Les Bouleversements culturels
Texte de référence
Les crises culturelles contemporaines
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Vers le 1er chapitre / Vers le troisième chapître
Une nouvelle vision du monde
La nouvelle vision du monde est une source de crise, que ce soit l’histoire des êtres vivants, l’histoire des peuples et des cultures, l’histoire de la terre, l’histoire du cosmos. En un siècle, nous avons découvert que tout ce qui existe est le fruit d’une genèse, encore en cours, y compris ce qui nous semblait aussi immuable que les astres, les continents, la pierre, le plomb…. ou l’Homme. Autrefois, on pensait les êtres en termes de ‘nature’, et de place dans un ‘ordre naturel’ hiérarchisé ; aujourd’hui, on pense en termes de ‘genèse’ et de ‘structure’ des êtres.
Du coup, les repères traditionnels de la pensée explosent en vol ! Non seulement le ‘sol’ sur lequel nous nous tenons est devenu mouvant, mais nous le sommes aussi devenus nous-mêmes, avec lui et pour les mêmes raisons. Par exemple, la notion de nature d’un être vivant n’a pas de sens en biologie : le biologiste ne voit que des ‘populations’, jamais totalement homogènes génétiquement ; il les représente par le moyen de « nuages » statistiques ; et pour lui, lesdits ‘nuages’, toujours mouvants, ne sont que l’état de ces populations à l’instant T : ils ne disent rien de ce qu’elles sont en-soi, ni de ce qu’elles seront ou de ce qu’elles auront engendré à l’instant T+n. Ces considérations valent aussi pour l’Homme
Si tout ce qui est devient mouvant, tout se trouve affecté d’un énorme coefficient de relativité. Notre connaissance elle-même s’expérimente comme relative puisque conditionnée par notre vision du monde, autrefois fixiste, aujourd’hui évolutionniste. C’est une grande secousse culturelle dont nous n’avons pas fini de mesurer les implications et les conséquences. Les religions révélées en sont touchées de plein fouet ; même le judéo-christianisme, qui est pourtant une religion de et dans l’histoire.
En même temps, l’Homme a pris conscience qu’il faisait partie de la nature, qu’il ne la surplombait pas malgré sa relative transcendance par rapport au règne minéral, au règne végétal, au règne animal et par rapport au temps. J’y verrais volontiers le socle de la sensibilité écologique moderne, bien que celle-ci ait été éveillée par la découverte de catastrophes effectives ou possibles. Il était temps !...
Une nouvelle vision de l’Homme est aussi source de crise.
Non seulement l’Homme fait partie de la nature, mais, avec lui, l’évolution devient consciente d’elle-même. Teilhard de Chardin (1881-1955) est probablement le premier à l’avoir vu et à en avoir pressenti l’immense portée. Cette révolution culturelle est majeure. Elle entraîne inévitablement une question aussi fondamentale que redoutable : allons-nous continuer à laisser faire les choses, à nous laisser porter par le flot ? Ou bien allons-nous essayer de prendre en mains cette évolution et de la conduire ? La réponse à la question ne fait guère de doute ! Depuis toujours, l’Homme s’est engouffré, de mille manières, dans les portes qu’il voyait s’ouvrir devant lui (cf. Pourquoi j’ai mangé mon père ; cf. la dissection du corps humain, longtemps considérée comme un tabou). Aujourd’hui, le caractère aléatoire de l’évolution semble indiquer qu’à peu près tous les possibles sont explorables. L’Homme cherchera toujours à explorer et à mettre en œuvre ses nouveaux pouvoirs. À lui d’essayer de prendre en mains son évolution et de la conduire. Teilhard l’avait fort bien compris.
Mais quand l’Homme prend en mains son évolution devenue consciente d’elle-même, selon quels critères va-t-il la conduire ? Faut-il même qu’il se donne des critères ? Ne vaudrait-il pas mieux explorer tous les possibles et voir ce que cela donne ? À ce type de question, nous pouvons rattacher tout particulièrement les débats autour de la gestation pour autrui (GPA), du diagnostic prénatal, de l’Homme bionique, du clonage, de la sélection d’embryons, c’est-à-dire ce qui touche à la bioéthique.
S’y rattachent encore les débats autour de l’écologie, qui vont du souci nécessaire de la planète et des générations futures à la deep ecology, dont les extrémistes sont des activistes radicalement antihumanistes voire terroristes.
S’y rattachent aussi les débats autour du gender et du mariage homosexuel. Nous savons que le propre de l’Homme par rapport à l’animal est la part immense du culturel chez lui ; à tel point qu’en un sens, c’est l’Homme lui-même qui, sans s’en rendre compte, a « fait » au fil des millénaires ce qu’est aujourd’hui l’être-femme et l’être-homme, ce qu’est tel modèle familial. Si, dans un état de fait culturel, nous découvrons certaines distorsions importantes, le fait de chercher à les corriger ne pose guère de question. Mais qu’en est-il, par exemple, de la structure « mâle et femelle » de l’Homme, déterminée par le génome ? Peut-on sans risques majeurs s’en affranchir à sa guise ? Et s’il faut en tenir compte, au nom de quoi, jusqu’où et comment ?
La question est d’autant plus redoutable que l’histoire nous montre la relativité des critères éthiques selon les cultures et les époques. Exemple significatif, dans le catéchisme de l’Église catholique, Jean-Paul II a d’abord soutenu la légitimité de la peine de mort, avant de la désavouer dans une édition ultérieure. Au Moyen-âge, la torture, la « question », n’était pas considérée comme inhumaine dans tous les cas (voir la « Sainte Inquisition »). L’homosexualité a été considérée pendant des siècles comme une perversion, une infamie, un péché contre nature, et parfois punie de la peine de mort (dans la Bible –Lévitique 20,13-, chez nous au Moyen-âge, et aujourd’hui encore dans certains pays d’Afrique et du Moyen-Orient) ; mais en Grèce, il existait une pédérastie codifiée et reconnue. Pendant combien de millénaires et dans combien de cultures les sacrifices humains ont-ils été justifiés ? Avoir une épouse et des concubines, avoir un harem n’est pas considéré dans la Bible, et dans bien des cultures, comme une forme de famille qui pose problème. Dans la culture cambodgienne, avoir des épouses de rang 1, 2, 3 n’a rien de répréhensible, pas plus que de fréquenter en outre des prostituées. L’histoire de l’esclavage, elle aussi, est assez édifiante ! Etc.
Si on se situe dans une idéologie de progrès en considérant qu’au fil des siècles, l’Homme s’est humanisé, il peut émerger quelques références. Mais quand on découvre des ambiguïtés importantes "dans" le progrès lui-même (cf. la condition féminine, le rejet des homosexuels) ? Quand on se dit qu’il y a pas mal d’aléatoire dans l’élaboration des cultures humaines, et que pour peu de choses elles auraient certainement pu évoluer autrement ? Alors, on ne voit plus de référence indiscutable. Et si tout est relatif, pourquoi et au nom de quoi se donner des limites ? Les critères éthiques eux-mêmes apparaissent mouvants et affectés d’un énorme coefficient de relativité.
Il existe tout de même quelque repère assez communément admis. Le principal est certainement la ‘règle d’or’, selon laquelle je ne dois pas faire à l’autre ce que je ne voudrais pas qu’il me fît. On peut prolonger cette règle d’or en considérant que l’autre – et finalement l’Homme - n’est pas un objet que l’on puisse manipuler à sa guise, vendre et acheter. Mais, dans notre société marchande qui marchandise tout, à commencer par le travail humain, pourquoi ne pas marchander un don d’ovocyte, un don du sang, un don d’embryon, un utérus ?... Il va être fort difficile de trouver un consensus social sur la manière de faire face aux nouveaux défis auxquels nous sommes confrontés. Les cas limites sont particulièrement délicats à aborder ; par exemple, quel statut donner à l’embryon, ou que penser de la générosité prêtée à la GPA ?...
Nous vivons dans le relatif, ce n’est plus guère contestable. Mais si tout n’était que relatif, si toute référence éthique n’était que relative, on déboucherait sur une impasse radicale : quand tout est dans tout, plus rien n’a de valeur. L’Homme et l’humain s’y volatilisent. La psychologie le confirme en nous montrant que l’Homme ne peut ni se construire ni vivre humainement sans accepter certaines limites (voir ce que deviennent les enfants auxquels on n’a pas su dire « non »…), et même certains tabous (cf. l’inceste, la pédophilie, le crime). Ces limites et autres tabous impliquent des critères, des références, des valeurs, quel que soit le nom qu’on leur donne… mais quels sont-ils, ou lesquels se donner ? au nom de quoi réunir un certain consensus social ?
D’autre part, tout relativiser, c’est aussi tout se permettre et, paradoxalement, se prendre pour un absolu ! Le rêve prométhéen de toute-puissance n’est pas loin. Et l’on sait ce que les attitudes prométhéennes ont engendré dans l’histoire des Hommes : le rêve de la toute-puissance aryenne a produit les horreurs du nazisme, le rêve de la toute-puissance de l’Homme sur la nature a produit la crise écologique, le rêve de toute-puissance de l’Occident chrétien a produit le colonialisme, le rêve du paradis sur terre a engendré le goulag, etc.
Le récit biblique de la tour de Babel (Genèse 11,1-9) - qui, d’ailleurs, intéresse fort la politologie : presque chaque année, paraissent, en français et plus encore dans d'autres langues, diverses études sur Babel -, est un beau symbole du prométhéen et de son échec. « Allons ! Bâtissons-nous une ville et une tour dont le sommet pénètre les cieux ! Faisons-nous un nom et ne soyons pas dispersés sur toute la terre ! » Tout finira dans la confusion. La ville (Babylone) c'est politique, et la tour c'est religieux. Lorsque la seule norme de mon/notre action est mon/notre projet, sans rien d’autre à respecter que mon/notre projet, ce projet prend une dimension absolue, quasi religieuse, quasi divine ; et finalement, cela fait de la casse. Mais, une fois encore, comment réunir un certain consensus social ? Quelles valeurs, quelles limites, quels critères se donner aujourd’hui pour prendre en compte les situations inédites dans lesquelles nous sommes plongés ? L’Homme et l’éthique sont mis en crise… Les religions traditionnelles et les religions révélées aussi car elles doivent intégrer du relatif dans ce qu’elles considéraient comme un absolu.
Mais cette crise enfante aussi des recherches nouvelles qui ne manquent pas d’intérêt. Il apparaît que la reconnaissance ou la détermination de valeurs, limites ou critères implique la reconnaissance par l’Homme d’une certaine transcendance, pas forcément religieuse, fondant quelques grandes valeurs de référence. Le paléoanthropologue agnostique Pascal PICQ, par exemple, dit que les handicapés héritent eux aussi de la genèse qui a conduit à l’Homme, et qu’à ce titre, ils sont à considérer comme des humains même si leur génome a subi des aléas ; la genèse de l’Homme lui apparaît comme une forme de transcendance, susceptible de fonder certaines valeurs… même si l’on peut encore se demander au nom de quoi et jusqu’où cette genèse aléatoire peut imposer certaines valeurs.
Luc Ferry, lui, parle directement de transcendance comme d’une expérience intime qui s’impose à nous : « Une faculté d’arrachement à la nature et à l’histoire (…) qui est bien en situation de ”transcendance” par rapport aux codes dans lesquels le matérialisme voudrait nous enfermer. (…) Nous ne pouvons pas en faire l’économie, nous ne pouvons pas nous penser nous-mêmes, ni notre rapport aux valeurs sans faire l’hypothèse de la transcendance. » « Quoique situées en moi (immanence), tout se passe comme si elles (les grandes valeurs que sont la vérité, la beauté, la justice et l’amour) s’imposaient (transcendance) malgré tout à ma subjectivité, comme si elles venaient d’ailleurs. »
Voilà une grande interrogation, inédite dans l’histoire de l’humanité, pour nos sociétés laïques qui, par méthode, veulent se constituer sans référence au spirituel, et moins encore à une religion, considérés comme relevant uniquement du choix personnel. L’élaboration d’un relatif consensus social sur des transcendances rationnelles se cherche mais reste largement à faire. C’est source d’une crise culturelle larvée mais profonde : le grand philosophe allemand Jürgen Habermas a lui-même reconnu qu’il ne lui était pas possible de fonder les grandes valeurs sur lesquelles reposent nos démocraties modernes (cf. liberté, égalité, fraternité…) sans faire référence à une transcendance ; or il se reconnaissait agnostique sinon athée…
Cette question cruciale est encore compliquée par l’aplatissement de l’humain engendré par une économie financière dont l’idéologie s’empare subtilement des esprits et les chloroforme en les centrant sur des consommations en tout genre et en les soumettant aux ‘intangibles’ lois du marché.
D’autre part, à supposer que l’on arrive peu à peu à un consensus sur de grandes valeurs, leur mise en œuvre comportera inévitablement des tâtonnements, des divergences, des erreurs ; mais ce serait autour d’un axe commun, ce qui est déjà quelque chose. L’histoire montre que, d’une certaine manière, il en a toujours été ainsi. La nouveauté, radicale, est que la référence à une transcendance, religieuse ou/et rationnelle, ne va plus de soi, que ce soit pour les personnes ou pour l’ensemble des sociétés, voire de l’humanité. Dans ce cadre, pour faire émerger des références éthiques communes et des pratiques acceptables, je ne vois guère autre chose que le débat et un discernement sur les fruits de l’expérience.
J. Teissier Conférence donnée au Cercle Condorcet, Nîmes, 7 novembre 2013
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