Visionnaire de l'invisible
La littérature
'LE DENI DES CULTURES’ -
Hugues Lagrange
(Le Seuil – 2010)
L’immigration et ses cultures
Les difficultés des quartiers dits « sensibles » ont fait l’objet de très nombreuses études qui, pour la plupart, prennent peu en compte la culture des habitants pour elle-même, car les statistiques ethniques sont interdites en France. Et quand les tentatives d’explication de ces difficultés abordent la dimension culturelle, c’est pour la caricaturer sous la forme d’un risque de communautarisme qu’on dénonce, mais sans parler des discriminations ou des ségrégations qui l’alimentent.
C’est contre ce silence que s’élève Hugues Lagrange. Pour lui, ces particularités culturelles qui s’expriment dans les quartiers d’immigration ne sont pas des produits d’importation inassimilables en France, mais des tentatives de « re-traditionalisation » dans une société mal accueillante, qui est elle-même l’objet d’un énorme bouleversement idéologique et moral.
Il étudie en détail et compare les différentes expériences migratoires : celles des Africains du Sahel, sont bien différentes de celles des Turcs ou des Maghrébins. Il approfondit les mécanismes d’ethnicisation, les rapports entre les sexes, ainsi que la domination masculine qui ont cours dans les quartiers.
Depuis de longues années, le travail d’Hugues Lagrange au CNRS porte sur les difficultés de socialisation dans les quartiers pauvres en France. Il en a étudié, particulièrement chez les adolescents qui ont à peu près 16 ans, les facteurs-clefs comme l’échec scolaire, l’absentéisme, et les délits qu’il appelle « les inconduites ». Ainsi, il met en lumière une très forte corrélation entre les mauvaises notes en classe de 6° et l’implication future dans les délits pénaux. Mais surtout, il montre que, à milieu social comparable, les ados issus de familles noires sont trois à quatre fois plus souvent impliqués comme auteurs de délits que ceux qui sont issus de familles autochtones ; les jeunes originaires du Maghreb le sont « seulement » deux fois plus. Pourquoi ?
Évolution des migrations
Pour H. Lagrange, l’explication principale réside dans l’évolution des migrations et dans la manière dont les différentes vagues migratoires ont été accueillies en France. Les premières familles africaines à immigrer en France étaient composées de cadres, de classes moyennes et d’étudiants, venus des zones dites « de la forêt ». Elles ont trouvé assez rapidement leur place dans la société française. On peut penser par exemple à l’itinéraire de Rama Yade.
Ensuite, l’immigration est devenue de plus en plus populaire, avec des familles plus pauvres, moins éduquées, venues de zones rurales, sahéliennes, situées le long du fleuve Sénégal. Ces familles n’ont pas reçu du tout le même accueil en France où elles subissent une forte ségrégation.
Chez les familles venues plus récemment d’Afrique, en grande majorité du Sahel, il remarque une organisation familiale particulière, fondée sur une forte différence entre les sexes : les garçons sont beaucoup plus libres que les filles et sont souvent placés au-dessus de leur mère, ce qui encourage des violences et une dépendance des filles, au sein des familles. Celles-ci ont entretenu une sorte de « sous-culture », caractérisée par le patriarcat, de grandes fratries et un esprit assez misogyne. En prenant l’exemple des familles Peuls, l’auteur souligne qu’elles montrent un fort taux de polygamie, des différences d’âge souvent importantes entre les époux, et un grand nombre d’enfants par femme (6 à 7 en moyenne : ce chiffre n’a pas varié depuis 30 ans, alors qu’il s’est effondré dans la plupart des autres pays). Il en conclut que, du fait de leurs conditions de vie dans leur quartier d’habitation, elles se sont repliées sur leur culture d’origine, attachées à leur « peulité ». Il constate donc chez elles une sorte de crispation morale, culturelle et religieuse, qui lui semble très importante à prendre en compte, lucidement, dans l’éducation et la scolarisation des enfants.
Cette population venue du Sahel ne s’assimile pas, non pas parce qu’elle le refuserait, mais surtout parce qu’elle se sent ségrégée, c'est-à-dire mise à part, non reconnue, jugée…Ces familles ne sont pas dans les bonnes conditions d’interaction avec la société française qui permettrait une confrontation des mœurs et un métissage.
En prenant le cas des ados dont il estime que le père est polygame (par exemple, en constatant dans des familles maliennes de 12 enfants et plus, que certains sont nés en même temps), il montre qu’ils peuvent représenter jusqu’à un tiers des enfants d’un collège dans certains quartiers comme le Val Fourré à Mantes la Jolie, ce qui est considérable.
Bien entendu, ce genre de constat a provoqué quelques remous, en particulier dans le petit monde des sociologues et ethnologues. Cela l’a amené à défendre ses positions dans les médias et à préciser des points contestés. Tout cela appelle une analyse plus large pour mieux en comprendre les tenants et aboutissants. C’est l’objet de son livre que je vais présenter ici.
Pour mener à bien son étude, H. Lagrange procède par étapes.
Il commence par regarder les diagnostics principaux qui ont été portés sur les tensions sociales depuis une dizaine d’années, en les confrontant à l’échantillon des quartiers qu’il a étudiés (Seine-Aval, Mantes la Jolie, Les Mureaux, Nantes-Saint-Herblain et un quartier du 18° à Paris).
A ceux qui parlent de démission parentale et de restauration de l’autorité paternelle, il propose de développer plutôt une vigoureuse politique de l’autonomie, avec un développement de l’activité des femmes afin d’augmenter leur autonomie (y compris financière) et de soutenir leur autorité auprès de leurs enfants (garçons en particulier).
Puis, il décrit les processus économiques et sociaux qui ont mené à la construction des cités. Il considère les effets des changements migratoires et de la ségrégation sur les conduites des adolescents.
Ensuite, il regarde comment la dégradation des quartiers difficiles a interagi sur ce qu’il appelle « l’involution des mœurs » : au lieu de trouver leur place dans une ouverture, voire un métissage, avec la société d’accueil, les familles se sont repliées sur elles-mêmes et sur des traditions culturelles qui leur semblent caractériser leur identité.
Enfin, il examine les politiques publiques qui ont été menées et propose quelques pistes qui favoriseraient l’intégration des familles migrantes venues d’Afrique.
La mondialisation
La mondialisation bouleverse les sociétés dans de nombreux domaines ; en particulier quand les anciennes allégeances et les coutumes, qui supposaient des relations entre les personnes et les groupes, sont remplacées par des règles plus impersonnelles. Mais celles-ci ne s’imposent pas partout à la même vitesse, ce qui provoque des chocs et des réactions en retour, puissantes et incontrôlables.
Cette modernisation techno-économique tend à dissocier l’intégration des marchés, des changements politiques et institutionnels, de l’évolution des familles, des communautés et des religions qui constituent les bases des sociétés, et conduit à une fragmentation des Etats (par exemple en Europe, on a vu l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, les lenteurs de l’unification européenne, les tensions en Belgique…).
Parallèlement à cette fragmentation politique, on peut observer une augmentation des inégalités au Nord : en Europe, les classes populaires sont plus menacées par la redistribution des cartes au niveau planétaire, alors qu’elles avaient longtemps bénéficié des Etats-providence. Une immigration, liée à la différence de richesse entre les pays, s’est poursuivie dans les années 1980 à 1990. Du coup, les couches populaires françaises, menacées par le chômage, la précarisation des statuts, la baisse des revenus et des retraites, manifestent une colère qui se tourne, entre autres, les gens du Sud qui sont pris comme boucs émissaires dans des réactions xénophobes, alimentées par les partis d’extrême-droite. On observe aussi à un développement des politiques identitaires, à la fermeture des frontières et à une montée de l’idéologie sécuritaire.
Un reflux de l’esprit de liberté et du mouvement de sécularisation
Depuis une trentaine d’années, on observe dans les sociétés occidentales un reflux de l’esprit de liberté et du mouvement de sécularisation, qui se trouve être en résonnance avec un mouvement plus conservateur et plus traditionnaliste dans les pays d’origine des migrants. En Europe, ce retour à l’ordre politique et moral exacerbe les conflits au lieu de les canaliser : émeutes urbaines, délinquance, suicides, séparation des sexes, se diffusent à la périphérie des grandes villes. Pour l’auteur, ces phénomènes, qui concernent de manière plus spécifique les jeunes générations, sont les symptômes d’une nouvelle question sociale. Celle-ci n’a pas été regardée dans ses dimensions culturelles car on a surtout insisté sur les effets du chômage et sur le manque d’éducateurs dans les quartiers. Mais comme les dérives persistent en France, on en est venu à proposer deux types d’interprétation complémentaires.
La première explication consiste à dire que ces zones sont peuplées par des familles désorganisées, où les solidarités traditionnelles s’étiolent, avec une crise de l’autorité paternelle, un manque éducatif et un désintérêt pour l’école. On estime aussi que les politiques d’assistance sociale, globalement, déresponsabilisent les parents. H. Lagrange pense plutôt que ces familles souffrent d’un excès d’autorité interne et d’un manque d’autonomie des femmes et des jeunes, qui surinvestissent les liens familiaux et locaux.
La seconde explication stigmatise le repli sur soi des migrants, en particulier ceux qui viennent d’Afrique ou de Turquie, ce qui favoriserait le communautarisme. Les quartiers où ils résident sont progressivement gagnés par les mœurs et traditions « de chez eux » qui sont jugées incompatibles avec les principes de la République. Refusant de s’intégrer, ces populations issues de l’immigration sont accusées de se recroqueviller sur leurs cultures d’origine. H. Lagrange pense que le problème culturel qui se pose est celui des valeurs et des normes de leur société d’origine qui se trouve confrontées brutalement à celles d’un pays qui ne les accueille pas ; ce sont les conditions de la rencontre ici qui rendent l’aventure migratoire si douloureuse.
Pour comprendre ce nouveau conflit social, il faut regarder de près les itinéraires migratoires, ainsi que les cultures et les structures familiales que les gens transportent avec eux. Dans les années 80-90, les ruraux pauvres du Sahel sont arrivés en France, dans un contexte de ségrégation urbaine où se manifestaient une baisse de l’idéal de solidarité et un refus de leur intégration politique. Peu après, les émeutes urbaines ont mobilisé surtout les enfants des grandes familles isolées ; et parmi eux, principalement les garçons adolescents, qui se trouvent avoir plus de difficultés scolaires que leurs sœurs.
Ne tenant pas compte de ces facteurs, les pouvoirs publics ont proposé des solutions à la fois globales et incomplètes. Ils affichent une exigence d’intégration (moyennant la maîtrise de la langue, l’exercice d’un emploi et la preuve d’un logement), avec une indifférence de principe à la culture d’origine, à la couleur et la confession des gens, tout en refoulant sévèrement ceux qui sont en « situation irrégulière ». La France refuse de considérer l’origine culturelle ou ethnique dans l’analyse des phénomènes sociaux. Mais, selon l’auteur, c’est le produit de notre histoire qui a glissé insensiblement du respect des choix subjectifs de chacun à une dissimulation de la réalité sociale. « De fait, les « chômeurs », les « jeunes en difficulté » n’ont pas d’autre identité que le déficit par lequel on les caractérise. La neutralité affichée est moins égalitaire qu’aveugle aux différences et aux besoins de ces familles » (p. 18).
Cette non-reconnaissance des valeurs culturelles renforce l’hostilité et favorise la ségrégation. Les raisons de ce refus sont idéologiques et politiques. Ceux qui cherchent à enfreindre ce tabou sont vite soupçonnés de complaisance avec les discours racistes, ou accusés de négliger les valeurs républicaines. Ce « déni des cultures » ne touche pas seulement l’opinion publique mais aussi le monde savant.
Les conséquences du déni des cultures sont nombreuses.
On parle de l’immigration au singulier, alors qu’il y a des itinéraires et des contextes historiques très divers. Du coup, on ne voit pas que les quartiers sont marqués par des problèmes propres aux migrants d’Afrique subsaharienne, qui sont différents de ceux des familles d’origine maghrébines.
On entretient une crise de confiance entre les migrants et les institutions françaises. Comme on ne sait pas nommer les questions en vérité, ce qu’on en dit est compris comme du mépris.
Le rejet de ces familles les amène à afficher plus ostensiblement leurs différences, en particulier dans le domaine religieux, avec des pratiques musulmanes vécues comme des marqueurs identitaires.
Ces tensions entre les quartiers et le reste de la société sont préoccupantes. C’est pourquoi ce livre cherche à aider à mieux comprendre ce qui arrive à nos sociétés en reconnaissant qu’elles sont confrontées à une question culturelle profonde qui bouleverse les manières de penser. « Or, considérer l’origine culturelle et les parcours migratoires comme des déterminants importants de la situation présente, c’est bouleverser le récit habituel, aussi sociologique que politique, de nos difficultés » (p. 21).
H. Lagrange emploie l’adjectif « culturel » pour parler des liens qu’un individu a, avec une ou des cultures, du fait de sa naissance et de sa socialisation. « La culture ou l’ethnicité désigne à l’échelle individuelle à la fois un ensemble de dispositions et d’orientations morales, et une référence identitaire » (p. 22). L’individu reçoit cette culture en se l’appropriant et en la confrontant avec celles des autres.
Pour caractériser les différences ethnoculturelles, l’auteur reprend une distinction faite par Irène Théry à propos du sexe : « La distinction masculin/féminin est normative et relationnelle ; elle définit une manière de se comporter, un rôle, et ne peut pas être rabattue sur le masculin et le féminin, comme si c’étaient des substances. Ce qui a un genre, ce ne sont pas les individus, mais les relations sociales elles-mêmes entre eux ». Ainsi, les actes des individus sont ordonnés par des normes, des systèmes de rôles, y compris les rôles sexués.
Il apporte encore une précision importante : les problèmes des quartiers ne sont pas les problèmes des familles africaines. Ce sont des problèmes de justice et de promotion sociale qui concernent toutes les familles, quelles qu’elles soient.
Ce livre est éclairant pour différentes raisons.
D’abord, il aide à percevoir que les inégalités, et les tensions sociales que nous rencontrons dans nos quartiers, sont à comprendre dans le cadre des rapports entre les différentes parties du monde, entre les pays riches et les pays pauvres. Ainsi, il faut considérer les inégalités au sein des pays et les inégalités entre pays et continents, qui se sont fortement accrues depuis le début des indépendances. Ce sont ces écarts de richesses qui alimentent les migrations vers l’Europe. Cette réalité peut être appréhendée à partir des contacts que nous avons avec les migrants dans nos quartiers et dans nos paroisses ; mais elle peut aussi être approfondie à partir de la lecture de ce genre d’ouvrages qui, pour être ardus, n’en sont pas moins très éclairants. Les spécialistes n’en ont sans doute pas fini de discuter les thèses d’Hugues Lagrange qui n’ont rien d’évidentes. Mais je trouve qu’il a le mérite d’aborder de front cette réalité « culturelle » qui reste tabou dans les milieux de la recherche sociologique et qu’il l’oblige à s’ouvrir à des champs d’investigation nouveaux. Et cela, même si la présentation très médiatique de ses travaux porte le risque qu’ils soient utilisés politiquement, pour conforter la démonstration d’un lien, qui reste très problématique, entre délinquance et immigration.
Ensuite, il me semble que la qualité de cette étude devrait nous aider à ne pas en rester à des idées préconçues sur les personnes migrantes que nous côtoyons : leurs attitudes, quelque fois indéchiffrables au premier regard, sont gouvernées par des raisons qui sont les leurs. Tenter de les découvrir et de les comprendre, avec lucidité et humilité, me semble être une question de justice à leur égard.
Enfin le travail pastoral nous apprend que, dans nos communautés « arc en ciel », il ne suffit pas de s’accueillir gentiment en cherchant des compromis pour vivre ensemble en Eglise. L’Evangile nous invite à plus d’audace pour créer les conditions d’une vraie rencontre, comme nous le montre Jésus avec Zachée : « Descend vite, car aujourd’hui il me faut demeurer chez toi » (Lc 19,5). Aller chez l’autre pour partager un repas, un moment d’intimité, quelle démarche plus évangélique ? Le dialogue des cultures suppose un déplacement réciproque pour venir sur le territoire de l’autre et se laisser conduire par une découverte mutuelle respectueuse qu’on reçoit comme un cadeau.
Janvier 2011
Jean-Claude D’ARCIER