Visionnaire de l'invisible
La littérature
Chrétien et moderne
Pilippe d'Iribarne
(Gallimard - 2016)
Les disciples de Jésus
sont-ils appelés à habiter ce monde en crise ?
Notre société actuelle a la prétention d’être animée par une politique transcendant tout enracinement culturel ou religieux tout en offrant à ceux qui y adhérent une sorte de religion de substitution qui promeut les valeurs de liberté, égalité, fraternité et laïcité. La séparation nette entre la vie concrète des gens et les valeurs dites universelles de la république s’est finalement traduite aujourd’hui par une crise profonde. Il en est de même entre la dimension transcendantale de l’homme et la société moderne qui a créé une culture de l’immédiatité et de consommation. Dans son livre Chrétien et moderne, Philippe d’Iribarne définit cette crise comme « une perte de la croyance en un avenir meilleur, une désaffection à l’égard du politique, la montée d’un populisme xénophobe en Europe et du fondamentalisme aux Etats-Unis. » (p 11)
Aussi, il n’est pas surprenant qu’un certains nombre de disciples de Jésus se posent la question : faut-il habiter ce monde non seulement en crise qui met en cause notre façon de vivre en disciple de Jésus ou bien, ne faut-il pas prendre ses distances avec ce monde en perdition ?
Dans ce contexte culturel, l’auteur n’hésite pas à aborder la question : Comment ‘être disciple de Jésus ressuscité, lumière pour l’humanité’, dans un monde qui se dit moderne.
Philippe d’Iribarne, sociologue, pense que la première démarche est de se remettre en cause soi-même, quitte à se laisser interroger par le doute. La complexité de notre société exige une lucidité qui implique d’accepter de douter. Si le doute ne fait pas partie de l’acte de foi des musulmans, dans les évangiles, le doute sur Jésus a fait partie de l’aventure des disciples qui suivent Jésus. En écoutant Jésus, ses disciples ont eu bien du mal non seulement à se faire une opinion sur lui mais aussi à s’interroger sur son identité. Aujourd’hui, les disciples de Jésus ne doivent pas hésiter à reconnaître les limites de leur savoir sur le message du Christ inculturé par les évangélistes dans la culture juive et grecque. De son côté, le pape François n’a pas hésité à rappeler lors de son interview parue en octobre 2013 dans les Etudes « Si quelqu’un dit qu’il a rencontré Dieu avec une totale certitude est qu’il n’y a aucune marge d’incertitudes, c’est que quelque chose ne va pas. C’est pour moi une clé importante… Le risque de chercher et trouver Dieu en toutes choses est donc la volonté de trop expliciter, de dire avec certitude humaine et arrogante : ‘Dieu est ici.’ Nous trouvons seulement un dieu à notre mesure. » (p 33)
L’institution qu’est l’Eglise doit aussi se remettre en cause aujourd’hui comme elle l’a fait avec les Ecritures saintes. Les dogmes qu’elle a proclamés ont été écrits dans la culture de leur temps. Ne devraient-ils pas être réécrit aujourd’hui dans notre culture ? « Depuis le concile de Trente, note le théologien Claude Geffré, la théologie catholique a été dominée par une modèle que j’appelle dogmatique ou dogmatiste. Le point de départ de cette théologie, c’est toujours l’enseignement du magistère et de la tradition ultérieure. » (p 34) On ne peut mettre en boite la vérité annoncée par Jésus. Jésus a respecté notre liberté de cheminer avec lui en nous parlant en paraboles et non en enseignant ses disciples dans un langage dogmatique. Il est bon de reconnaître que c’est grâce aux Lumières que l’Eglise a accepté qu’elle ne donne accès à la parole de Dieu qu’à travers des témoignages humains, des constructions humaines, avec leur part de fragilité et avec la lumière de l’inspiration de l’ Esprit Saint. Le chemin est loin d’être arrivé à son terme. « Il a besoin d’être repris courageusement à propos des enseignements du Magistère, des dogmes, en faisant là aussi la part de ce que en quoi ils ouvrent au message du Christ et ce en quoi, constructions humaines marquée par une époque, une culture, un désir indu de certitude, ils sont plutôt un obstacle à ce message. » (p 233)
C’est un vrai travail intérieur que le disciple de Jésus est amené à faire pour ‘manger la parole de Jésus’ et à ‘l’enfanter dans le monde d’aujourd’hui’ en habitant ce monde. Sa parole sera source de vie pour l’humanité. Vivre ainsi est aller à contre courant de bien des habitudes. Les politiciens ont tendance à parler à l’homme universel animé par les valeurs d’égalité, de liberté et de fraternité alors qu’ils s’adressent à un corps social enraciné dans un terroir, habité de passions sombres et lumineuses et les religions qui l’habitent. « Cette vision selon laquelle l’organisation de ma vie en société concerne l’homme en général, et n’a que faire de sa culture et de son être intérieur, s’est radicalisée avec le temps. » (p 56
Toutes les sociétés et les religions sont appelées aujourd’hui à se remettre en cause pour ne pas rester figées ou prisonnières d’un passé idéalisé. Ce qu’écritA. Meddeb dans son livre La maladie de l’islam (p. 13) et cité par P. d’Iribarne (p. 130) en est une belle illustration : « Au lieu de distinguer le bon islam du mauvais, il vaut mieux que l’islam retrouve le débat et la discussion, qu’il redécouvre la pluralité des opinions, qu’il aménage une place au désaccord et à la différence, qu’il accepte que le voisin ait la liberté de penser autrement; que le débat intellectuel retrouve ses droits et qu’il s’adapte aux conditions qu’offre la polyphonie; que les brèches se multiplient; que l’unanimisme cesse; que la substance stable de l’Un s’éparpille en une gerbe d’insaisissables atomes. » (A. Meddeb La maladie de l’islam Seuil 2002 p. 13 cité par P. d’Iribarne p. 130)
Ouvrir ce livre est accepté d’être remis en cause soi-même.
Juin 2016 - R. Pousseur