Visionnaire de l'invisible
Le Cinéma
julieta
Réalisateur : Pedro Almodóvar
Sortie : 18 mai 2016
Sur le point de quitter définitivement Madrid, Julietta, professeur d’histoire antique de 55 ans, rencontre par hasard Béa, une amie d’enfance de sa fille Antia. Béa a rencontré Antia quelques jours plus tôt. Julieta décide alors d’écrire à sa fille à propos d’un secret trop douloureux pour être révélé. Une fois sa confession écrite, elle ne sait où l’envoyer. Sa fille l’a quittée à l’âge de 18 ans et, depuis une douzaine d’années, Julieta n’a plus la moindre nouvelle d’Antia. Elle l’a cherchée par tous les moyens possibles mais les résultats de cette recherche confirment qu’Antia reste pour elle une parfaite inconnue.
Pedro Almodovar décrit Julieta comme ‘’un drame dur avec un parfum de mystère’’. Adapté de trois nouvelles de l’écrivaine canadienne Alice Munro, le film devait à l’origine être tourné à New-York, mais le réalisateur a préféré transposer l’histoire en Espagne. Pour la musique, Almodovar a de nouveau fait appel à son fidèle compositeur Albert Iglesias, qui collabore avec lui depuis vingt ans.
‘’Voy a contarte todo’’, je vais te raconter tout… Très grand conteur, Pedro Almodovar sait nous embarquer comme personne dans la mécanique bien huilée de sa narration. Au centre, Julieta (Emma Suarez), une mère qui a perdu tout contact avec sa fille, Antia, qui a disparu sans crier gare des années plus tôt. Elle décide de tout lui raconter du destin tragique de sa triste vie.
Il y a bien longtemps, avant de refaire sa vie à Madrid, Julieta (alors jouée par Adriana Ugarte) rencontrait dans un train le père d’Antia, Xoan (Daniel Grao), un marin originaire de Galice, et le suivait dans sa région battue par les tempêtes.
Dans sa grande maison, tenue par une gouvernante de mauvais augure (Rossy de Palma, intrigante sans aucun humour, mais avec une maîtrise totale). Almodovar livre un drame sec en forme de tragédie grecque, avec son héroïne accablée par la culpabilité, la fatalité et la douleur insurmontable d’une mère abandonnée.
Dès l’incroyable scène d’ouverture du film (un gros plan sur les plis d’une robe, qui peut évoquer autant un lever de rideau qu’un sexe féminin), Almodovar montre clairement qu’il est revenu sur le terrain des grands drames au féminin. C’est dans ce train qu’il annonce l’ouverture de la tragédie qui se met en place. Il va la retenir, tisser progressivement des liens entre le passé et le présent, jusqu’à cette superbe scène de transition entre les deux Julieta, passant de la fougue de la jeunesse aux remords de l’âge mûr (Emma Suarez, magnifique, en mère de plus en plus rongée par la culpabilité).
Avec ce portrait de femme en crise silencieuse, Almodovar semble lui aussi parvenir à un degré supplémentaire de maturité : pas d’excès, ni de coup d’éclat dans ce mélodrame rigoureux ; pas de flamboyance, mais une grande sobriété, une profonde pudeur, qui accompagnent le quête de cette mère en mal d’enfant. Et finalement, un retour aux sources, tant vers les personnages féminins du cinéaste qu’au sens de l’épure sobre qui caractérise l’écriture d’Alice Munro.
Mais là où ses œuvres précédentes mettaient en avant le groupe, la tribu, la solidarité féminine qui prenait le pas sur la rivalité, le film est construit autour du vide qui entoure l’héroïne. Les femmes autour de Julieta meurent ou disparaissent, la laissant seule face à ses interrogations. Pour chaque personnage féminin, Almodóvar imagine un pendant : la petite Antía et sa meilleure amie Bea, l’amie-rivale Ava et l’épouse morte de Xoan, qu’on ne verra jamais, la mère malade de Julieta et la nouvelle compagne de son père, la vilaine bonne et sa remplaçante rapidement congédiée… Julieta, elle, est seule. Doublement incarnée à l’écran, terriblement seule dans le récit. Julieta est, à la fois, toutes les héroïnes d’Almodóvar, réduites à deux corps distincts, la jeunesse abîmée et la maturité triomphante, que résume à lui seul un plan magnifique d’Adriana Ugarte transformée en Emma Suárez par la magie d’une serviette de bain recouvrant son visage.
Dans un échange avec le cinéaste, Raphaëlle Simon, journaliste de la revue Trois, lui pose cette question : Julieta signe votre retour à un univers exclusivement féminin ; dix ans après Volver, c’est votre premier film noir féminin ? Vous avez donc passé un cap ?
Pedro Almodovar lui répond : ‘’Dans un certain sens oui. La solitude de Julieta est probablement le reflet de ma propre solitude. Et ce personnage marque un tournant dans ma filmographie : la maternité est un thème qui me fascine depuis toujours, mais Julieta est très différente de mes autres mères. Dans Volver, Tout sur ma mère, La fleur de mon secret ou Talons aiguilles (1992), il y a toujours beaucoup de solitude, mais avec beaucoup d’humour autour, et toutes ces mères sont entourées. Alors que Julieta est passive, elle attend, enfermée toute seule dans sa souffrance, le retour de sa fille. Si j’avais mis en scène Julieta dans les années 80 ou 90, je lui aurai fait rencontrer quelqu’un qui aurait changé le cours des choses, plutôt que de la faire déambuler seule dans les rues de Madrid. Ma Julieta aurait été très différente, il y a dix ou vingt ans ; ce qui montre à quel point j’ai moi-même changé’’.
Claude D’Arcier - Juillet 2016
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