Visionnaire de l'invisible
Le Cinéma
Ida
Réalisateur : Pawel Pawlikowski
Sortie : 12 février 2014
Hiver 1962 en Pologne. Avant de prononcer ses vœux, Ida, jeune religieuse orpheline, est incitée par la Mère Supérieure à aller rencontrer sa tante Wanda. Peu enthousiaste, elle prend toutefois le car vers la ville pour y rencontrer Wanda. Celle-ci, belle femme désabusée et amère, fait à Ida un accueil glacial et lui annonce qu’elle est juive et que ses parents sont morts pendant la guerre. Puis, en la renvoyant vers son destin, Wanda rejoint son travail de procureur, garante de la doxa communiste. Mais, à l’issue de sa journée, prise de remord, elle se précipite à la gare centrale dans l’espoir d’intercepter sa nièce. Ida est encore dans la salle d’attente et Wanda la ramène chez elle. Elle lui montre alors des photos des siens tout en lui racontant des bribes de l’histoire familiale. Ida veut retrouver le lieu où sont enterrés ses parents. Wanda lui propose de l’accompagner pour voir la ferme où ils habitaient. Sur place, personne ne veut les renseigner sur les Juifs qui, autrefois, vivaient là : ni le couple occupant la ferme familiale, ni leur vieux père mourant, ni même le curé du village. Wanda apprend à Ida qu’elle avait confié à ses parents son enfant, disparu en même temps qu’eux. En repartant vers le village, elles prennent en stop un jeune musicien. L’homme qui vivait dans la ferme finit par leur montrer, dans la forêt, ce qui reste des corps et leur avoue que c’est lui qui les a tués. Les deux femmes récupèrent alors les ossements et vont les enterrer dans la tombe familiale. Mais, au retour, Wanda se tue. Ida, après avoir passé une nuit avec le jeune musicien, retourne au couvent.
Exilé depuis l’enfance en Grande-Bretagne, Pawel Pawlikowski revient dans son pays natal, la Pologne, et le revisite magnifiquement avec son film Ida, situé dans les années 1960, qui offre une vision fantasmée d’une réalité historique oubliée. Ida est le premier film réalisé entièrement en Pologne par Pawel Pawlikowski (My Summer of Love, en 2004 et la femme du Vème. en 2011), qui souhaitait opérer un retour aux villes, aux paysages et aux atmosphères de son enfance. Ida est le résultat d’un travail très fouillé : réflexion profonde et magistrale sur l’inéluctable, l’identité, la famille, la foi, la culpabilité, le communisme et l’Histoire. Ce travail sur les horreurs en lisière de la guerre est aussi foudroyant qu’éprouvant. Ici, les cadrages très larges dans lesquels les personnages semblent posés en périphérie, mettent en valeur leurs difficultés à se replacer devant un espace et un destin.
Dans un noir et blanc superbe, qui souligne autant l’éclat franc de la neige que l’obscurité inquiétante des forêts et des tombes, on suit Ida, fragile et attentive, sacrifiée quoique vivante, si obstinée à comprendre l’implacable mécanique qui a produit sa frêle vie. On suit aussi, avec une grande empathie, la si âpre et si tranchante Wanda, dont l’impitoyable orthodoxie communiste et la sexualité débridée retiennent et expriment à la fois le côté glacé de son chagrin. Après ce véritable voyage initiatique qui la plonge au cœur de son identité, c’est en connaissance de cause qu’Ida, en subtile incarnation du sacrifice des innocents, choisit de rentrer au couvent pour prendre le voile. En toute conscience, elle choisit la religion qui, certes, est consubstantielle à l’identité polonaise, mais qui est aussi celle des bourreaux. Et, comme Wanda qui a choisit une mort plus franche, elle se retire du monde. Cette odyssée, aussi maîtrisée que douloureuse, au cœur de la lâcheté la plus noire des uns comme de l’infinie souffrance des autres, est de celles qui vous habitent longtemps.
Pour Pawel Pawlikowski, parvenu à la cinquantaine, son retour en Pologne est l’occasion de se retrouver, avec sa langue natale, et produisant un cinéma qui exprime un mode de vie. Ida définit un parcours personnel. Dans une Pologne aux diverses nuances de gris, Pawel Pawlikowski commence par le commencement, faisant une relecture de sa relation au pays de son enfance en n’hésitant pas à voyager à travers les difficultés, comme dans un champ de mines. Il explore, dans Ida, la question de la foi et du catholicisme à la polonaise, la résistance à l’orthodoxie de l’éternel ennemi, l’Empire russe, et la question juive, évoquée mais jamais véritablement montrée de manière politique, culturelle, affective.
Ida Lebenstein (Agata Trzebuchowska), nonne orpheline, qui va devenir Sœur Anna, est totalement vierge, dans son intégrité physique, comme dans l’histoire de ses parents et de son pays. Sa rencontre avec Wanda (Agata Kulesza), unique membre survivant de sa famille juive, ancien juge communiste, idéaliste, occultant une tragédie qui fait qu’elle ne s’est jamais réconciliée avec la vie, renforce sa foi, à l’issue d’une rencontre affective aussi belle que fugitive. À l’aide d’une caméra immobile, d’un montage subtil, de personnages aux visages au ras du cadre et qui semblent écrasés par le poids de leur destin, Pawel Pawlikowski a réalisé un chef-d’œuvre de spiritualité.
Avec la finesse de son personnage principal, l’innocence d’un regard juvénile qui, en fin de compte, n’est pas tout à fait naïf, car Ida se montre d’une force psychologique insoupçonnée, le film de Pawel Pawlikowski ravive des plaies non cicatrisées. Il oppose, à la clarté fragile qui rayonne de la jeune femme, une contrepartie familiale abîmée par la vie, à travers le personnage, a priori solide et militant de la tante, mais dont la dépression et l’alcoolisme révèlent le poids du passé, celui d’une nation polonaise dans le déni, où certains se tournent vers la religion comme pour mieux panser leurs blessures, tandis que d’autres doivent affronter les tourments de la culpabilité sans grand soutien psychologique.
Le film se déroule comme la récitation magnifique d’un poème mélancolique empreint de religiosité, de militantisme athéiste, et se reçoit comme un devoir de mémoire exemplaire, suffisamment adroit pour ne pas asséner au spectateur un message trop fastidieux. L’humain est dépeint dans toute sa complexité. Pawel Pawlikowski n’est pas un juge, mais un brillant artiste, avec une authentique vision du cinéma et de ce qu’il peut apporter à l’histoire. Et il en a écrit ici sûrement l’une des plus belles pages.
Claude D’Arcier - Avril 2016
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