L'inculturation / Contributions d'experts
« La tentation du christianisme »
2ème partie
Pour lire ou relire la première partie
Une compréhension de ce qui s’est passé aux débuts du christianisme pourrait-il éclairer la vie et l’action de l’Église dans le contexte dit « postmoderne » qui est le nôtre aujourd’hui ? Quel visage du christianisme pourrait-il être tentant aujourd’hui ?
A - Quelques lumières tirées du passé.
De la naissance du christianisme dans le monde gréco-romain, nous pouvons tirer d’emblée deux éclairages :
° D'abord, ce n'est pas le nombre qui fait la vitalité d'une communauté chrétienne, et la fécondité de sa présence dans une société.
° Ensuite, comme les premiers chrétiens, nous n'avons pas à établir de savantes stratégies. Ce n'est pas nous qui construisons l'Église ni qui dirigeons sa mission dans le monde, et encore moins l'œuvre de Dieu dans ce monde : c'est l'Esprit saint ! Notre rôle à nous, disciples de Jésus-Christ, c'est de vivre au mieux ce que nous avons à vivre. Ce sont « les autres », ceux que le message chrétien vécu vient surprendre et toucher, qui nous révèleront peut-être le mieux où et comment la nouveauté de l'Évangile appelle l’Homme d’aujourd’hui, où et comment cette nouveauté peut féconder la terre des Hommes. Par exemple, il me semble qu'il nous faut écouter avec beaucoup d'attention celles et ceux qui se tournent vers nos Églises pour demander le baptême, ou pour « recommencer » une vie chrétienne : par quoi sont-ils motivés ? qu'est-ce qui les touche ou les a touchés dans l'Évangile, dans la manière de vivre des chrétiens ? quelle attente secrète l’Évangile est-il venu révéler et nourrir en eux ?
Je voudrais en donner rapidement 3 exemples ??? : faut-il les laisser…
° Une Algérienne voulait devenir chrétienne et l'est effectivement devenue. Je lui ai demandé ce qui l'avait attirée vers le Christ. Elle m'a raconté : à l'abbaye de Lérins, quand j'ai vu cet homme en croix qui mourait en souriant [le crucifix de cette abbaye sourit : signe symbolique de sa victoire sur la violence et sur la Mort], j'ai été touchée. Comment une telle chose était-elle possible ?...
° Un Kabyle voulait, lui aussi, devenir chrétien ; je ne sais pas s'il l'est devenu. A la même question, il m'a répondu : j'ai étudié, et j'ai vu que Jésus était le seul prophète qui n'avait jamais fait la guerre. Dans les deux cas, ce qui a touché était une certaine manière de vivre la violence des hommes, politique ou/et religieuse -un des drames du monde actuel-, et c'est au cœur de l'Évangile !
° Un jeune père, psychiatre, voulait faire baptiser son enfant, alors qu'il avait pris des distances à l'égard de son éducation chrétienne. Il m'a dit ceci, qui m'a beaucoup frappé : « Dans mon métier, je vois beaucoup de gens qui pourraient se remonter mais qui n'y arrivent pas. Ceux qui y arrivent font référence à une transcendance, ils ne s'appuient pas que sur eux-mêmes : c'est une chance que je voudrais donner à mon enfant dans la vie. » Au nom de quoi se battre, jour après jour, dans ce monde difficile, quel ancrage solide trouver ? Cela ne va plus de soi. Voilà encore un terrain où la foi chrétienne me semble pouvoir trouver un écho profond chez nos contemporains…
Nous pouvons, me semble-t-il, aller un peu plus loin, en essayant de comprendre ce qui se passe aujourd’hui par rapport au christianisme.
B - Un christianisme en tension avec la société « postmoderne »
Le XIXe et le XXe siècles avaient vu naître chez nous ce qu’on appelait une déchristianisation, accompagnée d’une perte de crédibilité de la foi et de l’Église, comme si elles devenaient étrangères à une société en transformation. Les chrétiens attiédis ont dû retrouver le souffle de l’Évangile, réaliser que la vie chrétienne n’était pas seulement le culte et la morale, qu’elle pouvait assumer, animer, toutes nos existences, naturellement orientées vers Dieu. On était optimiste sur le décalage entre culture moderne et foi chrétienne : puisque Dieu habite déjà en chacun, tout le monde peut entendre l’Évangile ; il est déjà là, enfoui.
Depuis quelques décennies, le contexte a pas mal changé. Beaucoup se reconnaissent dans les « valeurs chrétiennes », mais ils estiment pouvoir les vivre sans le carcan chrétien de la hiérarchie, des dogmes, des sacrements (cf. Luc Ferry, Frédéric Lenoir). Les valeurs évangéliques tiennent toutes seules ; un humanisme agnostique ou vaguement religieux leur suffit. Quelques autres mettent carrément en doute toute convergence entre les valeurs humaines et l’Évangile ; pour eux, le message chrétien est un mensonge qui écarte de la vraie vie (cf. Michel Onfray), ils contestent frontalement les valeurs évangéliques. Les sociologues disent que nous assistons actuellement en France, à une « exculturation » du christianisme. « Ex-culturation », c'est l'inverse de « in-culturation ». La culture de notre pays en particulier, et de l'Europe en général, a été profondément marquée par le christianisme, nous venons de l’entrevoir suffisamment ; aujourd'hui, nous assistons, particulièrement en France, à un processus inverse : un processus d' ex- culturation du christianisme.
Pourquoi ? Au-delà des raisons bien connues de la déchristianisation et de l’exculturation (errements historiques, discours sclérosé, défiance envers la modernité...), une raison très profonde me semble étroitement liée au libéralisme dit "sauvage" qui domine de plus en plus la planète, particulièrement dans la vie économique, et qui en vient à imprégner fortement les mentalités. Si l'Homme et l'humain ne sont guère que des machines à entretenir pour l'enrichissement d'une minorité, et non plus des partenaires qui font corps pour le bien de tous… alors, le christianisme devient un empêcheur de tourner en rond. Il gêne une économie matérialiste, consumériste, qui se sert de l'humain, mais se moque bien de le servir : témoin la terrible crise financière qui continue à faire vaciller la planète.... Telle est bien la tendance du système, au-delà de la bonne volonté de beaucoup de personnes. Alors, il faut déconsidérer le christianisme, casser son influence.
En outre, le christianisme, qui ne sépare jamais la personne de ses relations, gêne l’individualisme dit postmoderne, dans lequel on s'occupe avant tout de soi -ce qui, soit dit en passant, sert bien les intérêts du libéralisme à tout crin en lui évitant de faire face à une opposition trop organisée-. Pourquoi se fatiguer à faire attention à l'autre ? Pourquoi se fatiguer à tenir compte de son avis, de ses idées, de sa liberté ? Je fais ce que je veux, je me fais ma propre loi ; les autres, je m'en moque. Je caricature quelque peu, mais…
Nous sommes partie intégrante du monde qui est le notre, comme et avec Jésus ; mais, comme et avec Jésus, notre vie et notre message -dans la mesure où ils sont vraiment imprégnés du souffle de l'Évangile- entrent en tension assez profonde avec ce qu'on appelle la culture ambiante, les mentalités, l'ordre établi… y compris en nous-mêmes ! C'est dire que nous nous retrouvons aujourd'hui face à un problème qui ressemble pas mal à celui des premiers chrétiens dans le monde gréco-romain.
C - Inventer un art de vivre notre postmodernité.
La présence aux personnes par une attention discrète, l’écoute, le service rendu, c’est ce que les « catho » savent le mieux faire. Cela peut déboucher sur des questions de foi, sur une quête spirituelle ; ça vient quand ça vient… Mais on n’aime pas les gens pour les convertir !
C’est déjà beaucoup. Mais constatons que cela n’attire pas vers le christianisme. On admire les belles figures de l’abbé Pierre, de Mère Teresa, de sœur Emmanuelle… mais cela n’engage pas à grand-chose. Pourquoi ? Probablement parce que c’est un vécu très individuel : il concerne l’admirable charisme de telle personne, mais ce charisme ne me touche pas vraiment : il ne me concerne guère.
Comment donner à notre témoignage de vie un tour plus incisif ? Je crois qu’il ne peut vraiment concerner d’autres que s’il est incarné dans des questions à dimension collectives. Voici ce que je veux dire :
° Dans la vie de couple, l’éducation des enfants, on est tous un peu perdus devant toutes les carences et les ‘catastrophes’ que l’on peut voir… Voilà un « lieu » où nous aurions des pratiques nouvelles à inventer pour redonner consistance à l’union conjugale, à la vie de famille, à l’éducation des enfants. Je connais à Nimes un couple de médecins, 40/45 ans, qui résume ainsi son aventure avec les enfants en disant : « Peu à peu, nous avons pris le risque d’accompagner nos enfants sur le chemin qu’ils avaient eux-mêmes choisi, en veillant simplement à tenir les valeurs les plus essentielles. »
Il en irait de même % pratiques économiques… % résister à la fureur du toujours plus, en adoptant des modes de vie plus sobres, en apprenant à aimer ce que l’on a, ce que l’on vit… % usages asservissants d’Internet… % questions autour du vieillissement… % etc. etc.
Sur toutes ces questions, il ne s’agit pas seulement de défaillances personnelles ; il y a des facteurs collectifs. Nous sommes engagés dans une « pliure de civilisation ». Nos modes de vie changent très profondément. Ce qui se désagrège ou se tord est lié à la transformation de la vie sociale, de la culture. Devant cela, il ne suffit ni de faire la morale ni de faire du spirituel. Il s’agit de ne pas se laisser entraîner dans n’importe quoi, de résister à quelque chose de destructeur, ce qui suppose un discernement sur tout ce qui nous « fabrique ».
Nous avons des « non » à risquer. Nous avons à manifester notre refus de certaines manières de vivre plus ou moins imposées socialement, par nos conditions de vie (cf. dans les grandes villes, un mariage sur deux se défait : c’est lié à des conditions de vie, à des manières de vivre qui nous rendent extrêmement fragiles). Ce n’est pas une question de militance, comme dans les années post-68 : on ne changera pas le contexte de la société. Le fond du travail, c’est l’invention patiente, discrète, de nouvelles manières de se construire, de se poser pour résister au laminage social. Mais dans une société saturée de paroles et de grandes déclarations, nos « non » ne seront audibles et crédibles que sous forme de contre-propositions. Cf. la place les étrangers dans nos églises sera plus importante que toutes nos déclarations, même superbes ! Les étrangers se sentent-ils chez eux, dans nos église ? Y vivons-nous une rencontre heureuse des différences ?...
Il ne s’agit pas de fabriquer une contreculture chrétienne. La résistance, c’est réinventer d’autres pratiques sociales, telles qu’elles rendent plus désirable et plus facile de résister. C’est cette vie actuelle qu’il s’agit de vivre autrement, et non pas de vivre une autre vie, à part, sous cloche. Il s’agit de contribuer à l’invention de nouvelles manières, plus vivantes, de vivre nos réalités actuelles ; de nouvelles manières de vivre qui, parfois, nous viendront d’ailleurs, comme la confiance du centurion (Luc 7,9) ou celle de la Cananéenne (Marrhieu 15,28), qui ont tellement surpris et émerveillé Jésus lui-même… Nous ne sommes pas propriétaires de l’œuvre du Dieu de Vie parmi les Hommes !
S’il en va ainsi, il y aura certainement des gens qui demanderont à boire à la source… En Algérie, il y a eu longtemps des missionnaires présents discrètement, « faisant du bien » et se retenant du prosélytisme. Puis il y a eu Thibérine et nombre de religieux et religieuses assassinés alors qu’ils aimaient. Aujourd’hui, des gens frappent à la porte… La mission est un signe posé et non une stratégie. Quand le signe est posé avec force, il finit par susciter l’intérêt. C’est la puissance du message, c’est la puissance de la proposition qui compte. Si des gens s’y retrouvent, qu’ils viennent. Le problème n’est pas de les attirer, mais de les rejoindre et de les intéresser. Il s’agit de redonner à l’Évangile sa puissance inspiratrice dans tous les aspects de la vie actuelle, « postmoderne ».
Le débat est aujourd’hui avec les gens sincères passés à un humanisme postchrétien qui, dans la société, part un peu dans tous les sens. Ils ont presque tous des racines chrétiennes et même catholiques. Cet humanisme peut-il retrouver de la vigueur dans une confrontation avec l’Évangile ? En outre, il y en a quelques-uns en conflit majeur avec l’Évangile et ses valeurs en tant qu’empêchant de vivre vraiment : que peut redéployer en eux une rencontre avec des chrétiens positionnés différemment d’eux, voire en désaccord avec eux, mais n’étant pas moins qu’eux des vivants ? Nos modes de vie changent très profondément, il y a à inventer de nouveaux arts de vivre…
Le christianisme n’est pas une voie alternative à ce que vivent les humains. Nos « non » ne doivent pas s’exprimer sous forme d’interdits émanant d’un camp du refus, mais sous la forme des nouvelles manières de vivre que ces « non » nous inspirent, et que l’Esprit du Christ peut aussi inspirer à d’autres, « ailleurs ». S’il faut risquer des « non », ces « non » doivent toujours être de nouveaux arts de vivre. La question n’est pas d’être visibles. C’est plutôt de savoir quelles problématiques nous rendons visibles… Ce qui compte, c’est qu’il y ait des gens qui s’intéressent à leur vie, qui y croient… et non d’intéresser des gens à Dieu, à Jésus-Christ. C’est que Dieu, ou Jésus-Christ, révèle à des personnes l’intérêt de leur vie… que Dieu nous rende possible de croire dans notre vie, les yeux ouverts sur le monde tel qu’il est… un Dieu qui se tourne vers nous et nous adresse une parole pressante et « folle », car la question est moins de « se tourner vers Dieu », que de réaliser que « Dieu se tourne vers nous ».
En un mot, il s’agit d’accueillir non des idées nouvelles, mais une puissance de vie (qui parfois nous arrive aussi d’ailleurs !). Ce n’est pas au niveau des idées que Jésus nous rejoint, mais au niveau du « cœur », au niveau de l’engagement de notre être, de nous-mêmes, dans ce que nous vivons.
Avril 2012 - Jacques Teissier