont il connaissait la teneur : « L’Eglise n’admettra jamais comme un bien et un principe que l’on puisse prêcher l’erreur et l’hérésie à des peuples catholiques ». Déjà au moment de la condamnation des thèses de l’Avenir, Grégoire XVI avait écrit dans l’encyclique ‘Mirari vos’ ces mots terribles contre la liberté ce conscience : « De cette source empoisonnée de l’indifférentisme, découle cette maxime fausse et absurde ou plutôt ce délire : qu’on doit procurer et garantir à chacun la liberté de conscience ; erreur des plus contagieuses, à laquelle aplanit la voie cette liberté absolue et sans frein des opinions qui, pour la ruine de l’Église et de l’État, va se répandant de toutes parts, et que certains hommes, par un excès d’impudence, ne craignent pas de représenter comme avantageuse à la religion. » Juste un siècle après ces discours de Malines, en 1965, l’Eglise Catholique affirmera solennellement la liberté de conscience et la nécessaire liberté religieuse dans sa déclaration ‘Dignitatis Humanae’ reconnaissant « que ce droit à la liberté religieuse a son fondement dans la dignité même de la personne humaine telle que l’on fait connaître la parole de Dieu et la raison elle-même ».
La promotion de la responsabilité des laïcs
Pour conclure, j’aimerai faire deux remarques que m’inspire la lecture des écrits de mon trisaïeul et de ses démêlés avec l’autorité ecclésiastique. Avec Montalembert et d’autres, durant tout le 19ème siècle, apparaissent de nouveaux acteurs dans l’Eglise catholique : des laïcs, bien insérés dans leur vie de laïcs, avec leurs occupations professionnelles, leur vie de famille, leurs engagements politiques, mais qui, en plus, mettent leur talent, leur cœur et leur intelligence pour défendre l’Eglise catholique, promouvoir sa vison de l’homme, et lui ouvrir des chemins nouveaux au milieu des changements du siècle. Forcément la position du laïc, à cause même de son insertion dans les réalités du monde, avec les compromissions complexes que cette insertion entraîne, par exemple pour Montalembert, sa grande connaissance de l’Europe du 19ème siècle, sa réflexion sur les institutions politiques et ses combats politiques, lui donne une approche différente sur les besoins et le rôle de l’Eglise que celle du clerc, prêtre, évêque ou religieux, en charge surtout de la pastorale et de l’organisation de l’Eglise. Cette différence de perception sur les besoins et les nécessité de l’Eglise a été perçue par un grand nombre de clercs de son temps comme une menace et non comme une chance. En raison de cette approche différente, on a suspecté Montalembert d’être hérétique, ou mécréant. On n’a pas pris le temps de s’asseoir avec lui, on ne l’a pas invité à venir à Rome rencontrer ceux qui lui reprochaient ses propos, on n’a pas eu cette bienveillance élémentaire vis-à-vis de quelqu’un qui avait toujours manifesté sa soumission à l’autorité légitime de l’Eglise. Aujourd’hui, on peut toujours se demander si les laïcs, dans notre Eglise catholique, ont la place qui leur revient dans la conduite pastorale de l’Eglise ?
Des erreurs dus au centralisme excessif.
Ma deuxième remarque concerne un défaut d’organisation de notre Eglise catholique qui a de la peine à trouver des régulations institutionnelles qui lui éviterait de répéter certaines erreurs. Montalembert n’aimait pas l’excès de centralisme dans l’organisation politique, source de toutes sortes de despotisme. Bien qu’il fût profondément attaché au rôle du Pape dans l’Eglise catholique, il ne voyait pas d’un bon œil un excès de centralisme romain. Le centralisme crée forcément un corps de fonctionnaires chargés de le promouvoir et de l’organiser. Ce corps de fonctionnaires risque alors, derrière un discours de bien commun, d’agir en protection de son pouvoir et ses propres visions de la réalité érigées en certitudes. C’est ce danger du centralisme, que pressentait Montalembert, qui l’a placé dans le camp des opposants à une définition trop large de l’infaillibilité pontificale qui se préparait pour le 1er concile du Vatican. Mais écrivait-il à son ami Lady Herbert of Lea, protestante converti au catholicisme, lui disant par avance se soumettre aux décisions du Concile : « Les misères et les infirmités des hommes qui gouvernent et représentent l’Eglise sont justement ce qui rend méritoire notre foi en son autorité légitime et en sa durée immortelle. L’Eglise n’en reste pas moins l’Eglise, c'est-à-dire dépositaire unique des vérités et des vertus qui sont à la fois les plus nécessaires et les plus difficiles d’accès à la société moderne, de la chasteté, de l’humilité et de la charité. Elle a plus que jamais, et elle toute seule, la clé des deux grands mystères de la vie humaine, la douleur et le péché. Aussi je demeure pénétré pour elle d’une tendresse et d’un respect qui n’ont fait qu’augmenter avec l’âge. A soixante ans que je vais bientôt avoir, je sens que je l’aime et que je crois en elle avec une toute autre énergie qu’à vingt ans. »
Montalembert a été condamné au nom de la doctrine et de la foi pour des idées qui seront, un siècle plus tard, très officiellement reconnus conformes à la doctrine et à la foi. Il est vrai qu’entre temps la vision défendue par Montalembert continuait de se répandre dans toute l’Europe catholique. Un des évêques qui avait soutenu Montalembert après les discours de Malines, était le jeune évêque de Nancy, Mgr Lavigerie. C’est à ce même évêque, devenu Cardinal et archevêque d’Alger qu’écrivit Léon XIII le successeur de Pie IX, invitant les catholiques français à rallier la République. Et rappelons le grand succès d’édition de la très ample biographie de Montalembert par le père Lecanuet au tournant du siècle. D’avoir été condamné trop hâtivement par des instances vaticanes, Montalembert ne sera pas le seul. Au 20ème siècle de grands professeurs de théologie seront interdits d’enseignement pas des autorités romaines zélées, puis loués et nommés cardinaux. Il faudrait trouver des parades institutionnelles à ces erreurs d’appréciation qui font tout de même un peu désordre et qui peuvent créer beaucoup de dommage à l’Eglise et à la société. Tout au moins, peut-on espérer que ces erreurs répétées invitent tout fonctionnaire de l’administration vaticane à beaucoup d’humilité dans sa fonction de servir l’unité si précieuse de notre Eglise.
L’héritage de Charles de Montalembert
Laissons le dernier mot à Charles de Montalembert qui donne dans ces quelques lignes une bonne marche à suivre pour l’Eglise, dans son rapport au monde, en toute époque, et en tout lieu :
« Il faut donc ici comme partout savoir comprendre la nouveauté des temps ; non la saluer d’un sot et servile enthousiasme, mais la comprendre, l’accepter ou au moins s’y résigner de bonne foi, en tout ce qui n’est pas contraire à la conscience du chrétien… Concilier les traditions de l’Eglise avec les aspirations de la société moderne, en cherchant et pour l’une et pour l’autre une fécondité nouvelle dans la liberté, c’est une tâche admirable. »
Rome, le 3 décembre 2010
Jean de Montalembert
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