L'Inculturation

 

La contribution précédente :
Science et Bible

La contribution suivante :
Quand l’humain prend le pas sur la tradition culturelle

 


Toutes les contributions d'experts


Les textes de référence


Les Échos de la presse


Les contributions d'internautes


Livres sur l'inculturation


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L'inculturation / Contributions d'experts

 

 

CRÉATION ET CRÉATIONNISME

L’intelligent design

 

Il serait absurde de juxtaposer la vision fixiste d'un monde créé en six jours, et la connaissance de l'histoire de la vie qui est une biogénèse, elle-même inscrite dans une cosmogénèse. Nous devons introduire dans notre vision de l'humanité une dimension historique comprenant l'ensemble de l'arborescence des vivants et incluse dans l’histoire de l’univers. L'être humain est constitué par des éléments physico-chimiques qui sont unis dans une cellule dont l'organisation fait les organes du vivant. Ainsi en chaque cellule humaine se trouve la mémoire de toute l'évolution. La considération de l'organisme humain montre son enracinement dans une dimension cosmique, dont il est inséparable.

Ce qui s’est passé lorsque les molécules de la vie se sont constituées, il y a quatre milliards d'années… ce qui s'est passé dans les cellules eucaryotes (dotées d’un noyau), il y a trois milliards d'années… ce qui s'est passé quand la vie a explosé dans la multitude des formes vivantes, à la naissance du Cambrien, il y a quelque cinq cents millions d'années… rien de tout cela n'est pas chose du passé ensevelie dans le néant : c’est bien présent dans l'intime de l'être humain. La constitution de l'atmosphère terrestre, si nécessaire pour l'organisme humain, est elle-même un fruit de la vie. Ce qui s'est passé avec l'apparition des primates, il y a quelque soixante millions d'années, n'est pas étranger à ce qu'est l'homme aujourd'hui. L'espèce Homo sapiens est inscrite dans le monde des vivants, avec, chez lui, cette émergence originale du langage, cette place extraordinaire de la dimension culturelle, et cette question indéracinable du sens qui l’habite. Dans ces conditions,

La vieille affirmation judéo-chrétienne de Dieu créateur

garde-t-elle un sens ? et si oui, lequel ?

Passons sur les créationnistes purs et durs (cf. Témoins de Jéhovah), qui sont des fondamentalistes classiques. Ils prennent la Bible au pied de la lettre et récusent la théorie de l’évolution au nom de la Bible, sans faire les discernements dont nous venons de parler : comme si la Parole de Dieu tombait du ciel telle quelle, et si elle avait réponse à tout.

Au XXe siècle, face aux succès incontestables des théories scientifiques, le créationnisme s'est modifié, devenant beaucoup plus fin. Prenant appui sur ce qu’il considère comme des failles dans la théorie scientifique de l'évolution, il cherche à montrer que seule la référence à Dieu peut rendre raison des succès de l'évolution et de l'apparition de l'homme. Ce nouveau créationnisme se présente comme théorie scientifique… ce qui fait hurler le monde scientifique ! Le principal courant de cette pensée est celui de l’Intelligent Design. Il est au cœur d’une polémique qui, des États-Unis, reflue sur le continent européen, et du monde protestant sur le monde catholique.

La notion d'Intelligent Design participe d'un mouvement caractéristique de la pensée anglo-saxonne : la « théologie naturelle », qui a d’ailleurs des racines chez les philosophes stoïciens de la Grèce antique. L'argumentation de la théologie naturelle est simple à énoncer : l’ordre du monde renvoie à un principe intelligent qui lui est transcendant. C'est cette notion qui revient en force avec le thème de l'Intelligent Design, et qu'il nous faut préciser maintenant car elle est assez subtile.

° L'Intelligent Design ne s'appuie pas sur l'autorité de la Bible, même si certains de ses promoteurs se régalent à retrouver dans la Bible des données qu’ils estiment concordantes avec celles de nos sciences. Les tenants de l'Intelligent Design prennent acte du fait que notre vision scientifique du monde a pour cadre une histoire du cosmos, prolongée dans une histoire de la vie. Mais, pour eux, c’est la science elle-même qui pose la question de savoir si un sens [à la fois comme ‘signification’, et comme ‘direction’ d'un mouvement] se donne à voir ‘dans’ le processus cosmique. C’est, disent-ils, du point de vue scientifique lui-même que l'explication par les processus physicochimiques et les lois de la sélection naturelle ne suffit pas ; il leur faut un autre ordre d'explication qui fasse appel à une intelligence capable d'englober l'ensemble de la cosmogénèse.

Le terme anglo-américain de design signifie « plan » : c'est d'abord l'esquisse ou le dessin que fait l'architecte ; c'est aussi le projet, l'idée qui préside à la réalisation. Seule la connaissance du projet d’ensemble -direction et signification- permet à notre savoir de s'arracher à l'émiettement des points de vue particuliers. C’est pourquoi, ces gens soutiennent que la référence à l'action de Dieu doit faire partie de l'exposé de la science elle-même.

 Second aspect, l’Intelligent Design voit dans le devenir de la vie une orientation vers sa réalisation optimale : la vie humaine et, avec elle, la pensée. Le mot design signifie alors « projet », idée qui préside à la réalisation du « programme ». Les scientifiques acceptent bien une notion de finalité, d’orientation inhérente à un processus de l’évolution, mais sans qu’il soit nécessaire de faire appel à un « projet », à action intelligente du type de l'action humaine : pour eux, s’il y a émergence d'une solution optimale à partir de conditions élémentaires, c'est la preuve qu'il y a un guidage interne qui utilise les possibles pour une réalisation optimale dépassant ce que les éléments dispersés ne pouvaient produire à leur niveau. On voit bien, là encore, que l’argumentation de l’Intelligent Design interprète les résultats scientifiques de manière à introduire, dans le domaine scientifique, un principe de causalité supérieur à celui de la science.

Dans la théologie chrétienne, l'attention s’est portée sur la manière dont Dieu agit dans le monde. On voit apparaître deux tendances :

1. Dans la première, la notion de toute-puissance désigne le caractère absolu de la puissance de Dieu, censé faire tout ce qu'il veut, quand il veut, comme il veut, sans être lié par quoi que ce soit. Rien ne limite son action, sa puissance est totale, les phénomènes naturels n’ont aucune autonomie réelle : malgré les apparences, rien n’est contingent, tout est commandé par Dieu directement.

2. Dans la seconde tendance, la toute-puissance de Dieu est au service de sa sagesse. Le vouloir de Dieu n’est ni désordonné ni incohérent, il est motivé par le bien. Cette conception écarte la notion d'arbitraire, elle privilégie la sagesse et donc la raison. Là, il y a place pour la contingence, et donc pour le hasard, car les phénomènes adviennent selon leur nature.

C'est dans cette seconde perspective que nous nous plaçons : Dieu n’est pas un tyran sadique ! Mais alors apparaît la question de comprendre comment l'action de Dieu s'accorde avec la nature contingente des événements, avec le hasard… C’est à propos de ce ‘comment’ qu’il y a problème avec l’Intelligent Design.

Pour y répondre, il y a une mise au point importante à faire. Spontanément, parler de Dieu créateur nous évoque un commencement : une création au passé. Thomas d’Aquin, qui était une grande intelligence, fait remarquer que notre expérience d’être des créatures ne se situe pas à ce niveau, au niveau de la première poule et du premier œuf ! Nous avons conscience d’être créés parce que, dans tout l’univers, aucun être, y compris nous-mêmes, n’est à lui-même sa propre source, aucun être ne s’est donné à lui-même d’exister. La création est un acte de Dieu au présent. Notre expérience d’être des créatures est actuelle et continue. Nous sommes créés en permanence. En permanence, Dieu nous donne d’être. A partir de là, les choses se clarifient : Dieu n’est pas une cause parmi les autres, il ne fait pas nombre avec les autres causes -celles que la science étudie-. Il est sur un autre plan, il est le fondement de tout ce qui est. On dit qu’il est ‘transcendant’ à sa création.

Quelques exemples :

° Dieu connaît tout, donc il connaît le futur : dans ce cas, tout est prédéterminé, plus de contingence ni de liberté réelle. À cette difficulté, la tradition chrétienne répond que Dieu est éternel, c'est-à-dire qu'il est hors du temps ; tout lui est contemporain, il voit tout d'un seul regard. Dans cette perspective, la réponse à la question « hasard ou dessein de Dieu » est de reconnaître que l’action de Dieu ne fausse pas la nature des événements, qu’elle respecte les règles du possible. Il n'y a pas d'opposition entre hasard et dessein de Dieu.

° Si Dieu intervient, il fausse le processus évolutif. Le refus des scientifiques matérialistes ou positivistes est dû à leur conviction que le processus évolutif serait faussé par la présence de Dieu. Il nous faut donc montrer comment l'action de Dieu respecte l'œuvre dont il est le créateur toujours actif, le fondement. Là encore intervient la notion de sagesse : l'action de Dieu respecte l’originalité des êtres et de leurs liens. Si un événement est contingent, aléatoire, il ne cesse pas de l'être parce qu'il est connu et voulu par celui qui est la source de son être. Il n'y a aucune raison de placer en opposition hasard et dessein de Dieu, Providence et contingence. Autrement dit, il n'est pas nécessaire d'exclure le caractère aléatoire des phénomènes expliqués par la théorie de l'évolution pour dire que la vie a un sens et que le dessein de Dieu se réalise par évolution. L'acte créateur de Dieu n'est pas un faux-semblant ; il est le don réel de la dignité d'être des créatures agissant selon leur nature propre. Et, justement, dans leur nature propre, il y a que toute prévision absolument déterministe n'est pas possible.

Lorsque, par exemple, la science dit que si on rejouait le film de l’évolution de l’univers à partir des mêmes données de départ, le résultat ne serait pas le même, tellement le processus nous apparaît comme un phénomène aléatoire, contingent : nous ne sommes nullement gênés ! Même si nos schémas habituels de pensée sont bousculés, nous n’avons aucune difficulté de principe à reconnaître que le cours du processus d’hominisation reste marqué par la contingence, et ce de deux manières : non seulement parce que notre avenir n'est pas déterminé de manière absolue, mais aussi parce que ce que nous sommes n’est que l’une des réalisations possibles.

Dans cette perspective, le caractère aléatoire des phénomènes ne s’oppose pas au fait que l’évolution puisse avoir du sens. Et cela vaut pour tous les êtres, parmi tous les êtres pour tous les vivants, et a fortiori pour l'humanité qui a reçu -par ce processus évolutif aléatoire- le don de la liberté et de la responsabilité. À sa mesure, l'être humain est l'auteur de ses œuvres, et il se réalise à travers elles. L'être humain n'est pas hors du processus qui fait la vie, mais il réalise, de manière plus haute, ce qui relève de toute la création.

Là où l’Intelligent Design fait intervenir Dieu ‘dans’ le processus évolutif, nous disons que Dieu est créateur par évolution. Son action ne fausse pas les phénomènes naturels. L'opposition entre évolution et foi chrétienne est une erreur. L'action de Dieu respecte les lois de la nature. Elle ne violente pas les règles qu’il a disposées : elle se fait par les mécanismes mis en évidence par la théorie de l'évolution. Il ne sert à rien de faire l'apologie d'une science qui devrait laisser place à des interventions spéciales de Dieu faussant le cours normal de la nature. Et face aux inconnues qui demeurent, face aux énigmes de la vie, il est vain de faire appel à une intervention de Dieu. Il suffit de constater que nos connaissances sont encore limitées.

 

*****

**

 

 

Résumons-nous à propos d’un Dessein intelligent. Il peut se comprendre de trois manières :

• Il y a un sens tout à fait traditionnel : celui qui reconnaît que le monde est créé par Dieu et que cette création n'est pas la mise en place d'un univers que Dieu aurait abandonné.

• II y a un autre sens, très insuffisant, où il s'agirait de profiter des insuffisances et des incertitudes dans les connaissances scientifiques pour proposer une intervention de Dieu. C'est maladroit, car le jour où on comprend, Dieu devient une « hypothèse inutile », comme disait Pierre-Simon de Laplace, le grand physicien français du XVIIIe-XIXe.

• Une troisième attitude est devenue carrément irrecevable : celle qui s’appuie sur l'autorité religieuse de la Bible pour récuser la valeur d’une explication scientifique qui ne reprendrait pas mot à mot le texte biblique. Il y a là une erreur profonde sur la nature du texte biblique. C’est tout aussi irrecevable au plan philosophique puisque toutes les « causes » -y compris Dieu !- sont placées sur le même plan.

 

Pour beaucoup, il faut soit écarter Dieu pour que la nature agisse librement, soit considérer que la nature obéit à Dieu de façon purement passive. Nous avons une autre conception de Dieu. La reconnaissance de sa « Sainteté », de sa transcendance, laisse place à l'autonomie des créatures et au jeu des lois de la nature.

N.B. Cet exposé doit beaucoup aux écrits du P. Jean-Michel Maldamé, op.

 

 

Quelques remarques de Maurice Vidal, théologien

Le Puy, le 4 novembre 2008

Jacques,

Je te remercie de ta lecture du livre de Pascal Picq [Nouvelle histoire de l'Homme, Librairie Académique Perrin (2005), 328 pages]. Son « matérialisme » n’a évidemment rien de nouveau, sauf les données nouvelles qui fournissent l’argumentation. Une fois de plus, la théologie est contrainte de ne pas se réfugier dans le concordisme, ancien ou moderne. Et pourtant, le « créationnisme » -ainsi nommé dans le monde anglo-saxon, et bien mal nommé !– a encore de beaux jours devant lui car il est, en effet, de l’ordre des « représentations », non de la foi elle-même. Il est mal nommé parce que, tu as raison de le rappeler, si Dieu est créateur, il ne fait pas partie de l’univers, ni ne fait nombre avec les causes dites « secondes ». Lévinas disait que ce qui caractérise le paganisme n’est pas l’idolâtrie, mais l’impossibilité de concevoir un Dieu, des dieux, qui ne feraient pas partie du monde et ne seraient pas soumis à sa Loi immanente. C’est pour cela, avait reconnu Jürgen Habermas, dans un discours célèbre devant l’élite allemande à Francfort, il y a quelques années, en présence du chancelier Schröder, que seul un Dieu créateur, auquel lui-même ne croyait pas, est capable de créer un homme libre. P. Picq nous oblige à nous souvenir aussi que la parole divine créatrice est une promesse d’humanité, qui engage notre propre responsabilité.

 

Février 2011                                                                                         Jacques Teissier

 

 

 

Haut de page

Illustration tous droits réservés