Visionnaire de l'invisible
Le Cinéma
Au-delà des montagnes
Réalisateur : Zhang Ke Jia
Sortie : 23 décembre 2015
Dans la mondialisation,
comment les émotions peuvent-elles encore s’exprimer ?
En 1999, à Fenyang (ville natale du cinéaste), dans la province du Shanxi, Tao, une jeune femme est entourée de ses deux amis d’enfance, Liangzi et Zhang Jinsheng. Le pays a déjà entamé son développement économique accéléré et applique la fameuse phrase de Deng Xiaoping : «Certains doivent s’enrichir en premier.» Lianzi travaille dans une mine de charbon tandis que Zhang s’occupe d’une station-service et profite de la société de consommation qui commence à s’installer. Tous les deux aiment Tao, et se battent pour la séduire, la voiture flambant neuve de Zhang servant de bon argument à l’affaire. La jeune femme hésite entre les deux hommes. L’histoire d’amour et celle du chagrin vont se nourrir des téléphones, des bagnoles, des appareils électroménagers. Progressivement, le matériel prend le pas sur le sentiment.
Fenyang est une ville encerclée par des montagnes où le cinéaste a tourné ses deux premiers films : Xiao Wu, Artisan pickpoket (1997) et Platform (2000). Dès ses premiers films, il s’est attaché à montrer comment les habitants de la Chine profonde vivent les changements à la fois économiques et culturels de leur pays, dans l’après Révolution culturelle et au seuil du 21° siècle.
Dans Platform, l’auteur montrait comment les artistes s’adaptent à des bouleversements tels que la privatisation ou l’arrivée de la culture de masse. Comme dans ce film, qui se déroule de 1979 à 1989, Au-delà des montagnes suit les destinées de ses personnages sur une longue durée, selon trois époques : 1999, 2014 et 2025, filmés dans trois formats d’image différents, ce qui exprime la volonté de traduire le sentiment de perte de repères tout comme la difficile ouverture des personnages, métaphore des bouleversements de leur pays. Cette hétérogénéité esthétique dit tous les sursauts, de la richesse et des contrastes d’une vie prise dans les mutations de la Chine qui s’adapte à l’économie de marché et s’ouvre à la culture mondialisée. On voit les jeunes chinois qui se déhanchent au son de ‘’Go West’’ des Pet Shop Boys, un titre qui suggère d’abord l’appétit de cette jeunesse pour l’Occident, avant que la chanson ne revienne plus tard avec une tonalité beaucoup plus nostalgique.
Cette vie, c’est celle de Tao (interprétée par Zhao Tao, épouse de Jia Zhang-ke), pétillante jeune femme de Fenyang qui doit choisir entre Zhang Jinsheng (Zhang Yi), arrogant et cupide propriétaire d’une station-service, et Liangzi (Liang Jing-dong), humble ouvrier dans une mine de charbon. Son choix se porte finalement sur le premier qui accède à un statut social encore plus élevé lorsqu’il parvient à acheter la mine où travaille Liangzi.
Si la première partie du film, qui se déroule en pleine fête du Printemps, à Fenyang en 1999, montre une jeunesse pleine d’espoir et d’insouciance, les deux autres parties sont bien plus désenchantées. En 2014, Tao est séparée de Zhang Jinsheng, qui vit désormais à Shanghai avec leur fils, qu’il a voulu appeler Dollar, en signe de ses préoccupations prioritaires : l’argent et la réussite sociale.
Habitant toujours à Fenyang, Tao ne voit presque plus son enfant. Elle le fait tout de même revenir auprès d’elle pour les obsèques de son grand-père ; mais déjà, la communication ne passe plus entre eux, et le voyage en train pour le raccompagner à l’aéroport sera leur dernier moment passé ensemble.
Si la croissance économique profite à certains, elle en laisse beaucoup d’autres sur le bord de la route ; Liangzi, qui a attrapé une maladie liée à ses conditions de travail – sans doute une silicose pulmonaire -, n’a pas les moyens de se soigner.
La dernière partie du film suit Dollar en Australie en 2025 : le garçon est devenu un jeune adulte, il a oublié sa langue maternelle au profit de l’anglais et ne se souvient même plus du nom de sa mère. C’est un personnage déraciné, sans repère, en quête de sens et d’identité. A travers lui, ce sont les effets de la mondialisation, qui tend à l’uniformisation et à l’effacement des cultures locales, qui sont visés. Pour autant, le cinéaste n’est pas fataliste : le jeune homme, qui avait refoulé le souvenir de sa mère, se laisse finalement gagner par le besoin de savoir qui elle est. C’est à cela que tient la grande beauté du film. Dans une géographie éclatée, au-delà des années qui s’écoulent, les deux personnages sont malgré tout unis par un lien indéfectible.
La question centrale que pose le film, avec ses personnages incapables d’aimer vraiment, est celle-ci : dans ce grand chambardement, comment les émotions peuvent-elles encore s’exprimer ? Sans y répondre vraiment, le cinéaste suggère, par la musique pour commencer, puis par la délicatesse des images. Les moments où les sentiments affleurent le plus nettement sont ceux où les héros écoutent une ballade sentimentale de la chanteuse hongkongaise Sally Yen, ou lorsqu’ils dansent sur ce morceau de musique pop, ‘’Go West’’, venu de si loin et qui semble pourtant, ici, tout à fait à sa place.
Claude D’Arcier - Février 2016
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