Visionnaire de l'invisible
Le Cinéma
LEVIATHAN
Réalisateur : Andreï Zviaguintsev
Sortie : 24 septembre 2014
Kolia Sergueï vit avec son fils Roma, né d’une première union, et sa jeune épouse Lilia, dans la maison de son grand-père, attenante à son garage de mécanique, près de Pribrejny, sur les bords de la Mer de Barens, dans le nord de la Russie. Menacé d’expulsion par le maire Vadim Cheleviat, homme aussi brutal que corrompu et prêt à tout pour se faire réélire, Kolia fait venir de Moscou l’avocat Dimitri Selevniov. Celui-ci, se prévalant de ses relations haut-placées et s’appuyant sur un dossier compromettant, arrive à obtenir de l’élu un dédommagement de 3,5 millions de roubles au lieu des 600.000 prévus initialement. Mais, alors que Kola est prêt à céder, une virée entre amis qui tourne mal et des recherches entreprises par le maire sur l’avocat, vont tout faire basculer…
Andreï Zviaguintsev est un cinéaste russe, né en 1964 à Novossibirsk. Ce film, qui a obtenu le prix du scénario au Festival de Cannes 2014, est son 6éme long-métrage, après Elena, qui a obtenu le prix spécial du jury au Festival de Cannes 2011, Le bannissement, le prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes 2007, et Le retour, le Lion d’or au festival de Venise 2003.
Sur des images de mers et de paysages splendides, avec un humour noir et corrosif, il dépeint sans concession, la corruption, la ‘’banalité’’ de la brutalité, la collusion de l’Eglise locale et du pouvoir et les ravages de l’alcool…
Source Wikipedia : Le nom Léviathan vient de la mythologie phénicienne qui en fait le monstre du chaos primitif. C'est également un monstre marin évoqué dans la Bible, dans les Psaumes, le livre d'Isaïe, et le livre de Job. C'est un monstre colossal, dragon, serpent et crocodile, dont la forme n'est pas précisée ; il peut être considéré comme l'évocation d'un cataclysme terrifiant capable de modifier la planète, et d'en bousculer l'ordre et la géographie, sinon d'anéantir le monde. Il est comparable dans la mythologie nordique à Jörmungand, serpent gigantesque fils du dieu malin Loki, qui participera à la fin du monde, le Ragnarök. Le Léviathan est souvent représenté sous la forme d'un gigantesque serpent de mer, dont les ondulations sont à l'origine des vagues.
Source Wikipedia : Le Léviathan, ou Traité de la matière, de la forme et du pouvoir d'une république ecclésiastique et civile, est une œuvre écrite par Thomas Hobbes, publiée en 1651, qui constitue un des livres de philosophie politique les plus célèbres. Il tire son titre du monstre biblique. Classique de la théorie du contrat social, aux côtés des œuvres notamment de Grotius, Locke ou Rousseau, cet ouvrage traite de la formation de l'État et de la souveraineté.
La fiche de présentation du film, proposée par l’Association Française des Cinémas d’Art et d’Essai – AFCAE – donne la parole à Andreï Zviaguintsev :
‘’D’où vous est venue l’idée de Léviathan ?
En 2008, j’avais entendu raconter l’histoire de Marvin Heemeyer, soudeur de profession, qui possédait un atelier. Juste à côté se trouvais une usine qui avait fait faillite et qu’un groupe américain avait rachetée avec les terres voisines. Heemeyer s’est battu contre ce groupe, contre la mairie, la police et les pouvoirs publics, sans succès. Il a alors pris un bulldozer pour détruire les bâtiments administratifs en ville.
Cette histoire m’a frappé et j’y ai vu l’image d’une incroyable rébellion. Je l’ai racontée à mon coscénariste, Oleg Néguine, en disant que c’était une idée de film formidable. Puis j’ai lu la nouvelle ‘Michael Kohlhaas’ d’Henrich von Kleist : l’action se passe au temps de la Réforme. Il s’agit d’un marchand de chevaux qui va vendre ses bêtes, mais qui tombe sur une barrière de péage, décidée par un noble local. Comme celui-ci lui avait pris un cheval en guise de péage, il l’a poursuivi et lui a infligé les pires traitements, malgré l’avis de Luther qui l’avait enjoint de déposer les armes. Une foule immense s’était ralliée à Kohlhaas et a fini par brûler la ville de Liepzig… Oleg et moi, avons alors décidé de transposer, dans la Russie actuelle, cette histoire qui venait en miroir de celle de Heemeyer.
Qui a eu l’idée d’appeler ce film Leviathan ?
Initialement, le film s’appelait ‘Le Paternel’. C’est en relisant le Livre de Job que le titre ‘Leviathan’ m’est venu à l’esprit. J’en ai parlé à une amie philosophe, qui m’a fait lire le livre de Hobbes, dont l’idée maîtresse est celle-ci : l’homme, ayant compris qu’il va être bientôt plongé dans la guerre ‘’de tous contre tous’’, invente l’État pour que cette guerre n’arrive pas. L’État intervient ainsi pour lui garantie une protection sociale, pour le défendre et le protéger. C’est la création même du système des relations sociales qui peut empêcher la nature humaine de plonger les hommes dans la guerre ‘’de tous contre tous’’. En échange de ces garanties, l’homme abdique sa liberté au profit de l’État. Au final, ce titre n’est pas juste une étiquette que j’ai collée sur le film, mais c’est une partie intégrante du projet dans son ensemble. Il place le film à un autre niveau et lui confère une autre dimension.
C’est la première fois qu’un film russe montre la collusion du pouvoir et de l’Eglise autour d’une histoire de corruption. Lorsque vous écrivez ce scénario avec Oleg Néguine, aviez-vous pleinement conscience d’écrire un brûlot qui, peut-être allait être interdit ?
‘’J’aimerai qu’ils essaient d’interdire le film, juste pour voir. Pour ce qui est de l’écriture, oui absolument. Quand on a imaginé cette fin, c’est comme si un éclair nous avait atteints à la colonne vertébrale, tellement nous étions sûrs de l’absolue vraisemblance, de la brûlante vérité de la situation. On s’est immédiatement représenté le plan final qui devait venir répondre au premier plan de la maison au début du film : en replaçant la caméra à l’endroit exact où elle était au début pour le plan large, et en refaisant ce même plan large, avec la nouvelle église à la place de la maison, nous étions sûrs de boucler la boucle. Et on s’est dit que le spectateur serait aussi atteint que nous.
On savait tout cela en l’écrivant, bien sûr, mais le doute m’a envahi car je respecte profondément l’Eglise, mais pas celle-ci, pas celle qu’on montre dans le film, faite de briques et de pierres, mais ce qui fait l’essence de l’Eglise. Pourtant, il est impossible de rejoindre cette essence sans toucher à tout le reste. Pour nous, en revanche, il était capital de souligner que l’évêque ne sait pas le prix payé pour que soit construit ce pompeux édifice, ‘’la vitrine de la ville’’ – on avait même cette réplique qu’on n’a pas gardée : ‘La ville n’a pas de vitrine. L’église sera cette vitrine’. D’où ce dialogue avec le maire qui s’apprête à raconter à l’évêque ses difficultés et celui-ci qui lui répond qu’il ne veut rien en savoir, qu’il n’est pas à confesse. C’est là qu’est son propre péché, sa faute, car il DOIT savoir ce qui se passe’’.
Léviathan est une œuvre immense et inclassable, ardue en apparence et, finalement, d’une grande simplicité. C’est le monstre annonciateur de chaos qui finit par l'emporter : il règne en maître, désormais, sur un pays sans âme. Ici, mieux vaut compter sur le chantage que sur la justice. Avec ce conte imbibé d’alcool, l'auteur d'Elena creuse la tombe d'une Russie en décomposition. Le cadre, la lumière, les mouvements de caméra, tout concourt à décrire une réalité poisseuse qui raconte ce qu’est devenue la Russie de Poutine. Une leçon de cinéma et de politique. Bien que subventionné par le ministère de la Culture, ce nouveau film d’Andrei Zviaguintsev brosse un tableau accablant des forces délétères qui minent la société russe. Leviathan dénonce la Russie contemporaine, bâtie sur l’illusion de la démocratie, détournée au profit des puissants, sur la corruption, le dévoiement d’une religion complice du pouvoir et l’alcoolisme qui gangrène toute la société. Par des plans larges et par une mise en scène épique et palpitante, pleine d’éclats et d’humour, le cinéaste transforme cette fable contemporaine, en un mythe funeste et grinçant.
Avec des plans-séquences très fluides et des images magnifiques du Grand Nord russe, on contemple du grand cinéma. Les acteurs jouent parfaitement, à commencer par Elena Lyadova (Lilya), que l'on avait déjà remarquée dans Elena. Elle présente une femme libre et courageuse, tiraillée entre sa fidélité pour Kolia et son envie d'autre chose, d'une autre vie.
A part une dernière partie un peu plus confuse, Andrei Zviaguintsev imprime à son film une force indéniable grâce à cette mise en scène impressionnante. Plus sombre que les eaux de la mer Noire, mais traversé par des éclairs d’humour, ce drame passionnel subjugue en nous plaçant devant le mystère du mal au cœur de la destinée humaine.
Claude D’Arcier - mars 2015
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