Visionnaire de l'invisible
Le Cinéma
IRANIEN
Réalisateur : Mehran Tamadon
Sortie : 3 décembre 2014
’Vous dites que je pense en laïc mais que j’agis en dictateur ?’’, interroge Mehran Tamadon. ‘’Nous le savions au début, vous en serez convaincu à la fin’’, conclut en souriant le Mollah Ali Kosh-Shasm.
En profitant d’un séjour d’études en Iran, l’ancien architecte iranien devenu réalisateur, Mehran Tamadon, qui vit aujourd’hui à Paris avec sa famille, a réuni dans la maison qu’il a gardée en Iran, quatre mollahs de sensibilité différente avec leurs familles. Ces quatre personnes sont des défenseurs de la République Islamique ; ils ont pourtant accepté de discuter avec Mehran Tamadon de ce qui les oppose sur le thème suivant : comment vivre ensemble dans un espace public dont nous pourrions définir les règles en commun ?
En alternant débats, prière et vie quotidienne, salon et jardin, objets et paroles, ils évoquent la liberté de conscience, la place de la femme, la religion et la laïcité, la tolérance, la notion de république, le sexe … dans une quiétude traversée par une tension permanente, mais aussi par des moments d’humour libérateurs. En 2010, il réalise Bassidji, son premier long-métrage documentaire, dans lequel il entreprend de dialoguer avec les miliciens religieux de la République Islamique.
Pour ce second long-métrage documentaire, Mehran Tamadon propose un exceptionnel huis-clos aussi intelligent que rythmé. On est tour à tour étonné par le respect mutuel, mais qui reste fragile, entre les interlocuteurs, et déstabilisé par les positions ‘’en miroir’’ –Tamadon explique plus loin le sens de ce terme - que chacun adopte, souvent avec beaucoup d’humour. C’est la démonstration qu’un certain dialogue reste possible entre gens de bonne volonté ; mais il n’en demeure pas moins, comme le dit la voix off du film, que Tamadon, après avoir eu affaire à la police et avoir vu son passeport confisqué pour un mois, s’est vu ‘’conseiller’’ de ne plus revenir en Iran, sous peine de ne pas pouvoir en repartir.
Dans un document édité par le Groupement National des Cinémas de Recherche et le Centre National du Cinéma, on peut lire l’interview que donne Mehran Tamadon sur son film : ‘’Un jour, un homme religieux, profondément attaché au Guide suprême et au président Ahmadinedjad, me demanda : ‘A fond, qu’est-ce que tu reproches à la République islamique ?’ Je lui ai répondu : ‘Je lui reproche de me faire constamment sentir que je ne suis pas chez moi. Vous les religieux, on dirait que l’Iran vous appartient. Je voudrais que vous compreniez que, moi aussi, je suis iranien. Cela fait 12 ans que je filme dans le milieu des défenseurs du régime iranien. Que je m’efforce de voir l’homme derrière le système qu’il défend, même ceux dont je ne partage pas les idées, même ceux qui peuvent me nuire, me confisquer mon passeport, m’arrêter, me mettre en prison. Je dirai que ma seule arme est de considérer les gens. Ce que je dis là n’est pas de la théorie. C’est ce que je fais lorsque je discute avec les bassidjis, c’est-à-dire les Gardiens de la Révolution, et aussi avec mon interrogateur ; il faut essayer de casser cette distance, d’être soi, se mettre à nu en espérant toucher l’autre. Le regarder dans les yeux comme quelqu’un qu’on connaît, qu’on devine. Je n’ai jamais caché mes convictions, je n’ai jamais cherché à me faire passer pour un croyant.
- Comment qualifier votre attitude envers les protagonistes du film Iranien ?
- Disons que j’ai des questions et que j’aimerais comprendre. Je ne suis pas cynique, je prends ce qu’on me dit au sérieux, sans mépris. Même si je ne partage pas l’opinion des personnes que je filme. Mais je fais toujours attention à ce qu’il y ait une distance. Une distance propre au cinéma, qui permette au spectateur de juger ce qu’il voit et entend. Une distance qui lui permet de ne pas être manipulé et de s’approprier le film, les propos qu’il entend, en fonction de son histoire, de sa sensibilité, de son tempérament. Une distance qui lui permette de se rendre compte de ce qu’il y a de commun et de fondamentalement différent entre nous.
- Pourquoi, selon vous, certains s’attendent-ils à une attitude plus offensive de votre part ?
- Je ne sais pas. Ils sont peut-être plus militants que moi. Mais on peut être agressif et offensif parce qu’on se sent victime. Je ne suis pas victime de ma condition. Je ne suis pas une pauvre âme qui subit sa vie d’iranien athée. Je ne suis pas passif à attendre qu’on me tende un micro et qu’on me laisse parler. Je veux exister dans une société qui me nie et dire ce que je pense ? Je prends ma caméra et je trouve des gens avec qui je peux débattre ! Je prends le temps qu’il faut et j’incite les gens qui ne veulent pas me laisser une place, à m’en faire une. Si je veux un espace de parole, j’utilise ma caméra comme un espace qui me permet de créer des rapports de forces plus égalitaires.
- Pourquoi les victimes et leurs témoignages ne vous intéressent-ils pas ? Pourquoi filmez-vous tant les gens qui ont le pouvoir ?
- Parce que je suis potentiellement une victime. Je peux tout à fait imaginer et comprendre ce qu’ils ressentent. Ma caméra ne me sert pas à dénoncer mais à comprendre. Ce qui m’échappe ce sont les arguments de ceux qui défendent un système que je considère injuste. Et c’est là que les choses deviennent troublantes, parce qu’on se rend compte qu’ils ont souvent les mêmes arguments que nous pour justifier leurs actes. C’est là qu’il y a, selon moi, ‘un jeu gênant de miroir’, où chacun voit l’oppresseur dans l’autre et que l’on finit par douter et ne plus être sûr de qui est l’oppresseur. Je pense ensuite que si je m’intéresse moins aux témoignages des victimes, c’est parce que je suis dans une démarche introspective. En m’intéressant à mon rapport à l’autre, je m’interroge sur moi-même et cela me met en mouvement… Je tente de comprendre et non de casser ou d’asséner à l’autre ma façon de penser. J’ai l’impression que le changement est possible à une condition : c’est la remise en cause de soi, l’ouverture de soi, qui permet également à l’autre de faire de même et de s’ouvrir. Alors le don, ce n’est rien d’autre : c’est cette attitude qui consiste à accueillir plutôt qu’à contrer. Je trouve que la tendance actuelle, dans la société française, est plutôt à l’exclusion. On se protège, on cherche la sécurité et, du coup, on crée des ghettos. Il y a en France des intellectuels qui vont à l’encontre de ces idées reçues, mais on ne les entend pas beaucoup parce qu’ils ne caressent pas dans le sens du poil.’’
On pourrait résumer le débat mis en scène dans Iranien à la question suivante : la laïcité est-elle, comme le prétendent les mollahs, une religion comme une autre – en particulier celle des occidentaux - ou bien, comme l’exprime le réalisateur, un cadre dans lequel toutes les religions peuvent s’exprimer ?
Au lieu de discuter de la place de l’islam dans une société laïque, Mehran Tamadon propose de chercher quelle peut être la place d’un laïc dans la République Islamique. Il invite les religieux à penser un ‘’vivre ensemble’’, une société où pourraient coexister la croyance des uns et la non-croyance des autres. Au moment où les fanatiques de Daech massacrent à tour de bras les ‘’infidèles’’ et où, en France, le moindre échange sur la religion ou sur les ‘’valeurs’’ suscite des débats hystériques, il est apaisant de voir ces hommes, si différents, se parler avec calme et respect, même si c’est en jouant au chat et à la souris.
Ce film pose une question universelle : celle de la place des religions dans la société moderne. De l’Iran des mollahs à l’Amérique du Tea Party, en passant par la France de ‘’la Manif pour tous’’ et les débats sur le voile, cette question constitue, sans doute, l’une des lignes de fracture les plus sensibles des années qui viennent. C’est là, entre autre, que le Pape François nous invite à nous tenir dans un esprit de fraternité.
Claude D’Arcier - Janvier 2015
Réactions d'internautes