Visionnaire de l'invisible
Le Cinéma
Marie Heurtin
Réalisateur : Jean-Pierre Améris
Sortie : 12 novembre 2014
Marie Heurtin est sourde et aveugle. Violente et complètement inadaptée socialement, elle est considérée par beaucoup comme une folle. Ses parents ont toujours refusé de la faire interner dans un asile. Avec ses 14 ans, le temps est venu de prévoir l’avenir de Marie. Son père décide de la confier à l’Institut de Larnay, prés de Poitiers. Des religieuses de la Sagesse s’y occupent de jeunes filles sourdes. Sur place, la mère supérieure ne croit pas à une quelconque possibilité d’évolution chez Marie. Mais l’adolescence attire la sympathie d’une jeune religieuse, sœur Marguerite, qui en dépit d’une santé fragile, va entreprendre par tous les moyens à sa disposition, de l’éduquer…
Pour son troisième long métrage, Jean-Pierre Améris retrouve Isabelle Carré, l’héroïne de ses films précédents : Émotifs anonymes ou Chez Hortense. La comédienne incarne avec ferveur le rôle de cette religieuse, confrontée à une enfant sauvage, dans une histoire inspirée de faits réels. C’est Arina Rivoire, une jeune femme réellement sourde, qui l’interprète. La rencontre entre les deux actrices est poignante.
Dans ses fiches de promotion des films, l’Association Française des Cinémas d’Art et d’Essai (AFCAE) a publié un entretien avec Jean-Pierre Améris, dont voici quelques extraits :
- Q. Quelle est la genèse du film et l’origine de votre rencontre avec Marie Heurtin ?
- Au cours de mon adolescence, j’ai été très impressionné par l’histoire d’Hellen Keller, cette jeune fille américaine sourde-aveugle sauvée par sa gouvernante, découverte avec le film Miracle en Alabama d’Arthur Penn. Cette histoire m’avait bouleversé à une période où j’étais très mal dans ma peau, parce j’étais « trop » grand et déjà travaillé par l’histoire du corps, du monstre, la question du handicap et de la différence… J’ai entamé des recherches sur les sourds aveugles. Comme sur tous mes films, j’ai commencé par une démarche documentaire. J’ai trouvé un livre de Louis Arnould, Ames en prison, écrit dans les années 20, une succession de portraits de sourds aveugles, dont celui de Marie Heurtin. J’ai alors découvert qu’elle avait été accueillie dans un pensionnat, tenu par des religieuses de la congrégation des Filles de la Sagesse, à Larnay, prés de Poitiers, et que cet établissement continuait de nos jours à recevoir de jeunes sourds aveugles.
- Q. Qu’est-ce qui vous a particulièrement touché chez Marie Heurtin ?
- Lorsqu’elle arrive à Larnay, vers onze ans, Marie Heurtin est une enfant « sauvage », une « bête furieuse » comme dit Louis Arnould. Ce qui m’a attiré, c’est le rapport fusionnel qui va s’instaurer entre sœur Marguerite et cette enfant sauvage à laquelle elle doit tout apprendre, à commencer par le langage. J’ai immédiatement pressenti que cette relation avait dû être passionnante entre une religieuse à laquelle sa condition interdit d’avoir des enfants, et cette petite fille qui allait devenir, en quelque sorte, sa propre fille. Leur histoire me donnait aussi l’occasion d’aborder pour la première fois le thème de la foi, sous l’angle de la foi du charbonnier. Sœur Marguerite est une femme pragmatique, comme toutes les religieuses qui s’occupaient des pauvres, des malades, des vieux…Sa foi l’engage au travail, un travail patient et quotidien auprès de Marie. Elle n’implore pas Dieu d’accorder telle ou telle chose à Marie ou à elle-même, mais elle agit.
- Q. Sur quelle base avez-vous écrit votre scénario ?
- Mon intérêt pour Marie Heurtin m’a très vite conduit à Larnay où, pour la première fois de ma vie, j’ai rencontré des enfants nés sourds et aveugles. En découvrant cette communication qui ne passe que par le toucher, la main, le contact et l’odorat ; en rencontrant ces enfants qui, lorsque vous arrivez, vous l’inconnu, viennent vous toucher, vous sentir, vous palper le visage, vous renifler… j’ai été bouleversé par ce contact très charnel et cette découverte qu’il pouvait y avoir une communication sans parole et pourtant efficace… Les éducateurs se battent pour trouver les moyens de rejoindre ces enfants, au départ craintifs et apeurés, enfermés, pour lesquels tout est agression, afin de susciter chez eux l’étincelle du langage grâce à cette langue des signes dans la main. Ce sont aujourd’hui des virtuoses ! Quand ils discutent entre eux, les mains virevoltent et c’est fascinant. Cela prouve le génie de l’être humain qui n’a qu’une soif, celle de communiquer, et qui s’en donne les moyens.
- Q. Qui est Ariana, la jeune actrice incarnant Marie, et comment l’avez-vous découverte et choisie ?
- Nous avons visité beaucoup d’instituts de jeunes sourds et, dans un lycée de Chambéry, cela a été une rencontre d’une évidence absolue : c’était elle et pas une autre ! J’ai tout de suite pressenti qu’elle avait en elle la vivacité et la force qui devaient être celles de Marie Heurtin… Ariana est comme Sandrine Bonnaire ou Depardieu : des gens qui viennent de milieux modestes et qui n’étaient pas prédestinés à être acteurs. Mais ils ont un don. Ariana le possède. Elle était très attentive, posait sans cesse des questions, cherchait à comprendre. Et Marie Heurtin la fascinait car son histoire la renvoyait à son propre handicap et à sa propre chance de voir, d’apprendre la langue des signes et d’être capable de tout faire.
- Q. Isabelle Carré, votre actrice fétiche s’est emparée du rôle de Sœur Marguerite ?
- Ce qui est merveilleux avec elle, c’est qu’elle cherche tout de suite ce qu’elle doit faire. On est tout de suite dans le concret. Il fallait apprendre à faire du chocolat dans Émotifs anonymes, elle l’a fait. Là, elle a appris la langue des signes !
- Q. Peut-on dire que votre film est un film d’aventure, aventure humaine, aventure intérieure ?
- Oui, c’est une aventure. On part d’une situation impossible et une personne dit : je vais le faire ; et l’on est invité à suivre cela, on se demande si elle va y parvenir, on assiste à ses échecs, ses succès et il y a un véritable suspens…. Je voulais filmer une libération, quelqu’un qui naît au monde. Mon film est également une histoire d’amour. Pas un amour gnangnan mais un amour exigeant, qui se construit dans le travail, la confiance et le respect mutuel.
- Q. Votre film nous fait les témoins de son éveil au monde.
- Je voulais faire un film lumineux ; parce que le sujet porte également sur la manière dont on peut, même en étant sourd-aveugle, toucher, appréhender la beauté du monde… J’avais ces images d’une main sur l’écorce d’un arbre, d’une main sur la tête de l’âne, ou sur un visage. La main et le monde, c’est le motif emblématique du film… Mes films naissent d’une étincelle entre moi-même et une histoire que je découvre. Je vais à la rencontre de ces personnes blessées, et je reviens auprès du spectateur pour lui raconter ce que j’ai vu et le partager avec lui.’’
Ce film parle d’un monde enfermé dans le silence et l’obscurité, mais il parvient pourtant à mettre nos sens en éveil. Par exemple, lorsque Marie se sauve pour se réfugier dans un arbre, la sœur Marguerite parvient à toucher le bout de ses doigts. Rassurée par ce contact amical, Marie donne sa main à Marguerite ; elles se palpent, communiquent et deviennent inséparables. Une scène émouvante qui rappelle le tableau de Michel-Ange, La création d’Adam.
L’interprétation de ces deux actrices arrive à nous convaincre d’un lien invisible qui réunit ces deux personnes en marche vers un destin étonnant. Passionnée par sa mission, Marguerite devient une pionnière du langage des signes, dessinés au creux de la main ou traduits en se prenant les mains. On pense, bien sûr, à L’enfant sauvage de François Truffaut, réalisé en 1970. Avec une patience infinie, Marguerite cherche le moyen de faire comprendre le sens des signes et des mots à Marie, en s’aidant du petit canif que sa mère lui a donné lors de son départ de la maison. Et, un jour, Marie fait le lien entre ce canif et la signe qui l’accompagne. Cette étincelle met en marche une nouvelle vie pour Marie, qui découvre rapidement d’autres signes.
Sœur Marguerite, malade, accompagne cet apprentissage comme un calvaire. Malgré sa souffrance, elle garde sa patience et sa compassion jusqu’au bout, pour finir comme la Mater Dolorosa de Michel-Ange, dans laquelle mère et enfant ne font plus qu’un. Le film se termine sur une séquence extraordinaire où Marguerite regarde, du haut du ciel, Marie venue fleurir sa tombe et s’adresser à elle dans une sorte de danse qui inspire à la fois joie et tristesse. Au rythme d’une musique juive, cette dernière scène évoque les tableaux de Marc Chagall, par leur regard joyeux et bienveillant sur la vie.
Voici encore une œuvre qui respire le respect et la reconnaissance de la personne humaine dans toute sa dignité, quelles que soient les altérations provoquées par la maladie ou par la violence des situations subies. L’amour reste bien, encore et toujours, le ressort fondamental de la rencontre entre les êtres humains.
Claude D’Arcier - Décembre 2014
Réactions d'internautes