Visionnaire de l'invisible
Le Cinéma
au hasard Balthazar
Réalisateur : Robert Bresson
Sortie : 1966 - 4 novembre 2015
Les premières années de l'âne Balthazar ont été heureuses, en compagnie de Marie (Anne Wiazemsky), petite fille du Pays Basque, et de Jacques (Walter Green), son compagnon de vacances parisien. Plus tard, des problèmes sont apparus entre les parents des deux enfants et tout le monde en souffre, y compris l'âne que Marie délaisse. Un boulanger achète Balthazar pour porter le pain que livre Gérard (François Lafarge), un jeune voyou qui n'a aucun mal à séduire Marie. Balthazar est maltraité par Gérard, puis par Arnold (Jean-Claude Guilbert), un vagabond soupçonné d'un assassinat dans lequel Gérard et sa bande ont peut-être trempé. L'âne s'enfuit et se réfugie dans un cirque où on le dresse. Le film raconte les tribulations d'un âne dans les Landes des années 1960, comme un prétexte à faire la peinture des travers humains.
"Au hasard Balthazar" démarre très vite : des enfants baptisent un âne avec gravité, jouent dans la campagne, s'aiment, puis se quittent parce que les vacances sont terminées. Bresson filme des sentiments avec la distance exacte : sans porter de jugement d'adulte attendri ou ironique, sans mettre non plus le spectateur à la place des personnages comme dans un mélo. De cet équilibre, de la sensation que grâce à cet équilibre le film s'approche au plus près de la vérité des sentiments, nait une émotion inattendue.
L'émotion prend d'autres formes dans la suite du film. Les films de Bresson sont, parmi tous les films de cinéma, ceux qui se rapprochent le plus des arts dits "beaux". Parfois un plan ralentit, s'arrête sur une porte, ou peut-être ne s'arrête-t-il pas vraiment. Mais la composition du plan, amenée par les plans précédents, parait inexplicablement belle. Indépendamment de l'histoire et des personnages, suspendus l'espace d'un instant. Puis apparait le visage d'Anne Wiazemsky qui, lui, a plutôt l’apparence du marbre, dure et lisse, luisante comme la Piéta de Michel-Ange, à Saint-Pierre de Rome. D'ailleurs, le personnage s'appelle Marie. Mais sa destinée est plus proche de celle de Marie-Madeleine.
Marie et Balthazar, l'âne, grandissent parallèlement. Le film suit Balthazar, et retrouve Marie de temps en temps. Elle découvre l’amour d’un jeune garçon bon, près de Balthazar. Plus tard, c'est encore près de Balthazar qu'elle cède à un autre garçon, violent. C'est encore à un propriétaire de Balthazar, cupide, qu'elle se prostitue. Balthazar appartient aussi à un ivrogne qui est peut-être un assassin, à des contrebandiers, puis à un homme honnête et orgueilleux, victime de son honnêteté mais coupable de son orgueil. Balthazar est présent à tous les moments importants de la vie des hommes. Il les contemple en silence, impassible comme un monolithe. Mais, contrairement au monolithe, il n'est pas inaltérable. Les hommes se vengent sur lui de leurs échecs et de leurs frustrations, l'abandonnent à la première occasion. Il supporte le poids des fautes des hommes et des malheurs du monde. Y compris des animaux, comme le montre un échange de regard extraordinaire entre Balthazar et les animaux en cage d'une ménagerie. A force de souffrir, il tombe malade, se relève, tombe à nouveau.
"Au hasard Balthazar" est un film poignant sur la destinée humaine, sur le mal, le péché, le malheur. C'est aussi un film d'art
Robert Bresson disait : ‘’C’est la vie de l'âne Balthazar, plongé au milieu des drames humains et qui en meurt. Je voulais que l'âne traverse un certain nombre de groupes humains qui représentent les vices de l'humanité. Il fallait aussi, étant donné que la vie d'un âne est très égale, très sereine, trouver un mouvement, une montée dramatique. C'est à ce moment que j'ai pensé à une fille, à la fille qui se perd."
Fable terrible et sublime où l'on voit tout le malheur du monde se réfléchir dans le regard d'un âne, «Au hasard Balthasar» est l'un des sommets de l'œuvre de son auteur ! C’est pour moi une parabole de la vie du Christ-Jésus. Bresson, le chrétien, y contemple l'humanité pécheresse avec une lucidité rare, mais aussi avec une pointe de dépit qui ne laisse point trop de place à l'espoir. Figure de la sainteté (laquelle, quoique toujours offerte, semble pour une fois inaccessible à l'homme), Balthasar, l'âne de la crèche ou de l'entrée à Jérusalem, d'ailleurs innocemment baptisé par Marie et par Jacques, supporte tout, assume tout et témoigne du mal qui ronge secrètement l'humanité jusque dans ses moindres recoins, pour finalement en mourir. Film profondément pudique, mais aussi terriblement clairvoyant, «Au hasard Balthasar» n'a pas son pareil pour sonder ‘’les reins et les cœurs’’ et pour dévoiler les mouvements les plus secrets de l'âme. Dans un langage extrêmement concis et même elliptique, il exige du spectateur une attention de tous les instants, une sensibilité à la moindre inflexion des visages, des gestes, des attitudes ou des voix. On le sait, le réalisateur concevait le cinématographe comme une «mise en ordre», par quoi il demeure à mes yeux l'un des rares à avoir compris l'essence créatrice du septième art. Mettant remarquablement «en ordre» les images merveilleuses, les sons et la musique (sonate n° 20 de Schubert) qui constituent son matériau de base, «Au hasard Balthasar» en est l'une des démonstrations les plus abouties. Une perle rare dans l'écrin du cinéma mondial.
Claude D’Arcier - janvier 2016
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