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L'inculturation / Contributions d'experts

 

 

LE MIRACLE

 

 

Dans une société imprégnée de mentalité religieuse, selon laquelle tous les phénomènes de la nature sont immédiatement reliés à l'action de Dieu, il n'y a pas de difficulté à parler de miracle. Dans la Bible, l'action de Dieu est constante. Avec l'émergence de la culture occidentale, marquée par la méthode et l’esprit scientifiques, cette vision des choses semble naïve. Déjà, au temps des Grecs, la science moderne était née d'un refus de comprendre le monde à partir de la mythologie, du sacré. Au XVIIe siècle, ce processus s’est radicalisé avec la naissance de la science classique en Europe. En 1930, le théologien luthérien Rudolf Bultmann témoigne de la difficulté rencontrée à la lecture des textes du Nouveau Testament, lorsqu'il écrit :

« On ne peut utiliser la lumière électrique et les appareils de radio, réclamer en cas de maladie des moyens médicaux et cliniques modernes, et en même temps, croire au monde des esprits et des miracles du Nouveau Testament. Qui pense pouvoir le faire pour son compte doit voir clairement qu'en donnant cela pour une attitude de foi chrétienne, il rend le message chrétien incompréhensible et impossible pour notre temps. » (L'Interprétation du Nouveau Testament, trad. fr., Paris, Aubier-Montaigne, 1955, p. 143)

Cette citation montre bien que, selon notre mentalité scientifique, croire au miracle relève d'un stade archaïque ou enfantin du savoir. Tel est le défi posé par la science à la foi. Pour le prendre en compte, tout en évitant les malentendus, il faut préciser le sens du mot miracle en s’inscrivant dans l'histoire de notre culture.

I. Les diverses conceptions du miracle

On ne peut étudier la notion de miracle sans tenir compte de la culture dans laquelle un acte est qualifié de "miracle".

1. Le miracle dans la tradition chrétienne

Un simple regard sur la notion de miracle à travers les âges montre des variations, significatives de changements culturels touchant à Dieu, à l'homme et au monde.

1.a -Saint Augustin (4e-5e siècle)

Le premier auteur qui a marqué durablement la tradition chrétienne par sa réflexion sur le miracle est saint Augustin. Dans son traité sur L'Utilité de croire, il définit le miracle comme "ce qui retient l'attention par son aspect merveilleux" :

« J'appelle miracle tout ce qui, étant difficile et inaccoutumé, dépasse l'attente et le pouvoir du spectateur qui s'étonne. » (De utilitate credendi, XVI, 34)

Or l'étonnement provoqué est relatif à l'état des connaissances de celui qui observe. Imaginons un instant la stupéfaction qui serait celle d’Augustin devant l’électricité, la TV, l’ordinateur Wifi, l’avion ou les photos de saturne !... D’autre part, pour connaître, il ne suffit pas de percevoir ; il faut être attentif, interroger, être intérieurement disponible pour accueillir. En relevant l'importance de ces qualités intérieures, saint Augustin tend à diminuer la distance entre les « merveilles de la nature » et les « miracles ». Pour lui, la nature est pleine de véritables merveilles dont l'homme ne prend guère conscience. Il le souligne dans ses Homélies sur l'évangile de Jean :

« Un mort ressuscite, les hommes s'étonnent ; chaque jour un grand nombre d'hommes naissent, et personne ne s'en étonne. Et cependant si nous considérons les choses plus sagement, nous reconnaîtrons que le début d'une vie auparavant inexistante, est un plus grand miracle que la résurrection d'une vie qui existait déjà. » (In Johannem, VIII,1)

Cette conception du miracle s'inscrit dans le mouvement de la pensée augustinienne pour laquelle tout l'univers est parlant. Tout y est symbole parce que tout ce qui est témoigne du créateur : tout est signe de sa puissance et de sa bonté.

1.b -Saint Thomas d'Aquin (13e siècle)

Une nouvelle conception du miracle est liée à la redécouvert des textes d'Aristote en Occident, principalement par la voie des Arabes. En science comme en philosophie, Aristote privilégie la notion de causalité. Rompant avec la tradition platonicienne, le théologien Thomas d'Aquin adopte la pensée d’Aristote.

Il distingue entre « cause première » et « causes secondes ». Il ne suffit pas de dire que Dieu est la cause de tout. S'il est dit « cause première », c'est qu'il est la "cause des causes" : il agit par les causes qu'il a disposées -les « causes secondes »-, lesquelles opèrent selon leur nature et définissent un « ordre naturel », dans lequel la cause est proportionnée à son effet. Il y a miracle quand cette proportion n'est pas respectée. La disproportion indique une action propre à Dieu.

La théologie donne alors une nouvelle définition du miracle. Elle est caractérisé par le dépassement de l'ordre des causes secondes, signe que Dieu agit de manière particulière, comme le dit Thomas d'Aquin.

« Un fait est miraculeux, quand il dépasse l'ordre de toute la nature créée. Seul Dieu peut agir ainsi. » (Somme de théologie, Ia, q. 110, a. 4)

« Les miracles ne peuvent être produits que par la seule puissance de Dieu, car seul Dieu peut changer l'ordre de la nature, ce qui appartient à la nature du miracle. » (ibid, III q. 43, a. 2)

La nouveauté de cette définition consiste dans l'importance accordée à la notion d'ordre naturel, comprise grâce à l'usage de la notion de cause. Le miracle est défini comme ce qui dépasse les forces de la nature. L'aspect psychologique, la signification passent au second plan. Toutefois, Thomas note, avec sagesse, que les miracles respectent toujours la nature propre des êtres (cf. III q.77, a.1) ; ils restaurent l’homme abîmé, malade, mais jamais ils ne lui donnent, par exemple… 3 jambes !

1.c - L'apologétique

Mais par la suite, l'insistance sur la toute-puissance et la souveraine liberté de Dieu, par souci apologétique, a amené la pensée théologique à dire que le miracle était plus qu'une exception aux lois ordinaires de la nature, mais bien ce qui allait à l'encontre de ces lois, ce qui leur était contraire. Cette définition radicalise l'opposition entre l'ordre naturel et l'ordre surnaturel. C'est ce qui a conduit au conflit entre le christianisme et la culture scientifique -un conflit qui demeure encore aujourd'hui- : la communauté scientifique et la culture commune rejettent la notion même de miracle.

 

2. Le miracle contesté

La critique de la notion de miracle, comprise comme action de Dieu non seulement hors des lois de la nature mais contre elles, est venue à la fois des sciences de la nature et des sciences humaines.

2.a - Les sciences de la nature.

Une première remise en cause est venue dans l'appréciation de ce qu’on appelait les « signes du ciel ». Sa première expression est liée à la comète de Halley, aperçue en 1680 dans le ciel européen. Les comètes étaient jusqu'alors exclusivement interprétées comme des présages. Désormais, pour les gens cultivés, le passage d'une comète n'est qu'un phénomène astronomique, objet de science. C’est l'apparition d'un nouveau regard sur la nature. Le philosophe Pierre Bayle témoigne de ce bouleversement culturel dans l'ouvrage écrit à cette occasion. La révolution scientifique, qui décrit les phénomènes de la nature dans un langage mathématique, fait apparaître les croyances traditionnelles comme de la superstition :

« Si les comètes étaient un signe de quelques malheurs, différant des signes naturels (…), il faudrait que Dieu leur imprimât certains caractères tout particuliers qui les rendissent significatifs (…), qui justifiassent le jugement de ceux qui soutiennent que ce sont de mauvais présages, et qui rendissent inexcusables ceux qui n'en croient rien. Or c'est ce que Dieu n'a pas fait. Au contraire, il les a tellement dépouillées des véritables marques d'un prodige significatif qu'il semble qu'il ait voulu prévenir notre crédulité naturelle. Il les a soumises à la juridiction du Soleil qui dispose de la situation de leur queue comme il fait du moindre nuage.» (Pierre BAYLE, Pensées diverses écrites à un Docteur de Sorbonne à l'occasion de la Comète de 1680, 1683 ; conclusion)

Le créateur agit normalement dans le monde par les lois de la nature. Le miracle n’est qu’une apparence de prodige, aux yeux de ceux qui ne connaissent pas bien ces lois. Il relève de la crédulité et de l'ignorance. L'adhésion au miracle est le fait des illettrés et des peuples primitifs ; elle disparaît avec les progrès de la civilisation, de la science et de la médecine.

 « Un miracle est la violation des lois mathématiques, divines, immuables, éternelles. [...] Il est absurde de croire des miracles, c'est déshonorer en quelque sorte la Divinité. » (Voltaire, Dictionnaire philosophique, article « miracle »)

« Je crois trop en Dieu, pour croire en tant de miracles si peu dignes de lui. » (Jean-Jacques Rousseau, L'Émile, dans Œuvres complètes, t. IV, édit. la Pléiade, Paris, Gallimard, p. 613)

2.b - Les sciences humaines : l'histoire des religions

Une autre source de la contestation du miracle est venue, au 19e siècle, de la découverte de l'importance des religions non-bibliques, antiques, africaines ou asiatiques, et de leur comparaison avec la tradition chrétienne. Elles montrent, par exemple, une abondance de miracles dans les textes religieux de l'Antiquité -en particulier dans les sanctuaires des dieux guérisseurs-. Dans toutes les religions du monde, les héros et les pères fondateurs font des prodiges.

Si le Dieu des chrétiens n'a pas le monopole des miracles. L'argument classique (cf. Blaise Pascal) qui justifiait la supériorité du christianisme sur les autres religions par le miracle tombe…

2.c - Les sciences humaines : la psychologie et la psychiatrie

Une troisième remise en question est venue de la psychologie. Au cours du dix-neuvième siècle, la méthode scientifique s'est mise à expliquer scientifiquement le fonctionnement, non seulement du corps de l'homme, mais aussi de son psychisme. Le projet de S. Freud est clair.

Les études ont montré que des phénomènes somatiques, considérés habituellement comme extraordinaires, ont des causes psychiques : cette progression des connaissances médicales vient réduire la part du sacré. Ce qui semblait extraordinaire est compris comme une manifestation normale due à l'interaction du somatique et du psychique. C'est ainsi qu'il existe des paralysies voire des cécités d'origine hystérique, des plaies au creux des mains d'origine hormonale. Ce qui était interprété comme une intervention de Dieu peut s'expliquer par un phénomène psychique. De même, ce qui relève des visions ou des manifestations extraordinaires peut entrer dans le cadre de phénomènes psychiques sans signification religieuse particulière.

à Les sciences de la nature, l’histoire des religions et la psychologie critiquent le discours classique sur le miracle. A tel point que, dans notre culture scientifique, le miracle devient un obstacle à la foi. Selon l'expression célèbre dans les milieux scientifiques croyants : « Je ne crois pas à cause des miracles, mais malgré les miracles » (cf. Théodore Monod, Révérence à la vie, Paris 1999, Grasset) ! Comment sortir de cette opposition frontale entre science et foi ? Cela commence à devenir possible parce que la science elle-même évolue et que de nouvelles portes sont ouvertes.

II. L'action de Dieu dans la création

1. D’une conception déterministe de la causalité…

La naissance de la science classique a donné une importance majeure à la représentation mathématique des phénomènes physiques. Il en est résulté une interprétation du monde dominée par le déterminisme : les lois de la nature sont écrites en langage mathématique, celui de la déduction rigoureuse. L'enchaînement des faits est soumis à la nécessité. Le monde est régi par des lois invariantes, inflexibles, dont Dieu est l'auteur. On a pour ambition d’expliquer tout rationnellement. Cette conception sous-tend ce texte célèbre de Laplace :

« Nous devons envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va les suivre. Une intelligence qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre toutes ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir comme le passé serait présent à ses yeux. [....] (Pierre-Simon LAPLACE, Essai philosophique sur les probabilités, 1825, Paris, Gauthiers- Villars, 1921)

La courbe décrite par une simple molécule d'air ou de vapeur est réglée d'une manière aussi certaine que les orbites planétaires. Leur différence à nos yeux ne vient que de notre ignorance. Dans cette perspective déterministe, connaître c'est comprendre, comprendre c'est expliquer, et expliquer c'est prévoir.

Dans ce contexte, l'intervention de Dieu est comprise comme une rupture des lois de la nature, comme une action spéciale, appelée "intervention" : ce qui vient "entre". Elle est pensée comme une rupture de l'enchaînement des causes et des effets, ce qui est inacceptable pour la science. Mais voici que l'évolution des sciences elles-mêmes a modifié notre conception des lois de la nature ; en particulier, elle a déplacé le lien entre expliquer et prévoir.

2. …à une nouvelle conception du mouvement…

La critique de la mécanique classique est d’abord venue de la thermodynamique. En thermodynamique, l'étude scientifique utilise des lois statistiques. Cette manière de voir transforme la conception déterministe de Laplace. Pour celui-ci, la connaissance du comportement de la particule élémentaire permet de connaître le comportement de l'ensemble. En thermodynamique statistique, au contraire, même si le mouvement d'une particule ne peut être connu individuellement, on peut très bien prévoir le comportement de l'ensemble. Le calcul des probabilités permet de décrire l'évolution d'un système. Il apparaît alors que l'on peut résoudre des questions jusqu’ici insolubles dans le cadre de la mécanique rationnelle ; en particulier, ce qui est lié aux tourbillons ou aux catastrophes.

La physique quantique a généralisé cette approche, et fourni des éléments pour comprendre le déroulement de bien des phénomènes de la nature jusqu'alors inexpliqués. Il en est résulté un langage nouveau de la science pour formaliser et modéliser le devenir.

Ensuite, c’est la biologie qui a servi de paradigme/modèle dans l'organisation des savoirs. On le retrouve dans la présentation de la théorie de l'évolution : on y parle de bifurcations pour montrer des possibilités diversement actualisées à certains moments (cf. le tronc commun aux chimpanzés et à l’Homme a bifurqué, voici quelque 7 millions d’années, réalisant ainsi, au gré des circonstances, deux « possibles » de ce tronc commun ; deux possibles parmi bien d’autres sans doute…)

La science actuelle voit toutes choses non plus en termes de nature propre des êtres et de déterminisme, mais en termes de structures et d’évolution aléatoire. Elle invite à ne plus voir le devenir -la causalité- selon une absolue nécessité.

3. …et à autre compréhension de la causalité

La rupture de la science actuelle avec le déterminisme permet d’accéder à une conception plus large de l'action de Dieu. Cette conception repose sur quelques principes qui rendent compte de la réalité observée.

Le premier principe est étroitement lié à la confession de foi monothéiste. Pour le paganisme, les dieux font partie du monde et sont soumis à ses lois. Dans le monothéisme, Dieu n'est pas un élément du monde, un être qui fait partie du monde, serait-ce le premier de tous. Pour cette raison, son action ne fait pas nombre avec les forces de la nature. L'action de Dieu n'est pas une force parmi d'autres, serait-ce la plus grande. Il est le créateur, c'est-à-dire la source de tout ce qui est, présent en tout ce qui est. Il est la cause des causes, et son action est universelle. Elle ne s'immisce pas dans les failles du réseau des causes. On dit que « tout est de Dieu et tout est de la nature ». Thomas d’Aquin l’a bien mis en valeur à partir de la pensée d’Aristote.

Le deuxième principe est qu’en chaque événement, il y a des possibilités diverses, dont certaines s’actualisent dans la durée. Ainsi la nature n'est pas close, mais toujours ouverte sur des possibles. Le langage scientifique parle d'aléatoire, tandis que le langage philosophique parle de contingence ; mais au fondement se trouve la même réalité : le donné que nous voyons est l’une des possibilités du passé, et non une nécessité. C'est dans le cadre de cette ouverture naturelle, de cette disponibilité, que Dieu agit pour qu'apparaisse du neuf. Son action n'est pas une intervention qui changerait le cours naturel des choses, mais elle tire parti de ses possibilités latentes. Dieu seul peut le faire, car il est à la source de l'ensemble du processus et son action est une actualisation du possible. L'action de Dieu dans le cours du processus évolutif permet de faire que ce possible émerge dans le temps qui se déploie. Mais comment fait-il tout cela sans s’immiscer comme « en plus » dans le déroulement naturel des choses ?... C’est un troisième principe qui veut en rendre compte.

Ce troisième principe est que l'action de Dieu ne se limite pas à des événements particuliers, mais qu'elle réalise une intention d'ensemble. Dieu a une vue sur la totalité du processus tant dans la cosmogénèse que dans la biogenèse -ce qui ne veut pas dire qu’il aurait tout dessiné d’avance ! n’est-il pas créateur ?-. Il n'est pas limité à l'instant présent du processus. Il « fait avec » ce que produisent les événements : il peut anticiper, tracer des étapes, voire rebondir sur des échecs (cf. la mort de Jésus : un échec « rattrapé »), en se fondant sur le désir même de l'être. C'est en cherchant le meilleur que chaque élément du monde réalise l'intention de Dieu et s'oriente vers lui. Il n'y a pas de divergence entre le désir de chaque être d'advenir à sa plénitude et la réalisation de l’intention divine. C'est en réalisant pour le mieux ses propres possibilités que chaque être répond, en quelque sorte, à un appel de Dieu et à sa prévenance.

L'action de Dieu n'est plus pensée comme une intervention, par manière d'écart avec les lois de la nature, mais plutôt comme une action qui accompagne le développement des possibilités mêmes de la nature. Dans ce nouveau cadre de pensée, l'aspect spectaculaire n'est pas le seul ni même le premier critère du miracle, car le miracle n’est pas un acte divin en rupture avec l'ordre naturel.

III. Interpréter un miracle aujourd'hui

Le miracle repensé

Bousculée par l’avènement des sciences, la théologie a dû revoir, une nouvelle fois, sa notion de miracle. Elle s’est replongée dans ses propres sources bibliques.

1. La terminologie biblique

Pour parler de ce que nous appelons "miracle", la Bible emploie plusieurs mots, signe qu’il s’agit d’une réalité complexe. Dans son riche vocabulaire, on peut distinguer trois significations principales.

° La première est celle de « prodige » : prodige désigne, en hébreu, un acte symbolique accompli par un prophète pour authentifier sa mission (cf. Moïse). Dans le même sens, apparaît le terme qui signifie « ce qui suscite l'admiration » ou « ce qui retient l'attention ». Lorsque Dieu agit de manière insolite, son action provoque l'étonnement, l'admiration et l'émerveillement de l'homme.

° La deuxième signification est « ce qui est impossible à l'homme » : ce sont les « œuvres de Dieu ». Dans le même ordre d'esprit, les évangiles synoptiques emploient le mot grec dunameis, qui signifie manifestation de la puissance de Dieu. Ces expressions mettent en lumière que l'action de Dieu est celle d'un être tout-puissant.

° La troisième signification est celle de signe : elle souligne l'aspect intentionnel de l'acte posé par Dieu, par la médiation de son envoyé.

Cet examen du vocabulaire montre que, pour la Bible, l'intervention de Dieu n'est pas un fait brut qui s'imposerait à l'homme avec évidence. Elle s'inscrit dans un réseau de significations. La théologie a ainsi renoué avec la notion, très actuelle, de signe : la Bible présente les miracles comme les signes d'une action gratuite de Dieu, acte de puissance et d'amour. Pour les comprendre, il faut les interpréter en étant attentif à la fonction qu'ils remplissent.

Par exemple, le philosophe Maurice Blondel, qui renoue avec la tradition augustinienne, voit dans le miracle un signe de Dieu. Pour lui : 1. Le miracle a une réalité physique : les miracles sont des bienfaits réels. 2. Le miracle est le signe sensible d'une réalité invisible. 3. Le miracle a un rôle dans le temps présent, mais il est promesse, il anticipe la Terre promise. 4. Le miracle appartient au monde de la révélation. 5. Les miracles du Christ sont des actes parlants et des paroles agissantes. 6. Le miracle est une invitation, il est inséparable d'un message. 7. Le miracle ne se situe pas au plan scientifique ; il échappe à toute preuve. (Lettre sur l'apologétique et dans l'article « La notion et le rôle du miracle », Annales de philosophie chrétienne, juillet 1907, p. 351-352)

2. Les fonctions du miracle

Dans les récits bibliques, et tout particulièrement dans les évangiles, le miracle remplit diverses fonctions, du point de vue de la relation établie entre Dieu et l'homme, puisqu’il est un acte de salut. Les miracles de Jésus sont des guérisons, des gestes de miséricorde et de bonté.

1. D'abord, le miracle remplit une fonction de communication. Il est le signe de l'amour de Dieu, qui vient au devant de la personne et désire la sauver/délivrer de ce qui entrave sa vie. Une communication est établie entre Jésus et la personne guérie, sauvée, qui bénéficie de sa force et de sa bonté.

2. Ensuite, le miracle remplit une fonction de révélation : parce qu'il est inhabituel, le miracle a pour effet de manifester l'identité de Jésus qui agit, à savoir son intimité avec Dieu. Ainsi, quelque chose de Dieu se dévoile, se révèle, dans sa parole et son action. « Mais qui est-il ? Nous n’avons jamais vu ça ! » (cf. Marc 1,27 ;2,12 ;4,41)

3. En troisième lieu, le miracle remplit une fonction d'attestation. Il confirme le message et donne autorité au messager. Ainsi, Jésus renvoie ses adversaires à l'objectivité des signes posés. (cf. « Pour que vous sachiez que le Fils de l’Homme a le pouvoir de pardonner les péchés, ‘Lève-toi, prends ta civière et marche’. » Marc 2,10-11)

4. Enfin, du point de vue de l'homme qui en est bénéficiaire, le miracle est un acte de salut, tant par le bienfait corporel que par le bienfait spirituel de l’appel à adhérer à Jésus et au Royaume de Dieu qu’il inaugure.

Rien de tout cela ne s'impose, mais résulte d'une interprétation, d’un discernement, dont il faut maintenant préciser les règles.

3. Le discernement du miracle

Grâce au choc des découvertes scientifiques et à leur évolution, la théologie du miracle, libérée d’une conception rationaliste et positiviste, propose une interprétation qui respecte les exigences de la rationalité scientifique actuelle.

La perception spontanée, populaire, du miracle est attentive à son aspect merveilleux ou spectaculaire ; ce n’est pas pour rien que ‘le’ scoop, en matière d’information religieuse, est un miracle à Lourdes… Mais le croyant a le souci d'y lire un acte de Dieu et il en propose une interprétation spécifique. C’est ainsi qu’une guérison exceptionnelle, et inexpliquée en l'état actuel des connaissances médicales, n'est pas déclarée miraculeuse si elle n'est pas vécue dans un contexte religieux.

Dans le cadre de notre culture marquée par les sciences actuelles, quatre règles de discernement s’imposent :

a_. Il faut d'abord garder une certaine réserve, car l'histoire montre que le progrès des sciences a déjà expliqué bien des phénomènes qui semblaient mystérieux. Il est hautement probable que ce qui ne s'explique pas aujourd'hui s'expliquera un jour futur - même si on ne peut imaginer comment. La frontière de l'inconnu ne cesse de se déplacer. Il est possible que ce qui paraît insolite aujourd'hui s'explique parfaitement plus tard.

b_. Il faut ensuite garder en mémoire le fait que, dans le langage commun, le terme de miracle est équivoque : il garde encore le sens positiviste qui ne correspond plus à une théologie soucieuse de ne pas mépriser les connaissances scientifiques.

c_. Ensuite, le miracle appelle à la foi -pas uniquement une foi-confiance religieuse, d’ailleurs-. Celle-ci étant un acte libre, le miracle n'a pas pour but de contraindre, mais d'inviter à une conversion, laquelle est le fruit de l'interprétation de l'événement. Rester attentif à la seule dimension spectaculaire serait une manière d'éluder la question de la foi.

d_. Enfin, le surnaturel chrétien n'est pas ce que l'on appelle aujourd'hui le paranormal. Ce n'est pas une violence faite à la nature, mais son accomplissement. Thomas d’Aquin l’avait déjà souligné, les miracles sauvent de quelque chose, mais ils ne vont jamais à l’encontre de la nature.

L'application de ces règles permet de donner sens aujourd’hui aux textes fondateurs de la Tradition chrétienne. Que se passera-t-il demain ? Nous l’ignorons. Mais de nouvelles découvertes scientifiques nous amèneront probablement à revoir, une fois de plus, notre conception du miracle…

***

L'action de Dieu accompagne le devenir universel. Mais les chrétiens ne se contentent pas de reconnaître en Dieu un principe qui rend raison de l'existence de l'univers et qui donne sens à leur vie… ce qui est déjà beaucoup ! Dieu est davantage. Il est leur ami et leur compagnon de route ainsi que le dit Pascal dans un texte célèbre :

« Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des vérités géométriques et de l'ordre des éléments [...].Mais le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des chrétiens est un Dieu d'amour et de consolation ; c'est un Dieu qui remplit l'âme et le cœur de ceux qu'il possède ; c'est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère et sa miséricorde infinie ; qui s'unit au fond de leur âme ; qui la remplit d'humilité, de joie, de confiance, d'amour. » (Pensées, Br. 556, Laf. 449, L.G. 419, Oeuvres, t II, édition de la Pléiade, Paris, Gallimard, 1999, p. 698 ).

 

Jacques Teissier, d’après Jean-Michel Maldamé

 

 

 

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