Visionnaire de l'invisible
Le Cinéma
Masculin – Féminin
Réalisateur : Jean-Luc Godard
Sortie : mars 1966 - juillet 2016
Ce film tourné en 1966 raconte les tourments de la jeunesse (notamment l’avortement et la sexualité, sujet encore tabous à l’époque) et de la société (ses mutations, ses utopies, ses illusions, l’élections présidentielle...).
Paul (Jean-Pierre Léaud), 21 ans et tout juste démobilisé du service militaire, est à la recherche d’un travail et milite contre la guerre au Vietnam. Dans un café, il retrouve son ami Robert (Michel Débord), militant de gauche. A côté d’eux, à la table voisine, se trouvent Madeleine (Chantal Goya), Élisabeth (Marlène Jobert) et Catherine (Catherine-Isabelle Duport). Madeleine veut devenir chanteuse et s’apprête à enregistrer un disque. Elle fait entrer Paul au journal ‘’Salut les copains’’. Paul s’éprend d’elle mais la jeune chanteuse se préoccupe plus de sa réussite dans le métier que des manifestations sentimentales de son ami. Élisabeth se consume d’un amour muet pour lui. Paul finit par trouver un emploi dans un institut de sondage (IFOP) où il est chargé de faire une enquête sur les principales préoccupations des français. Il se laisse emporter par l’action politique, mais son insatisfaction reste entière et épuisante. Il habite provisoirement chez deux de ses amies…
A sa sortie en 1966, le film a été interdit aux moins de 18 ans en raison des thèmes abordés par JL. Godard, notamment l’avortement et la sexualité, sujet encore tabous à l’époque. Pour son interprétation de Paul, JP. Léaud remportera l’Ours d’Argent lors de la 16e Berlinade. L’acteur collaborera à nouveau avec Godard à neuf reprises…
JL. Godard filme la dépression de la jeunesse française, en pleine période d’élections présidentielles. Après Pierrot le fou, tout en couleurs, le réalisateur applique à son long-métrage, en noir et blanc, une méthode inspirée des sondages : un questionnement incessant dont le résultat est bien éloigné d’une extériorisation clarificatrice, voire même d’une expression personnelle.
Pour Masculin, féminin, il choisit ainsi deux nouvelles de Maupassant, La Femme de Paul et Le Signe, dont il conserve surtout, outre le dénouement tragique, l’« infranchissable abîme » entre les deux protagonistes, Madeleine et Paul. Chantal Goya, alors l’une des chanteuses yéyé les plus vues, et Jean-Pierre Léaud, acteur prometteur et déjà courtisé, sont choisis par Godard : ce que cherche le cinéaste, ce sont déjà des représentations culturelles de la jeunesse. De même qu’il avait investi la Maison de la Radio pour Alphaville, Godard s’empare cette fois de la rédaction du tout récent magazine Mademoiselle Âge Tendre qui s’adresse à cette même génération. Le couple de Paul, syndicaliste et militant anti-américain, mais employé à l’IFOP, et de Madeleine, jeune chanteuse et pur produit de consommation, est condamné à ne pas s’entendre.
Dans Masculin, féminin, les flirts s’apparentent à des interrogatoires, où les personnages sont isolés dans un cadre imperturbable qui masque le questionneur. Ce dispositif de dialogue unilatéral réapparaîtra dans La Chinoise, mais Godard l’utilise déjà dans Masculin, féminin : les questions seront posées aux acteurs directement par le réalisateur, grâce à une oreillette, tandis que le script ne sera dévoilé qu’en quelques phrases. Il n’y a pas de bande de jeunes, juste des individus à part, incapables de partager plus que quelques blagues salaces : ce tiraillement produit un désespoir, comme celui de Paul, coincé entre Madeleine, charmante jeune femme vouée aux pires manœuvres de la société de consommation, et ses idéaux révolutionnaires. En suivant ce dilemme amoureux somme toute plutôt classique, JL. Godard fait aborder à ses personnages tous les sujets brûlants de l’époque : contraception, sexualité, Vietnam, le tout subtilement baigné par la possibilité du suicide, qui revient régulièrement dans Masculin, féminin. Avoir 21 ans en 1965, c’est vivre les élections présidentielles qui opposent Charles de Gaulle à François Mitterrand comme un événement dont la jeunesse est d’emblée exclue. Elle se rappellera au bon souvenir de la société peu après…
Très librement inspiré de Maupassant, Masculin féminin est l’une des œuvres de transition dans la carrière de Godard entre sa période créative faste (clôturée par Pierrot le Fou) et une série de films militants radicaux dans leur forme, qui le couperont d’une partie de son public. Deux ans après Une femme mariée : Suite de fragments d’un film tourné en 1964, Godard propose une autre radioscopie des femmes de son époque, même si l’enquête sociologique qui sert de prétexte au synopsis se focalise particulièrement sur la jeunesse. Tourné en pleine campagne présidentielle, le film se veut le témoin d’une période charnière qui annonce Mai 68 et sa contestation de l’ordre moral et politique. Les jeunes gens dépeints par Godard sont ces « enfants de Marx et de Coca-Cola », profitant des richesses matérielles d’une société de consommation, écartelés entre l’attrait pour le bien-être petit bourgeois véhiculé par l’American way of life et une remise en cause des modes de vie. Le film est à cet égard, avant La Chinoise, un document passionnant sur le milieu des années soixante, sa vague yéyé, ses doutes, et les valeurs ambiguës de la nouvelle génération de l’époque.
Un film très actuel : c'est peut-être cela qui frappe le plus quand on revoit aujourd'hui Masculin-Féminin, quarante ans après sa sortie. Un film sur la jeunesse principalement et la société (ses mutations, ses utopies, ses illusions...). Un Jean-Pierre Léaud formidable comme à son habitude et une Chantale Goya parfaite (dans son rôle...). Des scènes d'une ironie et une causticité délicieuses (comme le dialogue avec une jeune mannequin, si affligeant mais malheureusement si actuel). En bref, un grand Godard !
Claude D’Arcier - Août 2016
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