Visionnaire de l'invisible
Le Cinéma
Ixcanul
Réalisateur : Jayro Bustamente
Sortie : 9 septembre 2015
Maria, une jeune Maya, rêve d’une autre vie que celle de ses parents, ouvriers agricoles, planteurs de café sur les flancs d’un volcan du Guatémala, infestés de serpents. Ils voudraient la marier avec le patron de la plantation. Mais elle, n’a d’yeux que pour Pepe, jeune employé qui lui promet de fuir avec elle aux USA, ‘’si tu es gentille…’’.
A travers l’envie d’évasion d’une jeune fille, Ixcanul exprime le sort des mayas guatémaltèques, arrimés malgré eux à l’histoire sociale et politique du pays. Primé au Festival de Berlin et à Biarritz, ce film est une révélation encourageante du cinéma latino-américain actuel.
‘’Ixcanul’’ veut dire ‘’Volcan’’ en ‘’kaqchikel’’, la langue que parlent les descendants des Mayas qui vivent dans les montagnes du Guatémala. La montagne, au pied de laquelle la famille de Maria travaille, gronde régulièrement tout au long du film, mais sans entrer en éruption. Celle-ci se produira dans l’action de Maria qui va chercher à conquérir sa liberté. Ixcanul raconte comment les choses qui bouillonnent au fond du cœur ne peuvent plus être contenues, même si elles explosent trop vite et trop fort. En l’occurrence pour Maria, cet appétit de vie et d’amour, débordera la culture et les traditions familiales.
Le film s’ouvre sur un gros plan des yeux de Maria, fixes et reflétant à la fois une lassitude soumise et l’espoir fou d’un ailleurs. On l’a promise à Ignacio, le patron de la plantation qui veut avoir enfin un fils. Mais elle ne rêve que de Pépé, à la fois parce qu’elle l’aime et parce qu’elle voit en lui le moyen de fuir la maison familiale et la plantation ; tous les deux, rêvent de l’Amérique, le pays de Cocagne.
Ixcanul est né de la rencontre entre Jayro Bustamente et une authentique Maya, Maria Mercédès Coroy, confrontée aux mœurs de la grande ville Cette rencontre a fait résonner l’expérience de J. Bustamente qui a vécu jusqu’à son adolescence sur les hauts plateaux du Guatémala, là où vivent majoritairement les Kaqchikel, enracinés dans un mode de vie traditionnel. Lui est un Mestizo (guatémaltèques issus d’origine européenne) ; il a connu les mêmes démangeaisons que Maria pour aller voir ailleurs si l’herbe était plus verte. Cette histoire a donc une visée universelle, même si elle part d’un point spécifique : la culture Kaqchikel et la précarité économique et sociale dans laquelle vivent les gens de cette ethnie.
Mais la menace est toujours présente : en plus du volcan, il y a les serpents qui ont une valeur symbolique forte et très ancienne (qu’on se souvienne par exemple du récit de l’exode du peuple d’Israël dans le désert, sous la conduite de Moïse : Nb 21/6 et Dt 8/15). J. Bustamente, de retour dans la communauté qui l’a vu grandir, a dû se plier à ses coutumes. Avant le tournage, son équipe a fait une cérémonie rituelle pour demander à la Terre (la Pachamama) et à la rivière proche, l’autorisation de travailler sur leur territoire et la bénédiction de leur travail. Ixcanul s’organise donc entre une approche quasi-documentaire de cette culture qu’il veut mettre en valeur et une approche romanesque pour raconter une histoire qui va s’accélérer.
A l’intérieur de ce récit, J. Bustamente observe le dialogue entre deux générations de femmes : la mère de Maria a un rôle central, presqu’aussi important que celui de sa fille. Le film raconte comment la pression sociale influence fortement le lien qui attache la fille à sa mère, mais surtout à quel point chacune essaie d’y résister avec une extraordinaire force de volonté. Elles sont bien plus semblables et alliées qu’opposées. Cette mère a déjà pris le pouvoir dans sa famille dont elle est devenue le pilier et le guide ; une façon bien à elle d’aller à la conquête de soi et de prendre en mains sa destinée. Cette prise de position du metteur en scène est très importante dans un pays qui n’est en paix qu’en apparence : en montrant ces ouvriers, survivants avec leur maigre salaire, à la merci d’un patron dictateur qui impose ses volontés, jusqu’à choisir les filles de ses employés qui lui conviennent. Ixcanul dépeint un Guatémala qui, malgré une exploitation ouvrière féroce, qui a mené le pays à la guerre civile dans les années 40, ne sait toujours pas bien comment vivre sans ce système d’exploitation patriarcal.
J. Bustamente laisse entendre que ces peuples pauvres, en particulier ceux des montagnes, vivent encore une forme de dépendance envers ceux qui représentent l’autorité (par exemple, dans cette scène incroyable à l’hôpital où Ignacio, le patron, traduit à sa façon ce que disent les médecins et les parents de Maria pour leur faire croire que l’enfant qu’elle porte est mort et ainsi parvenir à ses fins ; ou encore la scène de la distribution de la paie qui montre comment les ouvriers restent dépendants du patron en s’endettant perpétuellement auprès d’eux). Maria devient ainsi, sans l’avoir cherché, le symbole d’une émancipation que les autres n’osent espérer. Le volcan, qui empêche encore la réalisation de sa liberté, n’est plus qu’une frontière naturelle à franchir.
Il est là, justement, présence massive et mystérieuse. Mais au sens de « manifestation ». Il est une frontière qui suggère un au-delà respecté par la communauté, le symbole d’une limite entre le visible et l’invisible. A moins qu’il ne soit un passage, ce lieu séculaire qui libère les forces, dirige les mains et contraint les destins. Si quelques scènes d’Ixcanul évoquent des rites chamaniques et mystérieux, des forces invisibles semblent néanmoins s’agiter en permanence. Ixcanul, comme Dersou Ouzala, d’Akira Kurosawa, s’inscrit dans une tradition chamanique du cinéma, qui tente d’exprimer l’invisible et saisit, au détour d’un plan, l’expression de forces qui nous dépassent. Des forces telluriques, venues sans doute du ciel mais qui surgissent de la terre, incarnées par des serpents. Ces mêmes forces qui guidaient les mains d’une mère préparant sa fille au mariage. Entre passé et présent et entre ciel et terre, rarement la juxtaposition des contraires n’aura été aussi fertile pour peindre la disparition d’une société en proie à une menace aux visages multiples.
Devant la difficulté du personnage de Maria à s’imposer, Ixcanul présente, en revanche un étonnant personnage de mère, directif et aimant, à la fois inculte et lucide. Au détour de quelques belles scènes (notamment lorsqu’elle se lave avec sa fille et que s’établit une intimité inédite entre elles), la mère révèle une personnalité, partagée entre les intérêts de son ménage et l’amour sincère qu’elle éprouve pour son enfant. Dans cette culture machiste où un garçon vaut toujours mieux qu’une fille, il est intéressant de voir que le réalisateur polarise finalement son attention sur cette relation filiale exclusivement féminine à laquelle les hommes ne semblent manifestement pas comprendre grand chose.
Dans la deuxième partie du film, le récit affirme ses véritables enjeux et le scénario prend un tour imprévisible, en proposant des problématiques politiques et humanistes insoupçonnées. C’est un revirement riche d’enseignements sur la condition de la femme, la lutte des classes, les superstitions, la discrimination, l’exploitation du peuple maya... Des aberrations contre lesquelles on n’imaginait pas devoir encore s’insurger au XXIe siècle.
Claude D’Arcier - janvier 2016
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