Visionnaire de l'invisible
La littérature
'Pourquoi le christianisme fait scandale’
Jean-Pierre Denis
(Le Seuil – 2010)
Le christianisme, une contre-culture ?
Pour réfléchir à la mission que le christianisme doit remplir à notre époque, Jean Pierre Denis s’inspire de la définition de la culture qu’en a donné Hannah Arendt, la philosophe américaine qui a beaucoup réfléchi à la modernité,: « Seul ce qui dure à travers les siècles revendique d’être un objet culturel. » (p.73) Pour lui, le christianisme, qui a donné toute sa place à la transmission et à la raison dans l’acte de foi, serait la forme occidentale de la culture. Pour cela, il a su transformer l’héritage méditerranéen, en détournant les institutions et le droit de Rome, en reprenant largement à son compte la pensée grecque et en conservant l’héritage juif.
Or, pour l’auteur, directeur de la revue ‘La Vie’, aujourd’hui, la culture ne serait plus qu’une consommation quand elle fut contemplation, et une performance, quand elle fut une permanence. Quant au christianisme, il en dresse ce tableau : «…le christianisme n’est plus une réalité culturelle active dans la mesure même où il a perdu sa capacité à définir ce qui est le passé et à expliciter en quoi consiste l’avenir. » (p.84) Au siècle des Lumières, « la théologie quitte la Sorbonne et s’enferme en solitaire dans les facultés spécialisées. Elle renonce à se situer à la racine des sciences pour n’en plus être qu’une branche bientôt morte. » (p.119) La connaissance éclate et la science est dévorée par la technique. « Notre culture est en réalité vide. » (p.142)
Quant à notre liberté, elle a été vendue au libéralisme. Aujourd’hui, la seule force est le marché : « Ne pensez plus mais dépenser ! » On ferme la voie de la vérité pour n’ouvrir que celle du moi, ce moi créateur de culture avide de prospérité. « Dieu est parti aux confins des galaxies. Il ne reste que l’homme, seul et toujours incertain, désormais persuadé d’être seul maître à bord avec son bon plaisir et fantasmant d’autant plus que sa fin est proche. » (p.175) Est-ce pour autant la fin de l’humanité ?
Pour l’auteur, il y a un ‘après la fin’ mal perçu, presque jamais analysé. Il le dessine en interrogeant Jésus qui a créé une contre-culture. Pour illustrer la démarche de Jésus, l’auteur commente deux événements : Jésus qui chasse les vendeurs du temple, geste qui va le faire condamner à mort et Paul, « le fondateur du christianisme » qui est rejeté lors de son discours à Athènes. Deux échecs qui seront féconds. Ainsi, un des fondements de la contre-culture chrétienne serait la fécondité de l’échec : « Mystérieusement, le vide et la perte demeurent habités par la Présence. » (p.184)
Aujourd’hui, les chrétiens se considérant comme étrangers dans ce monde culturel, sont appelés à vivre la même démarche que les premiers chrétiens. « Parce qu’ils (les chrétiens) viennent de l’extérieur géographique et moral de la culture, du limes, des confins, de la zone tampon entre l’ordre romain et le désordre barbare, ils se déversent comme un fleuve d’immondices et pénètrent dans le corps impérial comme un corps étranger. Un virus dans le vir, un microbe dans la romanité. » (p.202)
Les chrétiens sont membres d’une religion de contre-culture, de contradiction, de renversement de valeurs établies. Ils vivent dans une société où « le visible païen, omniprésent dans la société saturée par la culture des images et opposé à l’invisible chrétien, lequel révèle le réel dans les arts visuels. » (p.208) Aussi, ils sont appelés à créer une parole publique contre la privatisation de Dieu, une économie du don contre la tyrannie du marché, une chasteté d’objection contre la normalisation du sexe, une vie reçue contre le bébé objet, vivre le défi de la fragilité contre le désir de puissance, inventer un service public du rite contre les idolâtries officielles, une nouvelle sensualité contre l’abstraction stérile, une stratégie de l’inutile contre le marketing de l’efficience. Cette contre-culture apparaîtra comme « un idéalisme engagé, une utopie qui se met en actes, la dénonciation par l’exemple d’une époque qui n’a plus pour les rêves que défiance et hargne. » (p.209)
J.-P. Denis termine sa réflexion en provoquant l’Eglise à vivre un véritable retournement : « Le christianisme, redisons-le, n’est ni une mythologie, ni une idéologie, mais une réponse donnée à la question de l’humanité de l’homme, réponse formulée dans les langues vernaculaires et dans l’histoire mouvante et toujours incertaine de l’humanité. » (p.340)
Nous remercions Jean Pierre Denis de nous provoquer à réfléchir avec lucidité sur le présent et l’avenir de notre société et à remettre en cause la façon ‘molle’ de vivre sa foi. Dans un monde de plus en plus multireligieux, il est important d’avoir conscience de l’originalité et des exigences de sa foi non pour se comparer mais pour s’enrichir en vérité.
Ce livre nous a laissé sur notre faim pour plusieurs raisons.
1ère réflexion : Si l’auteur avait pris comme définition de la culture celle émise par Jean Paul II à l’Unesco, il n’aurait pas eu le même regard sur l’évolution culturelle actuelle et la place que doit prendre l’Eglise. Lors de son discours à l’UNESCO, le 2 juin 1980, Jean-Paul II proclamait : "L’homme vit d’une vie vraiment humaine grâce à la culture (…) La culture est ce par quoi l’homme en tant qu’homme devient davantage homme, ‘est’ davantage, accède davantage à l’"être". Les cultures, en quelque sorte une force intérieure et une intelligence dans l’homme, animent l’histoire de l’humanité. Pour l’Eglise, il n’y a donc pas que les chrétiens qui font évoluer la société, qui se battent pour un monde plus humain, qui remettent en cause la culture.
2ème réflexion : l’Eglise n’est pas uniquement devant des questions que se posent les hommes. Elle est devant les questions et les réponses que les hommes se donnent. En citant le martyr de Saint Agathe, l’auteur ne souligne-t-il pas qu’elle a résisté grâce « aux valeurs de chasteté, de respect, de dignité qui lui a inculquées son éducation… païenne. » (p.212)
3ème réflexion : L’auteur écrit que Paul a eu le génie d’annoncer que l’élection du peuple de Dieu a une dimension universelle « … l’extension infinie du domaine de l’élection que réalise Paul, l’universalisme absolu qu’il prêche quand il annonce l’universalité de l’Absolu, marquent une novation radicale par rapport à la tradition du ‘Dieu d’Israël’ » (p.200). Quand on lit un prophète comme Isaïe, on est frappé par sa vision universelle du salut. Jésus va donner à cette graine jetée en terre d’Israël et annoncée prophétiquement, la dimension d’un arbre où les oiseaux pourront venir faire leur nid. Jésus réalise cet enfantement car « rien n’est impossible à Dieu. » Il ne s’agit pas pour les chrétiens de regarder la culture avec une grille « contre-pour » mais de participer lucidement avec leurs frères et sœurs de toute culture à l’enfantement d’un monde humain, ouvert ‘sur les cieux’.
4ème réflexion : Le christianisme, après avoir été au centre de la culture européenne est aujourd’hui, aux marges, écrit Jean-Pierre Denis. La situation pluri religieuse de l’Europe ne nous appelle-t-il pas à voir la situation du christianisme au sein de la société autrement : l’ensemble des européens qui croient en Dieu (que ce soient les chrétiens, les juifs, les musulmans…), qui cherchent Dieu, qui ont soif d’une vie spirituelle, les artistes et poètes qui nous font deviner l’invisible sont-ils aujourd’hui à la frontière de la culture occidentale ? Quelle part originale peut apporter le christianisme à ce peuple en quête de justice, de vérité et d’amour ?
5ème réflexion : L’humanité portant en son sein la marque de la présence de l’Esprit, l’Amour de Dieu universel et éternel en personne et ‘répandu sur toute chair’, enfante un monde nouveau. Elle vit dans les douleurs de l’enfantement et le Dragon (qui peut avoir pour nom aujourd’hui la privatisation de Dieu, la tyrannie du marché, la normalisation du sexe, le bébé objet, le désir de puissance, les idolâtries officielles, l’abstraction stérile, le marketing de l’efficience) s’apprête à dévorer l’enfant aussitôt né… L’enfant sera sauvé par Dieu et la femme se réfugiera au désert, dans un refuge que Dieu lui a aménagé. (Apocalypse 12)
Octobre 2010
R.P.
Un internaute nous partage ses réactions après avoir lu le livre de Jn. P. Denis : ‘Pourquoi le Christianisme fait scandale’, paru en septembre 2010
J'ose, avec quelque présomption, tenter de rendre compte du livre du directeur de la Vie. Il m'a dérangé fortement. Mais ce dérangement est sans doute salutaire. Un chrétien très cultivé fait le point sur la situation de la foi dans la société contemporaine, désormais c'est aux marges que se trouve la foi, et ce n'est pas confortable. Nous sentons tous cet exil où nous conduit la foi en Jésus-Christ vivant au moment où les manières de vivre de nos contemporains, les nôtres aussi, souvent, sont de plus en plus éloignées du courant de ce qui fait nos modes de vie et nos références culturelles. Notre appartenance à l'Eglise fait de nous des minoritaires un peu étranges, qui ont parfois la nostalgie du temps où l'Eglise faisait autorité. L'Eglise dérange, et parfois elle nous dérange aussi.
Pour aller à ce que je ressens le plus fortement, Jean-Pierre Denis condamne sans nuances les dérives consuméristes, égoïstes et sans morale autre que le plaisir de l'instant. Il s'y attarde trop, non pas que sa critique ne porte pas, mais je la trouve trop parisienne, ou pour le dire d'une autre manière, trop ciblée sur la mode et les manières de vivre du monde riche.
Ce qu'il dit est vrai, mais partiel à mon sens. Il oublie de parler des pauvres, sauf par allusions trop brèves. Nous sommes majoritairement dans ce monde de pauvres, même si nos milieux de vie, le mien aussi sont, par rapport aux pauvres, proche de ceux qui font la mode, mais la très grande majorité de l'humanité est dans le monde pauvre, la faim a reculé, mais elle concerne encore beaucoup de monde et l'incertitude de l'avenir aussi. En tout cas, si la manière de vivre "occidentale", est un miroir aux alouettes pour le reste du monde, il n'est pas partagé, même dans nos pays par la majorité de la population. Du coup, ce qu'écrit Jean-Pierre Denis sur la place des chrétiens devient moins pertinent.
Autre critique, il insiste sur le rétrécissement de la place de la foi dans le monde occidental, et sur la baisse de plus en plus forte de son influence. Tout cela est vrai et nous oblige à changer d'attitude, nous "chrétiens de base" et invite notre Eglise à s'adapter encore. En a t’elle les moyens, sommes nous prêts à changer d'attitude?
Mais Jean-Pierre Denis ne parle pas, ou très peu de l'action continue de l'Esprit. Il se moque par exemple de la mode des réseaux sociaux, sans aucune ouverture sur de véritables relations fraternelles. Mais justement, la révolte de la liberté dans les pays arabes montre que ces réseaux sociaux peuvent aussi contribuer à mobiliser beaucoup de monde pour une société plus libre, plus fraternelle. Le croyant est appelé à voir là oeuvre de l'Esprit. Et ce n'est pas seulement le cas quand la révolte débouche sur des changements de régime, mais aussi en Chine ou en Iran, quand la répression plus forte s'attaque aussi à ces réseaux. Les hommes et les femmes continuent de se battre pour plus de fraternité. La foi n'est évidemment pas explicite dans ces mobilisations, mais le combat pour la dignité de l'homme ne nous est en aucun cas étranger. Ces phénomènes sont beaucoup plus significatifs que les dérives occidentales du tout internet.
Pour revenir dans nos pays, l'action des chrétiens, avec d'autres, dans la solidarité, aux restos du coeur ou au secours catholique, au secours populaire ou à ATD continue. Les chrétiens sont engagés avec d'autres dans l'accueil des migrants, le soutien aux personnes dépendantes, aujourd'hui encore il y a des moines de Tibbérhine, cachés, que Dieu connaît...C'est beaucoup plus important que l'action culturelle qui paraît en retrait. Cela ne remplit pas nos églises, mais dans ces églises nous devons aussi louer Dieu pour son action qui continue, même quand nous savons que le nombre de pratiquants continue de baisser et que notre influence décroît. Thérèse de l'Enfant Jésus n'était pas influente de son temps, mais elle est reconnue comme patronne des missions. Mère Térésa avait sa foi très vacillante, mais elle a continué son engagement dans la nuit de la foi.
Dieu continue de nous envoyer des saints, nous sommes appelés.
Jean-Pierre Denis paraît parler au cercle restreint des personnes d'influence dans le monde culturel ou dans l'Eglise. Pour ceux qui ne se reconnaissent pas dans cet univers, il y a cependant beaucoup de découvertes à faire dans son livre.