Visionnaire de l'invisible
La littérature
'Jésus, l’homme qui évangélisa Dieu'
René Luneau
(Albin Michel - réédition 2009)
L'humanité de Jésus et le mystère de Dieu
Est-il un homme au monde sur lequel on ait autant écrit que sur Jésus de Nazareth ? Est-il possible de découvrir encore du neuf sur cette personnalité étonnante, à travers la lecture des quatre évangiles, la méditation et la prière, ou la relecture de la vie des communautés chrétiennes ?
Si, pour les chrétiens, le mystère de Jésus-Christ ne se révèle, dans sa plénitude, que dans sa mort et sa résurrection, les détails de sa vie ‘d’avant’ sont-ils simplement anecdotiques ? René Luneau pense l’inverse. Il a cherché à retrouver les paroles et les gestes de tous les jours, très simplement humains, de celui qui ‘évangélisa’ Dieu, en révélant de Lui un autre visage. L’évènement de la mort et de la résurrection n’a pas effacé les traits particuliers de celui qui, aujourd’hui encore, nous déconcerte et nous fascine. Jésus parle de Dieu, ‘de l’intérieur’ de lui-même, et le fait découvrir comme jamais personne ne l’avait fait avant lui. Il dévoile le visage, libéré de toute peur et de toute ambition, d’un ‘Dieu inattendu’ pour notre étonnement, notre joie et notre libération.
Le Père Lagrange disait autrefois que les quatre évangiles nous offrent « la seule vie de Jésus que l’on puisse écrire ». Les évangiles sont nés de la foi et ils appellent à la foi (Jn 20/31) : ils ne sont pas des comptes rendus des faits et gestes de Jésus mais, avant tout, des confessions de foi. Il s’agit toujours de celui que les premières communautés chrétiennes ont reconnu comme leur unique Seigneur. Si Jésus est, pour elles, l’image achevée du mystère de Dieu (2 Co 4/6), il n’en est pas pour autant rêvé ou imaginé : il est un homme véritable, de chair et de sang
Reconnaître l’humanité profonde de Jésus, c’est en même temps entrer dans l’intelligence du mystère de Dieu intervenant dans notre histoire, car Jésus est celui en qui Dieu s’est fait reconnaître (2 Co 4/4). Mais Jésus est tellement humain que son humanité parfois nous déconcerte. Aussi faut-il aller jusqu’au bout de ce chemin pour voir où il conduit. L’histoire de l’Eglise montre que le docétisme qui est apparue dès le 1° siècle de l’Eglise et, ne prêtait à Jésus qu’une apparence d’humanité, ne fut pas seulement une tentation des origines. A chaque époque, on a eu du mal à se convaincre de l’humanité véritable de Jésus. Et comment oser parler de l’humanité de Dieu en Jésus-Christ ? Aujourd’hui, on aime dire que les trois religions monothéistes adorent le même Dieu : certes, mais elles ne vont pas à Lui par les mêmes chemins. En effet comment atténuer la folie de la foi chrétienne affirmant que « le Verbe s’est fait chair et qu’il a habité parmi nous » (Jn 1/14) ? Il faut être disciple de Jésus pour oser croire Jésus disant : « Qui m’a vu a vu le Père » (Jn 14/9). Et René Luneau cite Jean Sulivan, écrivant dans son livre Matinales : « Jésus est ce qui arrive quand Dieu parle sans obstacle à un homme ».
Qui était donc Jésus ? Pourquoi a-t-il été rejeté et condamné par les autorités religieuses de son peuple ? Cela se comprend quand on mesure les conséquences, prévisibles à long terme, de son enseignement et de son action. Sans doute aussi parce qu’il a cherché à évangéliser la manière dont nous parlons de lui et dont nous utilisons son nom. ‘Dieu’, ou ce qu’on fait de lui, est partout l’alibi universel au service de toutes les causes, même les plus inhumaines. Il est tellement ‘avec nous’ qu’il finit par devenir méconnaissable, tant il nous ressemble : Dieu perverti, perdu. Nous sommes contaminés par les images de Dieu que nous nous transmettons de générations en générations et par les maladies qu’elles engendrent. Jésus, lui, nous parle de Dieu autrement. Il nous le rend, dans la liberté de son être et dans la miséricorde de son amour. « Nul n’a jamais vu Dieu, dit saint Jean. Lui, Jésus, nous l’a fait connaître » (Jn 1/18). Jésus, le Dieu inattendu.
Que Jésus soit un imposteur aux yeux de ses adversaires, cela ne fait pas de doute (Mt 27/63). Mais, en plus, il s’en prend au Temple et à ses usages séculaires, en s’arrogeant une autorité que rien ne justifie (Mc 2/10). A l’évidence, c’est un homme qui, aux yeux du grand prêtre Caïphe, met en péril le sort de la nation (Jn 11/49-50).
Et pourtant, « La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle ; c’est là l’œuvre du Seigneur, une merveille à nos yeux » (Mt 21/42). Voilà que, le troisième jour après la mort de Jésus, au dire de tous les évangélistes, la pierre qui fermait le tombeau a été déplacée et que celui-ci est vide (Mt 28/2,6) Qu’est-il donc arrivé, nul n’en sait rien ? Jusqu’au moment où le crucifié vient lui-même faire reconnaître à ses disciples qu’il a traversé la mort et qu’il est toujours vivant (Jn 20/27). Tous sont pris à contre-pied et il leur faut accepter ce qui s’impose à eux avec force : Jésus est vivant, Dieu l’a ressuscité (Ac 2/32). Cette affirmation centrale deviendra rapidement le socle de la foi chrétienne que Paul rappellera aux Corinthiens (1 Co 15/3-7). « Sans la foi en la résurrection, il n’y aurait jamais eu d’évangile », écrit Claude Geffré.
Mais la résurrection de Jésus n’est pas un retour à la vie d’avant la mort. Les apôtres comprendront vite qu’elle n’est pas une garantie contre leur propre mort mais qu’elle est le germe d’un monde radicalement neuf sur lequel la mort n’a plus de prise (Ro 6/9-10). Pâques, c’est la Vie en sa promesse, et il reste au disciple à apprendre de Jésus comment vivre cette nouvelle alliance. Pas besoin d’attendre pour ressusciter : c’est aujourd’hui qu’il nous faut découvrir la Vie dans la vie. Si nous ne vivons pas ici et maintenant la résurrection, nous ne la vivrons jamais. Dieu a donc justifié celui qui, volontairement, s’est fait le serviteur de tous : il l’a rendu à la Vie et a fait naître un autre monde où les pauvres et les sans-grade sont les premiers témoins de cette Vie nouvelle qui circule entre eux.
Au terme de ce long parcours dans les évangiles, à la recherche du visage de cet homme qui seul ‘évangélisa’ Dieu, une question demeure : comment se fait-il que, vingt siècle après, on parle encore de Jésus comme d’un contemporain, qu’on relise sans cesse le récit de ses faits et gestes ? C’est que la vie de Jésus est un ferment extraordinaire. L’évangile n’est pas toute la vie mais, mêlé à elle comme le ferment à la pâte, il peut la faire lever et la renouveler.
La foi chrétienne affirme que Dieu se donne à voir tout entier en Jésus-Christ qui est l’Image de Dieu (2 Co 4/4). Cependant cette révélation n’est pas réservée à une élite de savants ou de priants ; Jésus exultait de joie parce Dieu l’avait révélée aux plus petits (Lc 10/21). La Bonne Nouvelle, prêchée par les Onze, est entendue par chacun dans sa langue maternelle (Ac 2/6-11). Dès le premier instant, la communauté nouvelle ne connaît pas de langue sacrée. Chaque langue, et chaque culture, ouvre un chemin possible à l’écoute de la Parole car Dieu parle toutes les langues des hommes.
Les premiers chrétiens parlaient de leur foi comme de « la Voie » (Ac 9/2), celle que Jésus avait ouverte devant eux. Lui-même s’était défini comme « le chemin, la vérité et la vie » (Jn 14/6). C’est donc qu’il est le chemin sur lequel on avance, et non le terme de la marche. La vérité n’est pas non plus un trésor qu’on possède une fois pour toutes ; si Jésus est la vérité, c’est d’abord parce qu’il est le chemin pour y accéder. C’est en cheminant avec lui qu’on entre peu à peu dans la vérité qu’il promet. C’est la même chose pour la Vie : elle est mouvement, appel, relance, incessante reprise. Elle ne se possède pas mais elle s’accueille. Elle est un don qui se reçoit et qu’il faut apprendre à vivre, au jour le jour.
Ainsi donc, si le Dieu dont il est question dans l’enseignement de Jésus, repris par les apôtres, est bien ce Dieu que tout le peuple connaissait, le Dieu de l’ancienne alliance, le Dieu trois fois saint, l’unique, à qui les hommes doivent obéissance et fidélité, il reste que Jésus parle ce Dieu-là autrement, d’une façon vraiment nouvelle. Au point que Jésus ira jusqu’à dire à ses contradicteurs : « C’est mon Père qui me glorifie, lui dont vous dites ‘Il est notre Dieu’, et pourtant vous ne le connaissez pas. Moi je le connais et si je disais ‘Je ne le connais pas’, je serai comme vous un menteur. Mais je le connais et je garde sa Parole » (Jn 8/54-55). Jésus témoigne du Dieu de la tradition, que tous croient connaître, en mettant en lumière son aspect inattendu et imprévisible, dans la gratuité de son amour pour les hommes et la démesure de sa miséricorde : par exemple dans la parabole de l’enfant prodigue (Lc 15/11-32), que l’on pourrait aussi bien appeler « la parabole du père prodigue », tant son amour et sa compassion dépassent tout ce que les auditeurs pouvaient imaginer, eux qui avaient au cœur les recommandations du Deutéronome, invitant à lapider le fils dévoyé et indocile (Dt 21/18-22). Que Dieu soit Père, tous les juifs le savent pourtant (Is 63/16 ou Is 49/14-16). Alors pourquoi s’étonner qu’il n’y ait pas de limites à son amour pour les hommes, qu’il ouvre toutes grandes les portes de sa maison à celui qui revient vers lui ? « Soyez miséricordieux comme votre Père est miséricordieux » (Lc 6/36) : pour Jésus, rien ne peut mieux traduire la paternité de Dieu que ce mot de miséricorde.
Les paraboles que rapportent les évangélistes révèlent aux Eglises naissantes la signification profonde du conflit qui les oppose au judaïsme. Le maître de la vigne, déçu par ses vignerons, confiera son domaine à un « peuple qui en produira les fruits » (Mt 21/43), c'est-à-dire à ces communautés de frères et de sœurs que la foi en Jésus a rassemblé. Mais, évidemment, la force de ses paraboles brouillait les repères auxquels les gens religieux avaient l’habitude de se fier. La liberté de la parole de Jésus et de sa recherche de Dieu déstabilisait les pratiques religieuses, reçues et acceptées jusque-là. Dieu est-il vraiment autre, bouleverse t-il à ce point les certitudes que nous lui demandions de cautionner ? Oui, répond Jésus, il y a une autre façon de voir Dieu : c’est la Bonne Nouvelle pour laquelle Jésus a donné sa vie et sa mort.
Ce livre passionnant se déguste à petites doses. Il invite à rouvrir sa Bible et à reconsidérer de près chacune des paraboles de Jésus, chacun de ses gestes, pour en peser le poids d’humanité. Et il offre souvent, au détour d’une remarque, la joie de retrouver la fraîcheur et la force de la parole de Jésus. Mais surtout, il permet de sentir la cohérence profonde du témoignage de Jésus, dans une reprise d’ensemble que ne permet pas la lecture tronçonnée des textes au cours des assemblées liturgiques.
Certes, il comporte un certain nombre de répétitions, qui pourrait gêner un lecteur rapide qui lirait l’ouvrage d’un seul regard. Mais, pour celui qui, comme moi, prend le temps de laisser résonner ces pages dans sa méditation, de relire chacun des textes examinés, ces répétitions permettent de s’imprégner progressivement du seul message que Jésus lui-même n’a cessé de répéter à ses amis : Dieu est Amour.
Août 2011 - Jean-Claude D’Arcier
(Prêtre en mission ouvrière dans le 93)