L'inculturation / Contributions d'experts
« La tentation du christianisme »
1ère partie
Une compréhension de ce qui s’est passé aux débuts du christianisme (1re partie) pourrait-il éclairer la vie et l’action de l’Église dans le contexte dit « postmoderne » qui est le nôtre aujourd’hui (2ème partie) ?
La tentation du christianisme dans l’empire gréco-romain
D’après le livre de Luc Ferry & Lucien Jerphagnon La tentation du christianisme
(Le livre de poche, Collection biblio essais Grasset (120 pages - janvier 2010 - 4,50 €)
« Comment le christianisme a-t-il fait pour passer du statut de secte à celui de civilisation ? « Scandale pour les Juifs, folie pour les Grecs » : voilà comment saint Paul désignait le christianisme. Contre la Loi des Juifs et la Raison des philosophes, il entendait plaider en faveur du salut par une ‘foi' plus forte que la mort. Comment expliquer que ce scandale, cette folie, aient pu se développer, gagner et finalement s'imposer dans l'Empire romain à partir de Constantin ?» (p.10)
Il s'agit donc de mettre en lumière la « tentation », la « séduction », que le christianisme a fini par exercer dans cet empire romain, tout imprégné de religion de la cité et de philosophie grecque, et qui avait commencé par le voir d'un mauvais œil, jusqu'à le persécuter parfois. A partir de là, j’essayerai de tracer quelques perspectives pour aujourd’hui, dans le contexte qui est le notre d’un monde « postchrétien » qui se désintéresse du christianisme et qui se paganise.
La réponse tient dans une conférence à deux voix, donnée en Sorbonne le 16 février 2008, à l'initiative du Collège de Philosophie : Pourquoi le christianisme ? du point de vue des Romains , par Lucien Jerphagnon (p.13-41) ; puis, Pourquoi la victoire du christianisme sur la philosophie grecque ? par Luc Ferry (p.43-105). Les deux auteurs réussissent la prouesse de nous faire entrer dans des choses essentielles avec une grande simplicité.
A - Du point de vue de la religion de l’empire Romain
La religion des Romains était une religion de la cité, de « nous, les Romains » (p.29), et d’esprit très administratif : l'essentiel était d'exécuter scrupuleusement tous les rituels, à la virgule près, afin que les dieux continuent à veiller sur l'Empire, qui leur devait son formidable succès. Les chrétiens ont scandalisé : « L'inadmissible, c'était d'entendre ces chrétiens soutenir qu'il n'y avait de dieu que Christus » (p.26). Pareil sacrilège était de nature à faire vaciller les fondements mêmes de la cité.
Impasse ? Non, parce qu’en réalité, ces chrétiens rejoignaient en même temps chez les gens une attente cachée : « cette religion-là » impliquait « l'être humain tout entier, corps, âme, esprit, et pas seulement le citoyen, comme c'était l'usage depuis toujours. » (p.28-29). Elle rencontrait, chez les personnes, une « carence spirituelle » (p.29), un manque existentiel (p.31). C’est qu’on ne parlait guère avec l’Olympe, ni avec le dieu des philosophes grecs ! Tandis qu’il y avait chez les chrétiens comme une présence, qu’ils étaient les seuls à éprouver. Une présence qui inspirait leur comportement global, et pas seulement religieux. Une présence qui les accompagnait tous et chacun tout au long de leurs jours et, même, à les en croire, au-delà de la mort. Inhabituelle proximité pour un dieu. Plus encore, à les entendre, Christus s’était assimilé aux humains comme aucun dieu jusque-là, assumant la souffrance et la mort. Même si on ne comprenait pas très bien, on découvrait émerveillé que, pour ce dieu-là, un être humain comptait : pas seulement en tant que citoyen romain ou ressortissant de Rome, mais en tant que Marcus ou Julius ou Julia, en tant que lui, elle ou moi. (p.33). Et comme il en allait ainsi pour chacun et pour tous, l’idée d’une fraternité prenait forme ; l’idée d’un dieu d’amour impliquait celle d’amour sans frontière. Ainsi, la piété avait changé de nature ; elle n’était plus une simple affaire de rites à accomplir aux moments voulus : c’est soi-même qu’il fallait offrir et au dieu et aux autres, devenus autant de frères et de sœurs. Tout cela, à quoi personne n’avait jamais songé, avait de quoi fasciner… même si tous les chrétiens ne se comportaient pas de façon exemplaire, tant s’en faut. (p.34).
Un autre facteur, sociopolitique, a joué -il y a toujours une dimension sociopolitique dans le religieux ! témoin le procès de Jésus...- : la crise de l’Empire. On se sentait de moins en moins sécurisé, au point de se demander ce que les dieux pouvaient bien faire. Du coup, les dieux de Rome perdaient de leur clientèle au profit des cultes exotiques orientaux… et du dieu Christus !
Les chrétiens n’en restaient pas moins une minorité, interdite de droit. C’est avec la conversion de Constantin, à la fois sincère et politique, que le ferment explose… avec l’inévitable corollaire que la motivation de bon nombre de convertis de la dernière heure n’est pas forcément très évangélique. Constantin, lui, était depuis toujours très enclin à la religion, sa conversion était authentique… ce qui ne l’empêchait pas d’être en même temps un homme d’État. Il voyait bien que, christianiser l’Empire, c’était renforcer son unité. Mais ne nous trompons pas : il ne considérait pas l’Église comme une puissance sur laquelle appuyer son autorité, mais comme un corps sur lequel exercer cette autorité (p.35-39)… ce en quoi il restait bien Romain : la religion sert l’Empire.
B - Du point de vue de la philosophie grecque, adoptée par les Romains.
La philosophie grecque apparaît comme la version laïque, rationnalisée, sécularisée de la mythologie (p.42). La mythologie répond, sous la forme imagée de récits, au questionnement des Hommes sur le sens de leur existence et sur la façon de bien la mener, eux qui sont mortels et qui ont conscience de l’être. Son schéma de base est le suivant : s’il en est ainsi aujourd’hui, c’est parce qu’autrefois les dieux… et on raconte.
Le premier message de la mythologie grecque est que le monde n’est pas un chaos (Khaos), mais un ordre. Il est organisé, juste, beau et bon : c’est un cosmos. Ce cosmos est le fruit de la justice et de la bonté avec lesquelles Zeus a récompensé les dieux qui l’avaient aidé à vaincre les Titans, des dieux chaotiques et conflictuels. De ce fait, le cosmos devient un modèle de conduite pour les humains. Il ne s’agit pas, comme pour nous depuis Newton et les autres, d’une nature brute et dénuée de sens, mais d’un modèle d’harmonie, de justesse, de beauté. Bref : le cosmos est quelque chose de divin.
Les philosophes grecs ont voulu comprendre le monde avec les ressources de la raison humaine sans faire appel aux mythes de la religion. Il leur a suffi de transformer les dieux (celui du ciel, Ouranos ; celui de la terre, Gaïa, etc.) en éléments, et de se mettre à penser. C’était une extraordinaire révolution, semble-t-il unique dans l’histoire humaine. (p.45-50).
Le deuxième message de la mythologie grecque est que le sens de l’existence humaine n’est pas, ne doit pas être, la quête de la vie éternelle (p.53). Pour garder Ulysse, la déesse Calypso désobéit à Zeus : elle lui promet vie et jeunesse éternelles s’il reste avec elle. Pourtant, Ulysse refuse son offre. Pour Ulysse, le but de l’existence, le salut, ne réside pas dans la conquête de l’immortalité mais dans la quête de l’harmonie, dans la mise en accord de soi avec l’ordre cosmique garanti par Zeus. Or la place d’Ulysse est avec son épouse Pénélope. L’homme doit accepter sa finitude, sa condition de mortel -un message assez radicalement antichrétien avant l’heure !- : sa vie est réussie quand il trouve sa place dans le cosmos, son lieu naturel. (p.50-57)
Dans leur recherche rationnelle, les philosophe Grecs vont s’approprier les deux grands messages de la mythologie : le monde est un cosmos, et l’Homme doit accepter la mort pour occuper la place qui lui revient. Or le christianisme va « rompre radicalement avec ce message philosophique pourtant lucide et puissant » (p.57), d'une « rupture grandiose » (p.73). Comment et pourquoi ?
Pour les philosophes stoïciens, le cosmos est divin parce qu’il vient des dieux et non des hommes : le cosmos transcende l’humanité. En même temps, le cosmos est logos : il est logique, rationnel, accessible à notre petite intelligence puisqu’il est parfaitement organisé par les dieux. En tant que « mortels », et non immortels comme les dieux, il nous faut être à notre juste place, être ajustés à l’ordre du monde, et même aimer cette condition, sans nostalgie du passé ni espérance dans quelque avenir rêvé. Cela relève d’un véritable art de vivre.
Le christianisme opère trois ruptures fondamentales avec la philosophie grecque.
a. Une rupture dans la conception du monde et de la vie
° En Jésus-Christ, le Verbe -Logos- de Dieu s'est in-carné, s’est fait « chair » ! C’est tout-à-fait scandaleux et même absurde pour des stoïciens : le Logos ne peut pas se réduire à une personne, si extraordinaire soit-elle, puisque le divin est l’harmonie du monde, la structure anonyme et aveugle du monde tout entier, tel par exemple le mouvement ordonné et régulier des astres. (p.74-75). Saint Justin, vers 150, sera condamné à mort par le grand stoïcien empereur Marc-Aurèle à cause de cette façon de voir le divin.
A la prétention des philosophes de donner du sens à l’existence humaine par leur raison, de se sauver par leurs seules forces, le christianisme a la « folie » (1 Co) d’opposer l’humilité aimante de Jésus-Christ, qui se laisse crucifier… et l’humilité de ses disciples, les chrétiens, qui reçoivent de lui, en qui ils font confiance, ce qui va donner sens à leur vie et à leur mort. La raison n’est plus première, mais la foi. La raison va quand même garder une place importante : pour interpréter les Écritures, pour comprendre la création de Dieu, la nature (p.81). Comme tout vient du même Dieu, il ne peut pas y avoir de contradiction entre la raison et la révélation ; la raison doit être laissée libre.
b. Une rupture éthique
Pour le monde grec, le cosmos est un ordre : il y a une hiérarchie naturelle des êtres ; l'humanité elle-même est hiérarchisée par nature. C’est une vision aristocratique. Mais pour le christianisme, « la dignité morale d'un être » ne se « confond » plus avec « ses talents naturels » : elle dépend « de ce qu'il en fait » (p.87-90). La fameuse parabole des talents est la plus belle signature de cette révolution éthique. C’est l’invention historique de l’égale dignité fondamentale de tous les êtres humains (p.92).
c. Une rupture sotériologique (touchant à la doctrine du salut)
Dans ces conditions, le salut n'est plus une affaire de juste place dans le cosmos, dont nous deviendrons après la mort « un fragment anonyme et inconscient ». Il est espérance de « rester éternellement en vie » et de « retrouver ceux que nous aimons »… Il est « promesse » d’une personne, le Christ, à chacun des humains… Il est « une affaire personnelle », car « le Christ s'occupe de chacun d'entre nous » (p.94-95). Place à l'amour… Voilà « le cœur du cœur de la tentation chrétienne » (p.96), une tentation qui agit « sur les cœurs plus encore que sur les esprits » (p.104).
« C'est trop beau pour être vrai », pense Luc Ferry. Redoutable interrogation, qui est celle même de la révélation : une vraie nouveauté (sinon, quel intérêt !)… et, en même temps, une nouveauté qui met à jour la vérité de même de l'être (sinon elle ne nous concerne pas !). Puisant dans son expérience personnelle, Paul écrivait aux Corinthiens : « Nous annonçons ce que l'œil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce qui n'est pas monté au cœur de l'homme » (1Co 2,9). C'est un peu ce que semblent avoir expérimenté les Romains devenus chrétiens. Il resterait peut-être à préciser comment le « choc » de la rencontre avec l'Évangile vécu a fait office de révélateur pour eux-mêmes, plus que de simple réalisation d’une attente qui risque toujours de n’être une projection de nous-mêmes.
Ce retour sur le passé me semble intéressant parce qu’il nous fait toucher du doigt quelque chose du puissant ferment d’humanisation qu’est l’Évangile de Jésus-Christ. Nous n’avons pas à avoir honte de note fondateur !!! Mais nous sommes au XXIe siècle : à la lumière de ce passé, nous ne pouvons pas ne pas nous demander comment le message évangélique peut aujourd'hui toucher un monde qui lui est devenu très étranger, voire hostile. Le passé ne se répète jamais ; mais il peut souvent éclairer le présent.
Venons-en maintenant à l’époque actuelle… cf. 2ème partie
Avril 2012 - Jacques Teissier