Visionnaire de l'invisible
Le Cinéma
Le fils de Joseph
Réalisateur : Eugène Green
Sortie : 20 avril 2016
Vincent, un adolescent, a été élevé avec amour par sa mère, Marie, mais elle a toujours refusé de lui révéler le nom de son père. Vincent découvre qu’il s’agit d’un éditeur parisien égoïste et cynique, Oscar Pormenor. Le jeune homme met au point un projet de vengeance, mais sa rencontre avec Joseph va changer sa vie … Ce dernier film d’Eugène Green est très particulier. Les personnages s’expriment avec une diction parfaite, baroque, qui sonorise les "e" muets et fait prononcer toutes les liaisons, avec un respect méticuleux de la syntaxe ; ils semblent réciter leurs répliques, sans leur donner d’expression personnelle, ce qui ne manque pas d’étonner le spectateur. Green a choisi de filmer ses personnages de front et de détacher chaque plan fixe. Il convoque les arts -musique baroque, architecture et peinture- comme des révélateurs qui vont illuminer le récit, et tout cela avec aussi un certain humour.
Dès le générique, on est captivé par des mouvements de caméra, qui font du trafic urbain et de la déambulation des piétons sans visage, une sorte de marée avec ses flux et ses reflux; cette chorégraphie est accompagnée par une musique baroque italienne et le chant de Cavalieri. Avant même que débute l'histoire de Vincent (interprété par Victor Ezenfis), cet adolescent en quête de son père, on sent que le quotidien porte l'empreinte du sacré. Le récit, en forme de parcours initiatique, est segmenté en cinq chapitres dont les titres renvoient à des épisodes bibliques (le sacrifice d'Abraham; le veau d'or, le sacrifice d'Isaac, le charpentier, la fuite en Egypte). Le film établit une corrélation entre ces scènes et la vie actuelle des personnages, animée par les jeux de l'ombre et de la lumière. Dans un premier temps, Vincent qui est habité par le tableau du Caravage représentant le sacrifice d'Isaac et dont il a une reproduction dans sa chambre, se décide à aller rencontrer son père géniteur qu'il vient de "retrouver" : un certain Oscar Pormenor, éditeur régnant sur son milieu professionnel, ridiculisé dans une scène savoureuse du "veau d'or". Vincent découvre ce père abject en se cachant sous le divan de son bureau. Son geste parricide sera interrompu par l’arrivée imprévue de Joseph, le frère d’Oscar, venu solliciter son aide financière.
Le film va alors célébrer les noces de l'art et de la paternité retrouvée. Par la peinture d’abord : Vincent et Joseph contemplent, au Louvre, le tableau de Georges de La Tour Saint Joseph charpentier. ‘’C’est par son fils que Joseph devient père’’, affirme Joseph, (Fabrizio Rongione) et ce commentaire annonce sa révélation finale : "Je suis le père de Vincent", devant les gendarmes et le père géniteur, incapable d’assumer ses responsabilités et qui n’a plus qu’à battre en retraite. Par la musique aussi, qui déploie ses fastes ; Vincent est subjugué par la voix de la cantatrice Claire Lafilliâtre, accompagnée au théorbe par Vincent Dumestre, à l’occasion de la visite d’une église où ‘’Le Poème Harmonique’’ interprète une pièce de Domenico Mazzochi.
Vincent est le fils de Marie (Natacha Régnier), que le spectateur découvre d'abord dans l'embrasure d’une porte, environnée d’un halo de lumière. Mère aimante et souffrante, accompagnant son fils dans toute son aventure, jusqu’à cette scène ‘’évangélique’’ où, juchée sur le dos d’un âne emprunté, longeant la mer avec Joseph et de Vincent, elle fuit la gendarmerie, lancée à leurs trousses par Oscar Porménor. Dans une liberté de récit totale, le film ne recule pas devant l'invraisemblance pour raconter la découverte, belle et naturelle, d'une paternité de substitution. Et, comme dans "La Sapienza", le précédent film d'Eugène Green, c'est grâce à la médiation de l'art, mariant le beau et l’émotion, qu’un lien familial peut se tisser. Le salut viendra de Joseph, homme providentiel un peu marginal. Mais Vincent ignorera jusqu'au bout, tout comme sa mère, que Joseph est le frère de Parménor. Que Le Fils de Joseph" soit coproduit par les frères Dardenne ne manque pas de sel, puisque le film est l'antithèse parfaite de leur Gamin au vélo, qui était un récit désespérant sur la quête d'un père démissionnaire. Cette manière qu'a Green de maintenir la parabole biblique à la lisière du récit, par l'entremise de tableaux, confère au film une grandeur discrète et mystique.
En conclusion, je propose cette interprétation du film, par la critique Marie Gueden, que je partage :‘’Eugène Green démontre une fois de plus avec Le Fils de Joseph que le cinéma est pour lui l’instrument audio-visuel, qui lui permet d’aborder le mystère de l’Incarnation, mystère qu’il sonde dans la nature de ses personnages, scrutés en gros plan. Que ce soit dans les plans comme dans les paroles qui sont des équivalents pour Eugène Green, il s’agit de révéler la Parole qui habite l’homme. Le montage dote le film d’une matière énergique, spirituelle, contribuant à incarner la parole. Celle-ci se livre majestueusement dans le poème mélodique baroque que Vincent entend dans l’église. C’est ici que la performance artistique est le lieu d’une révélation et d’une naissance à soi-même, alors que ce chant évoque la figure d’Euryale, figure mythologique d’un fils mort pleuré par sa mère, et sorte d’avatar profane du Christ. Que ce soit dans Euryale ou Le fils de Joseph, s’il n’est jamais prononcé le prénom de Jésus, ce n’est pourtant que de lui dont il est question, instituant le film comme un drame profondément chrétien : l’amour y est le creuset d’une révélation, la grâce est agissante, le Verbe s’incarne dans l’image, laquelle doit s’appréhender d’après son sens élevé – comme icône et comme présence (réelle), toutes choses que s’attache à agencer et à capter Eugène Green. On peut penser à un modèle littéraire du côté de Paul Claudel, dans l’ampleur du projet qui est le sien de réaliser un cinéma du Verbe, un drame chrétien tenant à la fois du comique et du tragique : entre le littéral et l’allégorique, entre le quotidien, le profane, qui relève d’un régime satirique mais aussi tragique (le désir de vengeance du père par Vincent) et l’histoire biblique, le sacré qui mêle tragédie et happy end (propre à la comédie). Si la littéralité, assumée, peut être poussée à son comble (comme lors de la scène de reconnaissance entre Marie et Joseph ne manquant pas de faire sourire), c’est bien sur elle que repose le projet de donner à sentir toute l’épaisseur et la force de l’allégorie, comme du drame sous-jacent et à venir – celui de l’Incarnation.
Ainsi, Le Fils de Joseph s’appréhende encore plus qu’un autre film d’Eugène Green comme un appel lancé au Verbe : « Où te chercher ? » S’y formule une résistance face au monde moderne illustrée par la « Fuite en Égypte » finale, sur un âne (c’est la représentation traditionnelle de la Fuite en Égypte mais cette figure peut aussi rappeler l’humble figure de l’âne Balthazar dans le film de R. Bresson), rejouée par Marie, Joseph et Vincent, et qui annonce un drame mais aussi un salut. S’y formule encore, dès le prologue, un appel à une conversion qui se lit en miroir de la résistance finale : alors que retentit le chant de Cavalieri « Jérusalem, convertere ad Dominum tuum » (« Jérusalem, reviens vers ton Dieu ! »), de gros plans de flux contraires simultanés vers la gauche et la droite du cadre qui montrent la suractivité de la ville sont soldés par un panoramique ascendant vers Notre-Dame. Preuve – s’il était besoin de le faire – que le drame se joue là-bas comme ici, et qu’Eugène Green est, lui aussi, là-bas comme ici. Tout cela ne pourrait être que sublime, virtuose, édifiant, ou – diraient les détracteurs – assommant, ridicule, catéchétique, mais c’est un supplément d’âme qu’il trouve ici, magnifié par le raffinement des plans, ses chromatismes somptueux, puis, peu à peu celui du cœur qui a été touché et a connu une révélation, et qu’il nous fait en retour approcher par son cinéma, comparable à une onction’’.
Claude D’Arcier - Juin 2016
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