Visionnaire de l'invisible
Le Cinéma
Les trois sœurs du Yunnan
Réalisateur : Wang Bing
Sortie : 15 avril 2014
A travers l’histoire de trois petites sœurs, Wang Bing nous présente un visage inconnu de la Chine. Non pas celui des grandes villes modernes ou des zones industrielles, mais celui d’un village perdu dans la montagne à 3200 mètres d’altitude. Une Chine rurale et pauvre, qui semble survivre à l’écart du monde. On découvre les trois personnages principaux dont les prénoms s’inscrivent sur l’écran : Yingying, 10 ans, Zhenzhen, 6 ans, et Fenfen, 4 ans. Elles vivent seules ou presque depuis que leur mère a quitté le foyer et que leur père est parti travailler en ville. Le film se déroule en faisant apparaître les différents moments de leur vie quotidienne, faite d’activités de survie comme allumer le feu, nettoyer les vêtements crottés, faire la chasse aux poux, sortir les porcs, les chèvres et les moutons, ramasser les crottes séchées pour le feu. Et quelque fois, quand elle en trouve le temps, Yingying se rend à l’école lointaine. Il n’y a pas de commentaire, mais un regard humble et profondément humain sur ces enfants livrés à eux-mêmes, qui offrent, avec simplicité, leur vie telle qu’elle est.
Ce parti pris de recul respectueux invite le spectateur à se laisser conduire et à s’immerger complètement dans cette réalité d’une banalité et d’une dureté effrayantes, mais qui pourtant n’est jamais triste. Car cette pauvreté n’est pas misérable : ces petites filles sont sales car elles piétinent continuellement dans la boue, mais elles font leur travail courageusement sous l’impulsion de Yingying qui montre ce qu’il faut faire sans forcer ses sœurs. Elles rient aussi, elles mangent à leur faim, surtout des pommes de terre qui s’entassent dans la pièce, elles affrontent le vent et la pluie auxquels elles semblent habituées. Au fond, c’est vraiment un sentiment d’énergie tranquille qui domine chez ces petites ‘’bonnes femmes’’, hautes comme trois pommes.
La force du film tient au fait que le cinéaste demeure invisible tout en laissant deviner sa présence discrète et bienveillante. On est saisi par le contraste qui se vit entre la gravité de leur situation où presque rie ne change et la banalité de leur vie répétitive, entre l’immensité de ces paysages des contreforts himalayens et la fragilité de leurs corps d’enfants. Cet ancrage discret, de plain-pied dans la réalité, laisse apparaître la beauté formelle des plans extérieurs dans la brume, comme des séquences intérieures au coin du feu. C’est l’humain, contemplé et respecté, qui fait la grandeur des plans, et non l’inverse.
Dans une interview, citée sur Critikat, Wang Bing s’explique sur son film :
‘’Ce n’est pas un autoportrait au premier degré, mais lorsque l’on observe les gens et leur réalité, un lien se fait avec moi-même, ma vie, mes propres problèmes. J’ai grandi dans un petit village du fin fond de la Chine, mais la situation était tout de même différente puisque j’ai passé mon enfance sur les bords du Fleuve Jaune, dans la province septentrionale du Shaanxi. Cependant, je fus aussi un petit gamin de village : ma famille travaillait la terre et je gardais des porcs et des moutons comme les fillettes du film. La différence est grande cependant car j’ai toujours eu des adultes autour de moi. J’étais loin de la situation des trois sœurs, dont la mère est partie depuis longtemps et dont le père travaille en ville, ce qui implique un véritable rapport à la survie, ce qui ne fut pas mon cas…
… Cette situation familiale éclatée n’est évidemment pas le fait des enfants, ni même des adultes. Par exemple, la mère est partie car il y avait la pression de la famille qui voulait une progéniture masculine ; mais les parents du mari ont considéré qu’elle n’était pas capable de donner naissance à un garçon Pression familiale venant aussi de la politique de l’enfant unique. Donc tout ceci participe d’un mouvement général de la société chinoise. Les relations entre les époux se sont fortement tendues pour ces raisons : la mère est autant partie qu’elle a été abandonnée par la famille. Quant au père, il s’agit d’une raison économique qui est partagée par un grand nombre. Il y a eu en Chine un mouvement violent de basculement de la vie familiale traditionnelle, qui fut un pilier de la société. Ce n’est donc pas un cas isolé ; d’ailleurs dans le film, il y a aussi un garçon qui vit la même situation : une mère partie et un père à la ville…
… D’une certaine manière, en rendant ces enfants visibles, en les filmant en mon nom, j’espère les aider. Mais si je les aide au nom des spectateurs, je risque de faire l’objet de pressions de la part des autorités chinoises…
… Dans la première partie du film, on est plutôt dans des espaces intérieurs, confinés, où Yingying s’occupe de ses deux sœurs. Mais, après le départ de ces dernières à la ville avec leur père, sa solitude se renforce ; la seule personne de son entourage est son grand-père, et ses copains du village. Ce sentiment d’isolement m’a conduit à représenter la situation en mettant en relation sa solitude avec la puissance dramatique de la nature et des grands espaces…
… Dans mes films, il y a à la fois les efforts déployés par les personnages pour assurer leur survie dans les situations extrêmes, mais aussi, en creux, les miens en tant que cinéaste, pour me mettre dans leurs pas… En dehors des moments de tournage, nous avons des relations plus intimes, nous passons du temps ensemble, nous parlons et rions. Je ne tourne qu’avec des personnes avec qui j’ai pu établir ce genre de lien, sans quoi, pour moi, il n’y a pas de film possible. Quand il y a une volonté mutuelle de communiquer, les barrières tombent et le film devient possible…’’
Ce film de Wang Bing m’a ému par son parti pris d’humilité et de respect et aussi par sa puissance cinématographique, alternant les scènes d’intérieur en clair-obscur, les séquences dans le village et les grands espaces montagneux qui dégagent une grande émotion. Il nous en dit long sur la profondeur de cette lutte ancestrale des hommes et des femmes, non seulement pour survivre dans un environnement très contraignant, mais surtout pour tenter de s’y accomplir. Ce n’est pas qu’une affaire d’adultes car les enfants aussi sont directement concernés : par exemple quand on voit les efforts considérables que doit faire Yingying pour dégager le temps d’aller à l’école et de travailler sur son cahier à la maison. C’est un très beau symbole. Et comme l’écrit Sandrine Marques, dans sa critique du Monde : Donner une visibilité à ces trois sœurs dont l’histoire ignore la présence, c’est le sens de la démarche humaniste de Wang Bing’’.
Juin 2014 - Jean-Claude D’Arcier
Réactions d'internautes
« J’ai lu avec beaucoup d’intérêt la présentation du film ‘Les trois sœurs’. Comme j’habite Bruxelles, j’espère qu’une salle a mis ce film à son programme. »
Une internaute