Visionnaire de l'invisible
Le Cinéma
El Botón de Nácar
Le Bouton de Nacre
Réalisateur : Patricio Guzmán
Sortie : 28 otobre 2015
Impressionnant. Voilà le seul mot qui puisse espérer décrire l’intelligence, la beauté, et l’humanité profonde du dernier opus de Patricio Guzmán. Se situant dans la continuité de Nostalgie de la lumière – l’auteur envisage les deux œuvres comme un diptyque – Le Bouton de nacre livre une brillante réflexion sur l’eau, et les multiples manières dont celle-ci nourrit l’histoire des hommes.
L’eau et les hommes
À travers un procédé très proche de celui qu’il employait pour Nostalgie de la lumière, Guzmán articule ici trois plans. Il y a tout d’abord le plan cosmique, le plus évident et le plus « mainstream » en apparence, sur l’importance de l’eau. L’eau est pareille à la vie, omniprésente, sur la terre, dans l’air, dans le corps bien sûr. Mais elle est aussi par delà le monde, au cœur des étoiles. Un fil unit donc l’espace à la mer, de même qu’il unissait le désert au ciel dans le précédent documentaire du cinéaste chilien.
Il y a ensuite un plan géographique et anthropologique, qui s’intéresse aussi bien à la spécificité du territoire qu’à l’histoire de son peuplement par les hommes. Le Chili est en effet le pays avec la plus grande extension côtière du monde, extension qui recoupe l’immense archipel dit de la Patagonie occidentale. Un archipel dont les habitants depuis les temps précolombiens ont été des « nomades de l’eau », peuples indigènes vivant en symbiose avec l’élément aquatique.
C’est de la mer que les peuplades indigènes tiraient leur subsistance et leur mode de vie, c’est de la mer que vient la colonisation européenne qui, rares survivants à part, entraînera l’extermination. Cette même mer qui deviendra enfin le cimetière de 1400 desaparecidos durant le régime de Pinochet. Les deux premiers plans ne sont pas envisageables sans un troisième plan, par delà le cosmos et les origines des hommes, qui est donc celui de l’Histoire et de ses atrocités.
Pénétrer le fragment
Levons cependant l’équivoque : le film ne gagne nullement en force du fait de la gravité progressive des sujets qu’il aborde. Il n’y a pas de progression linéaire d’une dimension à une autre, mais bien plutôt une densité qui ne fait que croître. On pourrait penser que le réalisateur est ambitieux, au vu de l’ampleur des sujets qu’il aborde. Mais l’ambition ne concerne pas l’échelle du cosmos dont Guzmán se sert pour faire débuter son film : elle réside davantage dans l’attention qu’il parvient à jeter sur les fragments, les objets épars, la petitesse ; la manière dont, en renversant les échelles, il y entrevoit des mondes.
Ainsi, après un ensemble de séquences consacrées aux astres, le spectateur se trouve confronté à une planète toute de pierre, qui est observée de plus en plus près. Jusqu’à ce qu’il découvre que cette planète est en fait une pierre sculptée par les indigènes chiliens filmées sur fond noir : une minuscule sphère qui rappelle la profonde vénération de ces peuples de l’eau pour les étoiles.
La première dimension marquante de la démarche du réalisateur réside donc dans sa capacité de creuser, de conférer un relief inattendu aux objets qu’il investit, et ce faisant, de pulvériser tout ce qui pourrait relever du cliché en tant qu’image lisse ou de surface. Ainsi du moment où il évoque la musique de l’eau au cours d’une interview avec un anthropologue. Ce qui semblait relever du simple topos est soudain transcendé quand l’anthropologue se met à décrire les différents sons du ruisseau (avec la même minutie que les dresseurs de pinsons dans les Mille et Une Nuits, et, non content d’avoir démontré aussi nettement la nature harmonique du son de l’eau, enchaîne avec un chant indigène où percent les différentes notes qui résonnent dans une seule voix. Guzmán ne troque pas des métaphores nouvelles contre les anciennes : conscient de l’impossibilité de la chose, il revivifie ce qui semblait éteint, en montrant tout ce que les idées de voix ou d’harmonie peuvent avoir de matériel.
Esthétique d’un regard rapproché
Le Bouton de nacre a la vertu de la minutie, traitant les différents objets de son investigation, dont le caractère parcellaire est évident, comme autant de microcosmes. Mais cette minutie domine aussi son esthétique qui est celle d’une vision rapprochée du réel, avec tout ce que celle-ci peut apporter en termes de captations. On éprouve ainsi un sentiment d’irréalité devant l’intelligence avec laquelle le réalisateur filme l’eau, laissant voir trois, quatre, cinq formes différentes dans le seul miroitement des vagues.
Mais surtout, la minutie sert une volonté de connaissance, comme en témoigne le recours constant du film à des modélisations. Parmi les plus marquantes, des vues « muséales » de silex sur fond noir, la création par une plasticienne d’une carte « entière » du Chili (par opposition aux cartes divisées en trois des écoles) de quinze mètres de long, l’utilisation d’illustrations d’époques racontant l’histoire de l’indigène Jamie Button, ou encore la reconstitution de l’empaquetage de cadavres lestés d’un rail pour être jetés dans l’océan. Le discours poétique contamine alors le discours scientifique, il indexe la volonté de connaissance objective sur un effort de mémoire et de compréhension intime : le rapport avec les indigènes en est la démonstration patente. Guzmán multiplie ainsi les images des indigènes : photographies d’époque, dessins scientifiques, portraits d’artiste, qu’il rythme par un jeu de zoom et de découpes – plusieurs fois sur les mêmes photographies, comme si la caméra véhiculait un désir de voir sans cesse renouvelé – tout autant que par l’alternance avec des interviews filmées des survivants, leur restituant une soudaine présence et nous ramenant à la démarche vive du réalisateur, qui est celle d’une rencontre avec ses semblables.
La métaphore ravivée
Contrepartie de cette profondeur d’analyse, la capacité bouleversante du cinéaste à tisser des métaphores. Car les différentes strates de l’œuvre ne sont pas distinctes : une circulation constante les réunit et les éclaire mutuellement. L’analogie irrigue le film, et procède par un ensemble de suggestions narratives fortes. C’est ainsi que l’eau, d’élément nourricier et cosmique porté par les cultures indigènes, est en même temps la partie la moins exploitée du Chili contemporain et occidental, entièrement tourné vers la minuscule bande de terre de l’intérieur. L’eau devient l’élément du refoulé, depuis l’océan désormais étranger jusqu’à l’extermination des peuples qui y vivaient, pour finir avec les cadavres jetés dans l’océan pour en faire disparaître la moindre trace, en même temps que l’élément de l’espoir, le lieu du repos des âmes que le cinéaste se prend à rêver après avoir appris l’existence d’un astre entièrement rempli d’eau.
Mais si la métaphore se grave si profondément dans l’imaginaire du spectateur, c’est en raison du caractère immersif de l’œuvre (notamment la qualité et l’intensité du son), et surtout, du pouvoir visionnaire des images que le film déploie. Guzmán multiplie les suggestions visuelles. Simples associations comme dans ce montage entre des blocs de glace dérivant dans la Patagonie et les silex des indigènes exposés dans un musée.
Ou véritables motifs, comme celui du bouton, depuis le bouton de nacre utilisé pour convaincre un indigène – Jamie Button le bien nommé – de partir pour l’Angleterre découvrir la civilisation occidentale jusqu’au bouton incrusté retrouvé dans un rail, seul témoignage de la présence d’un être humain dissous dans l’océan. Guzmán fait d’abord défiler sur la surface lisse et chatoyante de la nacre les images de cet indigène, en les mêlant à des gravures de la révolution industrielle, pour donner forme à un ensemble abstrait et d’une beauté troublante, qui ressemble à une constellation, celle-là même qu’il filme pour décrire le voyage de Jamie comme un voyage dans l’espace et le temps. Au moment où l’on revoit le bouton incrusté dans la surface poreuse et granulée d’un rail de fer désormais exposé comme vestige mémoriel aux côtés des silex et des pierres taillées, comme un témoignage de l’enfouissement tenace du passé le plus récent, on ne peut que reconnaître la grandeur du cinéma que porte le réalisateur chilien, un cinéma de la petitesse et de l’attention.
Claude D’Arcier - Février 2016
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