Visionnaire de l'invisible
Le Cinéma
Le souffle
Réalisateur : Alexander Kott
Sortie : 10 juin 2015
Une masure isolée et entourée d’un enclos, quelque part dans le Kazakhstan. C’est là que se passe Le souffle, un film étonnant et soufflant à plusieurs titres, à commencer par un parti pris radical : aucune parole n’est prononcée. Mais il n’en est pas moins parlant : sa bande-son est un régal qui mêle tous les bruits de la steppe (le souffle du vent, le moteur du camion, le galop d’un cheval …) à une superbe musique composée par Alexei Aïgu, compositeur et violoniste, fils du grand poète Guennadi Aïgu.
Ce 3° long métrage d’Alexander Kott, nous raconte un conte âpre, venu du nord-est du Kazakhstan, région habitée par les Kazakh mais aussi par une population russe. Ce territoire est composé de vastes étendues herbeuses où le cheval est roi. Dans cet océan, une maison, pauvre mais digne, où vivent un vieil homme corpulent et sa fille, jeune et fine adolescente, dont la beauté ne laisse personne indifférent ; en particulier, un jeune Kazakh du voisinage et un jeune russe, qui traversent le film par intermittence. Entre le père et sa fille règnent le silence et la complicité pour l’organisation de la vie quotidienne. Chaque matin, il emmène son camion par une piste de terre, vers on ne sait où.
Il en va de ce film comme de la respiration d’un poème : les sons, les inflexions du rythme, le passage de plans serrés à des plans aériens, ont du sens. Si le père et la fille n’échangent aucun mot c’est, qu’au-delà du parti pris formel, leur parole semble muette, comme si elle était tarie par la sécheresse, ou qu’elle était devenue inutile face à la force des regards échangés. C’est aussi parce que, dans ce pays perdu aux horizons infinis, chacun sait interpréter les vents des steppes. Jusqu’à ce que surgisse un souffle de mort, d’une toute autre nature, puisqu’il n’a plus rien de naturel. Tableau d’une vie simple où les gestes quotidiens se répètent : le père qui part vers un travail dont on ne saura rien, les bottes que sa fille lui enlève le soir, les jumelles avec lesquelles elle surveille l’horizon, le soleil rond et rouge qui se couche, le repas, le coucher et le réveil du matin.
Avec l’arrivée d’un jeune conscrit russe assez fantasque, dont les acrobaties alternent avec les déclarations à la belle kazakh, les choses vont changer progressivement. L’atmosphère s’alourdit aussi quand, une nuit, des militaires soviétiques, portant des masques à gaz, viennent mesurer les radiations sur les murs de la maison et sur le corps du père, l’obligeant à se déshabiller et à rester nu sous une pluie battante. Le danger vient toujours d’ailleurs. Parallèlement, l’apparition du jeune russe met à mal les plans du jeune kazakh qui rêvait d’épouser la belle adolescente. Ils en viendront aux mains devant elle, qui n’arrive pas à choisir entre ces deux amoureux, entre la tradition ancestrale et la modernité. Elle refusera de choisir tant que son père vivra. Mais celui-ci est un homme malade qui noie, dans la vodka, sa tristesse et son regret de ne pas être devenu un pilote. Il est atteint d’un mal invisible et destructeur. Sa vie s’achève par une séquence troublante : il revêt son beau costume tandis que sa fille noue sa cravate, pour aller attendre la mort dans la steppe, assis face à l’horizon ou le soleil se couche.
Progressivement, le film bascule. La quiétude du début s’est évaporée comme l’eau sur les pierres brûlantes. L’inquiétude gagne les corps, une menace plane. Elle éclatera à la fin du film dans un souffle d’apocalypse qui emportera tout.
Ce qui se présentait comme un conte hors du temps s’appuie sur une histoire bien réelle. Le générique du film annonce que, dans cette région du Kazakhstan, entre 1949 et 19989 (juste avant l’éclatement de l’URSS), les autorités soviétiques ont procédé à 456 essaie nucléaires, pour observer les effets du souffle atomique sur les populations inconscientes du danger. Un million de personnes auraient été irradiées. Un crime tenu presque caché des médias et des livres d’histoire de la Russie contemporaine. Alexander Kott le crie dans ce poème filmé qui est aussi un souffle de mémoire. On sort sans voix de ce film sans mots.
Au moment où l’opinion internationale s’apprête à commémorer les 70 ans de l’explosion de ‘’Little Boy’’ sur Hiroshima et Nagasaki, il semble incroyable qu’un tel film ait eu une distribution aussi limitée dans trois salles parisiennes.
Dire que le sujet est oublié en Russie est un peu inexact bien que proche de la réalité. En effet, le polygone nucléaire de Semipalatinsk a quand même fait l’objet d’un reportage cet hiver dans la revue Snob (consultée, il est vrai, par une minorité de spécialistes) et il y a eu une émission de radio avec l’écologiste historique Aleksei Yablokov sur une des rares stations qui donne la parole à l’opposition scientifique et politique. Il y a eu aussi quelques documentaires sur le sujet, dont un en 2004…
A une époque où les mots sont facilement galvaudés, voilà un film qui raconte une histoire, inscrite dans l’Histoire, d’une façon très percutante. Une rare réussite dans le panorama des films à la fois poétiques et politiques, au sens noble des mots. Ce n’est pas un film anti-russe. C’est une œuvre d’une grande exigence morale et intellectuelle. A voir sans hésiter, si vous avez la chance de le trouver encore programmé quelque part !
Claude D’Arcier - septembre 2015
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