Visionnaire de l'invisible
Le Cinéma
Black stone
Réalisateur : Gyeong-Tae Roh
Sortie : juillet 2016
« Mon intention était de créer un poème visuel et nostalgique sur la nature en danger. »
Les parents adoptifs de Shon Sun ont quitté, depuis longtemps, la jungle et leur village de pêcheurs pour aller travailler à Séoul dans une usine illégale de fabrication de nourriture animale. Contraint d’effectuer son service militaire, Shon Sun subit de mauvais traitements, en particulier de la part du lieutenant Ko Ah-Shen qui le viole et lui transmet le SIDA. Il est obligé de quitter l’armée et s’enfuit, clandestin, en direction de son village d’origine. De retour à Séoul, il s’aperçoit que ses parents ont disparu. Bien décidé à les retrouver, il entame alors tout un périple à travers la jungle polluée, vers le village d’où son père est originaire…
Avec Black Stone (La pierre noire), le réalisateur conclut la trilogie qu’il a commencée avec Land of Scrarecrows (Terre d’épouvantails, 2009) et Black Dove (Pigeon noir, 2011). Très préoccupé par l’écologie et la façon inconsidérée dont l’être humain saccage la nature, il explique sa démarche : ‘’ Les humains polluent l’environnement afin d’étendre leur civilisation, et cet environnement pollué nous retransmet à son tour sa douleur. Dans un monde où le capitalisme matérialiste étend de plus en plus son emprise, l’humanité est menacée de contamination mentale et physique. Mon intention était de créer un poème visuel et nostalgique sur la nature en danger, tout en faisant des recherches sur les idéaux des sociétés primitives retrouvés dans le socialisme.
En travaillant sur ce dernier volet de ma trilogie sur la pollution environnementale, je me suis inspiré du cinéma de Robert Bresson et d’Apichatpong Weerasethakul, talentueux cinéaste thaiïlandais, en créant des images symboliques et contemplatives plutôt qu’un récit classique. A la surface, le film semble être un simple ‘’road movie’’ à propos de Shon Sun, un sang mêlé, un métis qui quitte la ville pour se rendre dans un village tropical afin de trouver des réponses sur la disparition de son père. Mais le récit se fond peu à peu dans des images symbolique sur la pollution et la nostalgie’’.
Black Stone raconte l’histoire d’une quête initiatique sur un fond de thèmes qui sont encore tabous dans la société coréenne :
L’identité ethnique coréenne, farouchement défendue et érigée en symbole d’unité nationale : le peuple coréen ne serait ‘’qu’un’’ et tout ce qui ne serait pas coréen (on a envie de dire ‘’de souche’’) serait donc à rejeter. Cette crispation identitaire a son origine dans le lourd passé d’occupations et de colonisations étrangères subies par les habitants de la péninsule coréenne au cours des siècles.
L’adoption : Ce sujet demeure une épine douloureuse dans la société coréenne, car il met l’accent sur l’incapacité des Coréens à regarder en face leurs problèmes et les origines de ceux-ci. Il y a eu des guerres, des famines, des relations illégitimes, des naissances hors mariage, une natalité non contrôlée qui a fait exploser le nombre des abandons d’enfants, et donc le nombre d’orphelins à adopter (plus de 200.000 enfants coréens furent adoptés un peu partout dans le monde). Autant pour les parents adoptifs que pour les enfants adoptés, il est difficile de s’intégrer dans la société lorsque la filiation ne se fait pas par les liens du sang.
L’armée est un passage obligatoire dans la vie d’un jeune homme. Il ne peut y échapper et subit, pendant près de 2 ans, une série d’humiliations et d’exactions plus ou moins violentes. Pour beaucoup de jeunes, c’est une période traumatisante à cause des mauvais traitements subis. Elle explique en partie le taux de suicides en Corée, qui est le plus important de tous les pays de l’OCDE.
La mentalité insulaire : Bien que la Corée du Sud soit une péninsule rattachée au continent, la zone démilitarisée, partagée avec la Corée du Nord et ses frontières littorales, isolent les sud-coréens du reste du monde, leur permettant ainsi de se considérer comme des îliens à part entière. Ce pays, resté ‘’ermite’’ pendant de nombreux siècles, fut découvert par des missionnaires étrangers qui manquèrent de se faire séquestrer et massacrer par ce peuple insulaire et uni. L’unité du peuple est aujourd’hui toujours présente (une langue, une monnaie, une culture, un pays = une île) et continue à donner lieu à des luttes diplomatiques tendues dans les eaux territoriales avec le Japon (Cf. L’île Dokdo). En un mot, les îles sont très importantes dans l’imaginaire collectif coréen, elles sont un motif récurrent chez le réalisateur : lieu de retraite, loin de la ville et des menaces, elles sont un havre de paix, mais saccagé par la pollution.
Mais le sujet qui tient le plus à cœur à Roh Gyeong-Tae est l’écologie et la façon dont l’être humain détruit son environnement. Black Stone se réfère au naufrage du ‘’Hebei Spirit’’ en 2007, non loin du pont de Daeson sur la Mer Jaune, le long de la côte de Mallipo. Le pays dût alors mobiliser des centaines de milliers de personnes (militaires, scientifiques, bénévoles…) pour récupérer les 10.500 tonnes de fuel échappé du cargo et polluant les plus belles côtes sud-coréennes, où de nombreux oiseaux migrateurs venaient nicher. Cette catastrophe coûta plus de 300 milliards de Wan (233 millions d’euros) à l’Etat et nécessita la mobilisation de plus de 20.000 personnes pendant 2 mois pour nettoyer les côtes. Ce fut le pire désastre écologique que connut la Corée du Sud.
Tous ces sujets apparaissent comme des motifs récurrents dans la filmographie du réalisateur.
Voici donc un long métrage qui sort des sentiers battus ; à la fois drame d’une extraordinaire noirceur et improbable féerie, qui prend le spectateur à témoin sans pourtant le captiver totalement. Black Stone est un film étrange et obscur, mélangé de registres différents et, ce qui en fait sa qualité principale, suffisamment surprenant pour intéresser dans sa totalité. Nettement scindé en deux parties, il présente un itinéraire initiatique, qui part de l’ombre pour aller vers la lumière, du réel vers le surnaturel, en un chemin austère : plans longs et silencieux, ellipses, quasi-absence de musique … On est bien dans une œuvre d’auteur qui refuse les facilités. De même le jeu des acteurs est singulièrement intérieur, à la limite de l’ascétisme : c’est que le cinéaste refuse la psychologie facile et l’explication, centré sur son regard précis d’entomologiste. Le comportement est privilégié par rapport au dialogue et il revient au spectateur de faire des liens, de combler les vides et de laisser libre cours à son imagination.
Dépassant l’itinéraire spirituel et matériel du personnage central, on peut voir Black Stone comme un film post-apocalyptique : le film commence après la fin du monde, blessé par une perte d’humanité, où le profit est devenu la seule valeur, mais qui est aussi défiguré par la pollution et l’environnement misérable. Roh Gyeong-Tae décrit un univers fantomatique où les êtres parlent peu et sont réduits à l’obéissance et aux fonctions essentielles. De ce constat désespéré, il tire une conclusion logique : fuyant une société épuisée, devenue incapable de sentiments, il faut partir. Le père, puis Shon, reviennent donc à la mer originelle et entreprennent une initiation au monde d’avant, lavant, en même temps que les pierres salies de fuel, leurs fautes passées, retrouvant ainsi une sorte d’Éden loin de la civilisation. En extrapolant, on pourrait lire le film comme une parabole sur notre situation présente et sur les solutions que nous cherchons pour y échapper. Certes la solution proposée, ‘’cultiver son jardin’’ comme le souhaitait Voltaire, peut paraître un peu courte, même quand elle s’accompagne d’une spiritualité, étrangère à notre culture occidentale. Reste que le cinéaste n’a pas choisi la facilité de s’enfermer dans le noir et le dramatique : il change de cap, et, tout en gardant une cohérence de style, prend le contre-pied de son propos initial. En cela, il réussit un film étrange, mélange de tragique et de naïf, qui s’écarte des modes pour offrir un itinéraire intérieur passionnant mais souvent déroutant.
Claude D’Arcier - Septembre 2016
Réactions d'internautes