Visionnaire de l'invisible
Le Cinéma
Geronimo
Réalisateur : Tony Gatlif
Sortie : 15 octobre 2014
Dans ce ‘’Roméo et Juliette’’ aux couleurs de flamenco, la caméra fuse et vole. Ce drame électrisant tourne au western urbain, dans lequel Geronimo, une jeune éducatrice veille pour apaiser la tension qui monte entre les jeunes du quartier Saint-Pierre, une zone difficile de Saint-Etienne.
Nil Terzi, jeune femme d’origine turque, fuit un mariage forcé et arrangé. Elle court, sa robe blanche immaculée au vent, pour retrouver Lucky Molina, son amoureux gitan, qui l’entraîne sur sa moto vers la liberté. Le coup d’éclat des deux jeunes gens va provoquer une guerre entre leurs deux clans, prêts à tout pour laver leur honneur bafoué. Une personne extérieure aux deux familles va tenter d’aider le jeune couple : Geronimo, éducatrice qui a vu grandir ces jeunes; elle va tout tenter pour arrêter la folie qui embrase le quartier.
De cette histoire, vieille comme Shakespeare, Tony Gatlif élabore une histoire d’amour impossible, rythmé par un flamenco endiablé, martelé à coups de talon pour exprimer le défi et faire ressurgir de vieilles rancunes que les jeunes se croient obligés de ressusciter pour exister face aux autres. Bien sûr, on repense à West Side Story, mais c’est une autre époque, une autre ambiance, une autre culture, celle d’aujourd’hui, avec laquelle les jeunes se débattent pour chercher leur identité et finalement se trouver eux-mêmes.
Au milieu de ces tensions, Céline Sallette, comédienne aussi discrète que remarquable, crève l’écran dans ce rôle d’éducatrice de rue, toujours aux aguets, attentives aux détails qui annoncent l’orage, à la fois proche et audacieuse.
Fabien Menguy est entré en conversation avec elle, pour le journal ‘’A nous Paris’’ :
*Dans un tournage avec Tony Gatlif, on a l’impression que tout peut arriver. Est-ce déstabilisant pour un acteur ?
‘’Non, c’est génial ! C’est un créateur, au sens le plus noble du terme : celui qui fait arriver la vie. Et Geronimo respire ça, une espèce de vitalité folle.
*Tony Gatlif ne donne le texte aux acteurs que la veille du tournage. C’est gênant ?
Cela demande une grande confiance et lui l’accorde aux autres. Je l’ai vu faire des choses fascinantes avec Rachid Yous pour la scène de crise dans la rue. Il lui a dit : « Va là-bas, je suis branché avec toi ; et quand tu auras trouvé, je le saurai. » J’ai pensé : il ne va jamais rien trouver comme sentiments le long de la palissade. J’étais persuadée que ca allait être nul, et c’était exceptionnel. J’ai compris que j’avais affaire à un grand maître.
*Qu’est-ce qui est le plus difficile à faire sur un film ?
Il y a une scène qu’on a bien dû refaire quarante fois… Ce sont des défis, des choses qui demandent une vraie foi, une solidité intérieure. On doit savoir que, même si on ne sait pas le faire, on le fera… Sur cette scène, ce jour-là, j’étais en fragilité et il m’a fallu une quarantaine de prises avant de trouver le chemin.
*Comment on gère ce succès grandissant ?
Je travaille beaucoup et, ce qui est difficile, c’est de rester dans sa vie, de parvenir à prendre du temps pour soi, pour sa famille. Juste ne rien faire, se balader, rêver…
*Est-ce que ça donne la grosse tête tout ça ?
Non, parce que les acteurs sont avant tout les interprètes d’une partition écrite par d’autres. Et ma part de création, à l’intérieur de ces histoires des autres, me satisfait pleinement. Ca me remplit, c’est presque trop d’ailleurs. J’adore ca, j’adore jouer. Je le fais comme un enfant presque. Sur un plateau, j’ai quatre ans.
*Qu’auriez-vous fait si vous n’aviez pas pu faire du cinéma ?
Je crois qu’on fait ce métier parce qu’on ne veut pas faire autre chose… Ce qui est merveilleux, c’est qu’il n’y a aucune limite, on peut tout jouer. Je suis dans le royaume du jeu, je ne suis rien et je suis tout. Quand j’ai découvert ça à 14 ans, j’ai immédiatement su que je voulais faire ça toute ma vie’’.
Né à Alger d'un père Kabyle et d'une mère gitane, Tony Gatlif se définit comme "Méditerranéen". C'est cette culture épicée du mélange, de l'errance, de la tolérance et du voyage qu'il insuffle dans ses films, depuis quarante ans. La musique est également très présente dans ses œuvres car elle est très importante dans les cultures qui se retrouvent autour du bassin méditerranéen. Tony Gatlif l'aime tellement qu'il a aussi réalisé des clips dans lesquels il projette son "univers universel". Il a répondu à Mélissa Bounoua qui l’interrogeait pour le journal des Films du Losange :
*Geronimo c’est un Apache mort au XIX° siècle. C’est le nom que tu a s choisi pour cette éducatrice de rue. Qu’est-ce que tu voulais dire en l’appelant ainsi ?
Cet Apache a vu sa famille ravagée par les Mexicains. Ceux-ci criaient le nom du saint ‘Geronimo’ pour se protéger quand il arrivait pour venger sa famille. Il a choisi de se l’approprier ensuite. Geronimo, c’est le symbole de quelqu’un dont on a volé l’âme, la terre, le peuple, qui a été trahi. C’est un guerrier rebelle. Cela parle de tous ceux qui se sont fait trahir et bazarder. C’était aussi donner au personnage le nom d’un saint, comme on donnerait le nom de Pierre. Appeler une femme du nom de cet indien, c’est déjà une forme de rébellion. Quand j’ai vu Céline, j’ai su que c’était elle. Elle a une trentaine d’années ; elle est plus proche des autres jeunes acteurs que de moi. Cela m’a plu. Elle a du caractère, elle a su leur parler ; elle sait qu’ils dérapent vite et elle les défendait.
*Est-ce que ça a changé ta façon de faire du cinéma ?
Tu filmes différemment un mec ou une femme. C’est une écriture nouvelle, axée sur le regard. Les Gitans disent que l’on voit quelqu’un à travers son âme, que l’âme se penche au bord des yeux et sort du regard, comme par une fenêtre. Céline Sallette avait ça : des yeux qui sont toujours chargés en émotions.
*Tu as pris beaucoup de liberté avec la mise en scène ?
Geronimo est un film différent de mes précédents ; je me suis senti plus libre. J’ai choisi de ne mettre aucun mur dans les décors, ni aucune voiture. J’ai voulu virer les barrières pour que la caméra puisse partir et revenir sans heurter quelque chose… Partout, les espaces sont ouverts dans le film. La mise en scène n’avait pas de frein ; si un acteur avait quelque chose à jouer, on le suivait jusqu’au bout, on tournait tout le temps en 360°. La caméra n’avait pas de pied, elle était sur l’épaule de Patrick Ghiringhelli, le chef opérateur toujours en alerte. Je n’avais jamais fait ça dans mes films ; ça m’a permis de ne jamais lâcher ni l’acteur, ni l’émotion.
*Il y a cette jeune fille Nil, qui fuit un mariage arrangé pour rejoindre l’homme qu’elle aime. Est-ce que tu as voulu faire ce film pour dénoncer cette tradition ?
Dans mes films, je pioche toujours dans mon histoire personnelle… Montrer cette jeune fille qui fuit, c’est montrer mon engagement contre cette pratique d’un autre temps… Les crimes d’honneur, c’est tellement enraciné en Afrique du Nord, en Turquie, en Inde. C’est vraiment une mort pour moi, ça ne devrait plus exister aujourd’hui… Ces gens qui te disent « c’est comme ça qu’on fait », alors que ça fait prés d’un siècle que tu n’as plus entendu parler de ces traditions…’’
Personnellement, j’ai senti que ce film dévorait l’énergie et la jeunesse de ses acteurs, il est vivant, entier. C’est plus qu’un film, c’est une sorte de célébration. Tony Gatlif ne voulait pas qu’ils jouent, qu’ils fassent les acteurs. Bien sûr, ils incarnent bien les personnages d’une histoire construite, mais sans ligne directrice forte ; ils vivent leurs rôles par le corps puisqu’ils sont pour la plupart des danseurs. Le film foisonne de scènes très fortes où la danse et la musique emportent le spectateur.Le film n’est pas parfait mais, ce qui fait sa force, ce sont ses ruptures, sa liberté, son humanisme. On sent qu’il est né d’un véritable besoin intérieur, où chacun a déployé son énergie, son corps, son cœur. Une image fugace traduisait bien cette impression : le soir d’une avant-première parisienne, Tony Gatlif et Céline Sallette se sont avancés vers le public en se tenant par le bras, s’accrochant l’un à l’autre, comme un bloc. On ne savait alors plus qui maintenait l’autre, mais ils étaient debout, ensemble.
Ce film m’a touché doublement : d’abord parce qu’il reflète bien la vie des jeunes des cités. Ils ne vivent pas forcément tous ce genre de combats sanglants entre eux, mais ils subissent fortement la pression du milieu ambiant, ce sens de l’honneur exacerbé ; et ce sont surtout les filles qui en font les frais ! L’autre intérêt que j’y ai trouvé, c’est la reconnaissance du beau travail que font les éducateurs de rue parmi ces jeunes car il est rarement mis en en valeur : ils les accompagnent dans leur vie concrète pour les guider, peu à peu, vers une vie digne et responsable. Je pense qu’il faut rendre hommage aussi à tous les accompagnateurs de jeunes, dans les mouvements et les associations confessionnelles, qui assurent une présence vigilante et aimante en les aidant à découvrir que Dieu les aime, tels qu’ils sont, et les appelle à devenir des êtres libres. Je pense que Tony Gatlif, et tous les acteurs de ce film qui jouent leur propre histoire, sont porteurs de ce message, dans leur jeu et dans leur langage à eux.
Jean-Claude D’Arcier - Novembre 2014
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