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Les Bouleversements culturels

Texte de référence

 

Pour une création nouvelle - © Virginie Lecomte

Les crises culturelles contemporaines
Sous le signe de la relativité

3 - L’humilité de la raison et de la religion

 

 Vers le 2ème chapitre

 

Nous savions depuis la seconde moitié du XXe siècle que la sacro-sainte raison pouvait dérailler (cf. Hiroshima, les camps de la mort…). Au début du XXIe, nous devons reconnaître, me semble-t-il, que la raison seule ne semble pas pouvoir asseoir pleinement ses propres fondements [pas plus que la religion seule, d’ailleurs : comment se passerait-elle de la nouvelle vision du monde et de l’Homme engendrée par notre raison ?]. Énorme question. Crise culturelle assez radicale, mais non dénuée de promesses.

 

L’humilité nouvelle de la science

La science se voyait comme objective et sûre ; cela a donné le scientisme. Au XXe siècle, la suffisance du scientisme du XIXe a volé en éclats sous les coups de boutoir de la science elle-même : la physique a montré qu’elle ne pouvait prétendre qu’à une vision, qu’à une perception du réel, jamais au réel lui-même.

La relativité d’Einstein qui vient défier le sens commun, la physique quantique de Planck qui remet en cause le déterminisme scientifique (par exemple, la stabilité de la matière n’est qu’apparente ; au niveau de l’infiniment petit, elle relève d’un équilibre statistique qui n’a rien d’absolu), le constat qu’en physique, l’observateur modifie ce qu’il observe par son observation elle-même (exemple le plus connu : la lumière, qui se comporte comme une particule ou comme une onde selon la manière dont on l’observe)… ont fait que la science a dû renoncer à son rêve d’objectivité absolue : il y a toujours « quelque chose » qui lui échappe. Elle a même dû se reconnaître conditionnée par l’idéologie, le postulat, qui motive et sous-tend sa démarche : une idéologie, un postulat qui, en eux-mêmes, n’ont rien de scientifique ! C’est ce que Thierry Magnin, chercheur en physique et jésuite, appelle une "expérience de l'incomplétude"Cf. Thierry Magnin, L'expérience de l'incomplétude, cf la recension sur notre site, faite par la science elle-même dans sa propre démarche.

Par là, le travail de l’esprit humain, lui aussi, devient affecté d’un énorme coefficient de relativité : le réel lui-même nous échappe, constitutivement. La pure objectivité nous est impossible. Ce que nous appelons communément "le réel" n’est en fait que notre manière de le voir, notre interprétation… même si nous « voyons » de mieux en mieux et si nos technologies savent en tirer un parti prodigieux. Les performances de nos ordinateurs, le laser, l’imagerie médicale par résonance magnétique nucléaire (RMN), le transistor, par exemple, sont des technologies liées à la théorie des quanta.

De ce fait, la science acquiert une humilité nouvelle. Les philosophes, tel Francis Bacon au XVIe-XVIIe siècle, voyaient déjà qu’elle ne pouvait pas se prétendre au-dessus des « idéologies », culturelles, philosophiques, spirituelles ou religieusesEn sciences humaines, le religieux est considéré comme une idéologie car il « fonctionne » de manière analogue. , puisqu’elle est elle-même animée, sous-tendue, par une « idéologie » qu’elle est incapable de justifier scientifiquement. Au nom de quoi pensons-nous que le monde est intelligible ? Certainement pas au nom de la science ! Désormais aux prises avec de l’in-saisissable, tant dans ses résultats que dans sa propre démarche, la science s’ouvre à ce qu’il faut bien appeler le « mystère » du réel. Cela ne signifie pas du tout la défaite de la raison – ouf ! - mais la défaite d’une prétention de la raison à pouvoir tout com-prendre, tout tenir, et à se suffire. Cette humilité nouvelle ouvre la science à la légitimité d’autres approches du réel que la sienne : par les arts, la spiritualité, et même la religion. Voilà que se profile une réconciliation historique !

Ces perspectives prometteuses de rencontre et de dialogue sont encore à explorer. Mais la confiance aveugle des siècles passés en la science, bien illustrée par le scientisme du XIXe siècle, laisse place, de nouveau, à une incertitude, à un relatif. Faut-il s’étonner qu’aujourd’hui, pas mal cherchent ailleurs, par exemple dans l’affectif ou dans l’intégrisme religieux, les certitudes immédiates que la religion ou la science elles-mêmes ne peuvent plus leur donner ?...

 

L’humilité nouvelle de la raison

Le XVIIIe siècle a marqué le triomphe de la raison, qui s’affranchissait de la tutelle religieuse au plan philosophique. Tout comme, depuis le XVIe, elle s’affranchissait de la tutelle religieuse au plan scientifique. Au XXe siècle, il a fallu déchanter : les choses n’étaient pas aussi simples ! La raison elle-même montrait des limites.

Paul Valéry disait, en 1931 : « Nous avons vu, de nos yeux, le travail consciencieux, l'instruction la plus solide, la discipline et l'application les plus sérieuses adaptés à d'épouvantables desseins. (...) Savoir, Devoir, vous êtes donc suspects ? ». Il s’avérait que l'instruction, même accompagnée de vertus morales, ne constituait pas une garantie d’humanité. Au XIXe, Edgar Quinet avait déjà mis en gardeTexte Aucune machine ne vous dispensera d'être un homme. contre le fait que « plus [les] progrès se développent, et avec eux les pouvoirs, plus les hommes devront être vigilants à ce que ces pouvoirs ne soient pas tournés contre eux par des personnes inciviques ou malveillantes » ; et de citer, sous Caligula, le superbe réseau des voies romaines de l'empire qui ne servait plus qu'à « acheminer à ses quatre coins les ordres d'un dément. »

Après la Boucherie de 1914-1918, les horreurs du nazisme, la deuxième guerre mondiale et la bombe atomique, les aberrations du communisme, les risques écologiques de la technologie, les dérapages financiers de l’économie etc. etc., il est apparu clairement que la raison n’était pas la panacée universelle. Livrée à elle seule, elle peut dérailler. Elle ne se suffit pas. Elle a besoin de valeurs éthiques, qui sont d’un autre ordre.

Si l’on rapproche ces faits de l’humilité nouvelle de la science, on voit bien que la raison s’est faite beaucoup plus modeste. L’économiste Jean Fourastié, pourtant grand admirateur de la science et de la technique, écrivait : « La Science nous apprend à peu près comment nous sommes là ; elle ne nous apprend ni pourquoi nous sommes, ni où nous allons, ni quels buts nous devons donner à nos vies et à nos sociétésJean Fourastié, Lettre ouverte à quatre milliards d'hommes, Albin Michel, 1970, (coll. Lettre ouverte) p. 117. »

On ne passe pas tranquillement d’une absolutisation quasi religieuse de la raison à sa relativisation. Certains intellectuels s’accrochent encore mordicus à une attitude de type scientiste. Mais aujourd’hui, beaucoup cherchent des certitudes quasi religieuses à l’opposé : du côté de l’irrationnel, de l’affectif. Les sectes, les médecines parallèles, les intégrismes religieux ou plutôt politico-religieux, les mouvements animalises radicaux profondément antihumanistes (extrémistes de la deep ecology) etc., ont tous une composante affective majeure ; ils trouvent aujourd’hui un succès qui s’alimente largement dans une déception à l’égard de la déesse-raison… laquelle vient alors rejoindre l’Église dans le rejet, ce qui ne manque pas d’humour ! Il y a une crise de confiance. Le succès actuel des démarches spirituelles, en particulier de type oriental, relève certainement, lui aussi, d’insatisfactions nées en bonne part d’une hypertrophie du rationnel et de ses échecs.

Là encore, cependant, on voit poindre des possibilités nouvelles de rencontre et de dialogue entre la raison ou la science d’une part, et d’autres approches du réel telles que les arts, la spiritualité, et même la religion d’autre part. Elles étaient un peu en divorce les unes par rapport aux autres depuis la Renaissance, qui marque un affranchissement et un nouvel essor de la raison et des sciences par rapport à la religion.

 

L’humilité nouvelle de la religion

Je ne développerai pas beaucoup cet aspect, mais il me paraît important dans la mesure où il semble acquis que les sociétés humaines se sont constituées dès les origines autour des « mythes » religieux qui donnaient du sens à leur existence. Le religieux exerçait ainsi un monopole du sens. Ce monopole s’est trouvé battu en brèche et relativisé par la modernité, provoquant dans le catholicisme une profonde crise « moderniste », probablement équivalente à celle que traverse en ce moment l’islam dans sa rencontre avec l’Occident moderne.

Au bout du compte, cette crise« moderniste », jointe à la montée de l'individualisme, a provoqué l'Église catholique à redécouvrir le respect de la conscience personnelle, qui était pourtant une richesse de l'Évangile. Le Moyen-âge en avait posé le principe avec Thomas d’Aquin. Il a fallu les secousses issues de la Renaissance et la Réforme protestante pour l’intégrer – du moins jusqu’à un certain point. Paradoxalement, ce respect de la conscience personnelle a contribué à battre l’individualisme en brèche. Il a enfanté une confiance en l'autre car, si le dernier mot ne revient pas à l'Église mais à la conscience personnelle, celle-ci a besoin d’être éclairée et confortée dans le dialogue.

Les choses sont rarement univoques. Toute crise culturelle me semble aussi être un processus d’enfantement… avec les risques que cela comporte.

 

Conclusion

À l’origine, je pensais présenter un panorama descriptif des crises culturelles d’aujourd’hui. En fait, très vite, j’ai été amené à m’interroger sur leurs sources, leurs racines : comment en comprendre la vraie nature, comment en percevoir les véritables risques, comment esquisser des chemins d’avenir, sans essayer de les comprendre en profondeur ? Je n’ai présenté qu’un essai, très partiel sans doute. Je le propose à notre réflexion commune. Quant à moi, j’ai vu apparaître une cohérence profonde entre des crises apparemment très éloignées les unes des autres, des liens que je n’avais pas aussi bien perçus jusqu’ici, et cela m’a beaucoup intéressé…

Arrivé au terme de cette réflexion, il me semble que la –une ? - racine profonde de notre crise culturelle réside dans la découverte du caractère éminemment historique et relatif de ce que nous sommes ainsi que de nos références, connaissances, habitudes, modes de pensée et modes de vie ; une découverte de caractère planétaire et alliée à des moyens techniques d’une puissance inouïe, désormais capables de transformer la condition humaine et jusqu’à la planète, pour le meilleur ou pour le pire. Si bien que les normes culturelles les plus établies, les références les plus sûres, les édifices les plus solides – y compris religieux - se trouvent non pas effacés mais affectés d’un fort coefficient de relativité et bousculés. D’où, peut-être, une crise de la transmission : il ne suffit plus d’intégrer les vieux modèles. Michel Serres en parle de façon fort suggestive, même si elle est partielle, dans son Petite Poucette ; intégrer la relativité est difficile. Nous avons à peu près tout à repenser et à remodeler. C’est à la fois inquiétant et passionnant, déroutant et fascinant, très risqué et plein de promesses. Comme un enfantement, susceptible de déboucher sur une nouvelle vie ou sur un drame.

 

Dans sa chanson satirique Mourir pour des idées, Georges Brassens exprime bien cette perception diffuse du relatif des prétendus absolus :

« Mourrons pour des idées, d´accord, mais de mort lente.
« Car, à forcer l´allure, il arrive qu´on meure
« Pour des idées n´ayant plus cours le lendemain.
« Des idées réclamant le fameux sacrifice
« Les sectes de tout poil en offrent des séquelles
« Et la question se pose aux victimes novices :
« Mourir pour des idées, c´est bien beau mais lesquelles ?
« Mourrons pour des idées, d´accord, mais de mort lente. »

Sous l’humour un brin anar du poète, je crois déceler une perception très fine de l’air du temps…

 

 

J. Teissier Conférence donnée au Cercle Condorcet, Nîmes, 7 novembre 2013

 

 

 Vers le 2ème chapitre

 

 

 

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