L'inculturation / Contributions d'experts
Quand l’humain prend le pas sur la tradition culturelle
Des sociologues disent que nous assistons actuellement en France, à une « exculturation » du christianisme. « Ex-culturation », c’est l’inverse de « in-culturation ». Je m’explique. La culture de notre pays en particulier, et de l’Europe en général, a été profondément marquée par le christianisme : ce n’est pas par hasard que les Droits de l’Homme soient nés chez nous. Dans toutes les cultures traditionnelles du monde, l’appartenance au groupe est première : on est d’une famille, d’une tribu, d’un territoire… il faut en observer les règles, sinon on est hors-la-loi, exclu. Mais Jésus a relativisé toutes ces appartenances humaines ; il ne les a pas niées, elles sont quelque chose d’essentiel à l’Homme : mais il les a fait reculer en arrière-plan par rapport à la liberté et à la conscience personnelles -les protestants y sont tout particulièrement sensibles !-. Pour Jésus, la conscience personnelle et la liberté passent avant les appartenances, avant les lois des groupes.
° Par exemple, lorsque sa mère et ses frères cherchent à le voir et à passer avant la foule qui se presse autour de lui, Jésus répond, assez sèchement : « "Qui est ma mère et qui sont mes frères ?... Quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux cieux, celui-là m'est un frère et une sœur et une mère » (Matthieu 12,46-48). Pour Jésus, les liens de famille, si importants soient-ils, ne donnent pas tous les droits, ne créent pas de privilège ; Marie, sa mère, en est elle-même déroutée !…
° Dans le même esprit, Jésus déclare encore, de façon très abrupte : « Qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi. Qui aime son fils ou sa fille plus que moi n'est pas digne de moi » (Matthieu 10,37). Les appartenances familiales, si fortes dans le bassin méditerranéen, ne sont pas un absolu.
° De la même manière, dans le sermon sur la montagne, Jésus ne craint pas de prendre ses distances à l’égard de la Loi juive au risque de scandaliser ; il ne la rejette pas, mais, pour lui, elle n’est pas un absolu : « Je vous le dis : si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des Pharisiens, vous n'entrerez pas dans le Royaume des Cieux... Vous avez entendu qu'il a été dit aux anciens : ‘Tu ne tueras point ; et si quelqu'un tue, il en répondra au tribunal’. Eh bien ! moi je vous dis : Quiconque se fâche contre son frère en répondra au tribunal » (Matthieu 5,20-22).
Au fil des siècles, à force d’entendre l’Évangile, de le méditer, de s’en imprégner, les Européens ont réalisé qu’il n’avaient pas forcément à obéir sans réfléchir aux lois et coutumes traditionnelles, mais qu’ils devaient réfléchir par eux-mêmes et savoir prendre des distances envers ces lois et coutumes traditionnelles quand il leur arrivait de ne pas être justes et de léser certains autres, ou de s’opposer à l’Évangile, à la Parole. C’est un long travail, délicat, jamais achevé. Mais un jour, cela a engendré la prise de conscience des « Droits de l’Homme » : des droits auxquels tout le monde est soumis, même les rois, les présidents, et les chefs. Ce long processus, visible après coup mais non pensé et voulu comme tel, est ce qu’on appelle l’inculturation de la foi chrétienne.
Quand l’argent-roi prend le pas sur l’humain
Eh bien, aujourd’hui, nous assistons, particulièrement en France, à un processus inverse, un processus d’exculturation du christianisme. Pourquoi ? La raison profonde me semble étroitement liée au libéralisme sans régulation qui domine de plus en plus la planète, particulièrement dans la vie économique et qui en vient à imprégner les mentalités. Si l’argent est roi… si le profit maximum est la principale loi de l’économie… si les conditions de travail sont secondaires pourvu que les marges bénéficiaires soient confortables… si l’appauvrissement de la majorité est sans importance pourvu que les gros engraissent de plus en plus… si l’Homme et l’humain ne sont guère que des machines à entretenir pour l’enrichissement d’une minorité, et non plus des partenaires qui font corps pour le bien de tous… alors, le christianisme est un empêcheur de tourner en rond. Il faut s’en débarrasser ! Pourquoi se fatiguer à faire attention à l’autre ? Pourquoi se fatiguer à tenir compte de son avis, de ses idées, de sa liberté ? Je fais ce que je veux ; les autres, je m’en moque. Que mon compte en banque et ma puissance grandissent, le reste ne compte pas. Vous le voyez bien, je caricature un peu ! Mais c’est bien la tendance du système, au-delà de la bonne volonté de beaucoup de personnes. C’est une tendance forte, bien mise en lumière par la terrible crise financière qui fait vaciller la planète...
C’est pourquoi, me semble-t-il, le christianisme gêne une économie matérialiste qui se sert de l’humain, mais qui se moque bien de servir l’humain. En plus, le christianisme gêne un individualisme dans lequel on ne s’occupe que de soi. C’est dire que nous nous retrouvons aujourd’hui face à un problème qui ressemble pas mal à celui des premiers chrétiens dans le monde romain. Nous sommes partie intégrante du monde qui est le notre ; mais notre vie et notre message -dans la mesure où ils sont vraiment imprégnés du souffle de l’Évangile- entrent en conflit assez profond avec ce qu’on appelle l’ordre établi. Du coup, il me semble du plus grand intérêt de mettre en lumière ce qui a fait que le christianisme naissant pouvait être « tentant » pour le monde romain…
Les premiers chrétiens ont osé montrer que
chaque être humain leur était un frère et qu’il était sacré
Le christianisme naissant s’est contenté de vivre et d’être lui-même. C’était déjà beaucoup, et par moments très courageux ! Il n’est pas parti en guerre du tout contre le monde romain. Il n’était pas de taille !... Au contraire, il a toujours tenu, dès l’apôtre Paul, à montrer son loyalisme vis-à-vis des autorités de l’empire. Voici comment Paul lui-même l’exprime dans sa lettre aux chrétiens de Rome : « Que chacun se soumette aux autorités en charge. Car il n'y a point d'autorité qui ne vienne de Dieu (…) Les magistrats ne sont pas à craindre quand on fait le bien, mais quand on fait le mal. Veux-tu ne pas avoir à craindre l'autorité ? Fais le bien et tu en recevras des éloges ; car elle est un instrument de Dieu pour te conduire au bien. On doit se soumettre non seulement par crainte du châtiment, mais par motif de conscience. N'est-ce pas pour cela même que vous payez les impôts ? (…) Rendez à chacun ce qui lui est dû : à qui l'impôt, l'impôt ; à qui les taxes, les taxes ; à qui la crainte, la crainte ; à qui l'honneur, l'honneur. N'ayez de dettes envers personne, sinon celle de l'amour mutuel » (Romains 13,1-8). Loyalisme mais en tension…
Que s’est-il donc passé pour que le christianisme en arrive au renversement de situation extraordinaire qui l’a conduit à devenir, en trois siècles, la religion principale de l’empire romain ? Emerveillés, beaucoup ont découvert que pour le Dieu annoncé par Jésus, tout être humain comptait. Pas seulement en tant que citoyen romain, mais en tant que Marcus, Julius ou Julia…bref, en tant que lui, elle -ou moi. La vie de chacun recevait tout à coup une signification éternelle mais à l'intérieur d'une perspective très large, universelle, cosmique . Même si on ne trouvait pas les mots pour bien le dire, on sentait cela, au moins confusément. Et comme il en allait ainsi pour tous et pour chacun, l'idée d'une fraternité prenait forme ; la philanthropie abstraite des sages du monde gréco-romain se concrétisait. L'idée d'un dieu d'amour impliquait celle d'amour sans frontières.
Les premiers chrétiens ont osé montrer que
le premier de leurs « rites » était… le don de soi
Restait, bien sûr, à passer de l’idéal à la pratique, et c’était à chacun de s’y engager. Car, avec le christianisme, la piété avait changé de nature. Ce n’était plus d’abord une affaire de rites à accomplir scrupuleusement aux moments voulus ; on ne s’en tirait plus avec une victime, pas trop chère si possible… ou un rien d’encens sur des braises. C’était soi-même qu’il fallait sacrifier, mettre en jeu : comme Christus s’était lui-même sacrifié. Plus surprenant encore : il fallait s’offrir au Dieu, mais aussi aux autres, devenus autant de frères et de sœurs à aimer comme soi-même. Pas facile, certes, mais bouleversant. Cette valorisation inattendue de toute personne, et cette pensée inédite de l’amour, nul n’y avait jamais songé ; mais elles avaient de quoi fasciner. Certes, tous les chrétiens ne se comportaient pas de façon exemplaire : les Pères de l’Église ne se gênent pas pour le dire. Le christianisme n’en a pas moins grandi, bien que toujours marginal et toujours menacé.
A partir de cette percée, d’apparence très modeste et dépourvue de tout esprit de conquête, toute la société a bientôt basculé du coté chrétien, avec des motivations allant de l’accueil le plus profond de l’Évangile au simple souci de suivre l’air du temps, voire de chercher son intérêt… Mais l’Église s’est toujours refusée à faire de l’élitisme ; elle a accepté de cheminer dans l’ambigüité, comme Jésus avec les foules qui le suivaient.
Quand l’histoire ancienne éclaire histoire présente
Cette tranche d’histoire ancienne me semble précieuse pour nous. De plusieurs façons.
° D’abord, ce n’est pas le nombre qui fait la vitalité d’une communauté chrétienne, ou la fécondité de sa présence dans une société.
° Ensuite, je crois qu’il nous faut écouter avec beaucoup d’attention celles et ceux qui se tournent vers nos Églises pour demander le baptême : par quoi sont-ils motivés ? qu’est-ce qui les touche ou les a touchés dans l’Évangile, dans la manière de vivre des chrétiens ? quelle attente, quel « manque » latent la proposition chrétienne vient-elle éclairer, nourrir, combler en quelque chose ? Ce sont eux qui vont nous révéler comment l’Évangile peut encore être un ferment pour l’Homme actuel.
Je crois profondément que nous n’avons pas à établir des stratégies savantes. Ce n’est pas nous qui construisons l’Église ni qui dirigeons sa mission dans le monde, et encore moins l’œuvre de Dieu dans ce monde : c’est l’Esprit saint ! Notre rôle à nous, disciples de Jésus-Christ, c’est de vivre au mieux ce que nous avons à vivre et de nous mettre à l’écoute. Ce sont « les autres », ceux que le message chrétien vécu vient surprendre et toucher, qui nous révèleront où et comment la nouveauté de l’Évangile nous appelle, où et comment elle peut féconder la terre des Hommes.
Je voudrais en donner rapidement 4 exemples.
° Une Algérienne voulait devenir chrétienne et l’est effectivement devenue. Je lui ai demandé ce qui l’avait attirée vers le Christ. Elle m’a expliqué : à l’abbaye de Lérins, quand j’ai vu cet homme en croix qui mourait en souriant [en effet, le crucifix de cette abbaye sourit : signe symbolique de sa victoire sur la violence et sur la Mort], j’ai été touchée ; comment une telle chose est-elle possible ?...
° Un Kabyle voulait, lui aussi, devenir chrétien ; je ne sais pas s’il l’est devenu. A la même question, il m’a répondu : j’ai étudié, et j’ai vu que Jésus était le seul prophète qui n’a pas fait la guerre.
Dans les deux cas, ce qui a touché était une certaine manière de vivre la violence des hommes… Or c’est au cœur de l’Évangile !
° Un jeune père, psychiatre, voulait faire baptiser son enfant, alors qu’il avait pris de grandes distances à l’égard de son éducation chrétienne. Il m’a dit ceci, qui m’a beaucoup frappé : dans mon métier, je vois beaucoup de gens qui pourraient se remonter mais ils n’y arrivent pas ; ceux qui y arrivent, ce sont ceux qui font référence à une transcendance, ceux qui ne s’appuient pas que sur eux-mêmes ; et c’est une chance que je voudrais donner à mon enfant dans la vie.
L’Homme peut-il vivre humainement sans faire référence à ce qu’on appelle une « transcendance », sans faire référence à une réalité ou à une personne qui le dépasse ? Après tout, qu’est-ce qui me dit qu’il vaut la peine de lutter, dans la vie, de croire encore en moi ?... Après tout, pourquoi me fatiguer pour la fraternité, l’égalité, la justice, plutôt que de m’occuper de ma petite personne ?... Aujourd’hui, cela ne va plus de soi. Là aussi, je pense que la foi chrétienne est capable de trouver un écho profond chez nos contemporains, en attente de raisons de vivre, en attente d’une espérance…
C’est ainsi que l’histoire ancienne me semble précieuse pour éclairer notre présent.
Avril 2011 - Jacques Teissier