Visionnaire de l'invisible
La littérature
Où va l'humanité
Jean-François Mattei -
Israël Nisand
(Les liens qui libèrent - 2013)
Qu’est-ce que le corps ? Est-il un enveloppe ou une partie indissociable de notre humanité ?
Jean-François Mattei, décédé le 24 mars 2014, professeur émérite de pédiatrie et génétique médicale a joué un grand rôle dans l’élaboration de la loi de bioéthique comme ministre de la santé. Israël Nisand, gynécologue-obstréticien, enseignant les sciences humaines à l’université de Strasbourg écrit dans la préface de ‘Où va l’humanité ?’ la question à laquelle va se confronter Jean-François Mattei dans ce livre : Dans une société façonnée par le multiculturalisme et où les arguments d’autorité sont de plus en plus fragiles, « Qu’est ce qui est important et fondamental pour notre humanité ? A quoi tenons-nous absolument et pourquoi ? »
L’auteur rappelle au lecteur une évidence : l’Homo sapiens sapiens, qui est né il y a plus de cent mille ans. Les 80 milliards d’exemplaires qui nous ont précédés, n’ont guère changé d’apparence et de physiologie. L’homme est né complètement nu alors que le moindre singe naît avec tous ses poils. A sa naissance, l’homme est un être terriblement incomplet. « Ces insuffisances de la nature ont imposé tout simplement l’avènement de la culture humaine qui est venue remplacer les instincts. » (p 18) Comment se fait-il que ce soit l’espèce la plus inapte qui ait triomphé de toutes les autres ? L’homme a eu la capacité de revenir sur son passé et pensé l’avenir. Il a inventé le langage, il a habité la terre entière et y a laissé des signes de son passage. Sa faiblesse a été aussi la condition de sa force. Pourquoi a-t-il su se libérer de son présent ?
Aujourd’hui, nous sommes à l’orée d’un changement dans la sélection naturelle. « Est-il possible qu’une sélection artificielle, voulue et manipulée bien qu’aveugle, soit un jour commandée par les hommes eux-mêmes qui jusque-là n’étaient que les objets passifs de cette sélection ? » (p 13) Les hommes pourraient-ils un jour changer de corps pour résister aux maladies, au vieillissement, améliorer leurs performances intellectuelles et reproductives, en un mot, constituer une sorte de post-humanité ?
L’histoire nous apprend que l’homme est la seule créature qui doit naître deux fois. Cette seconde naissance est due à sa capacité d’avoir conscience de son histoire qui évolue continuellement, de son génie artistique et son inventivité pour communiquer et se soigner en inventant des prothèses. Cette seconde naissance n’est jamais terminée. « Nous ne pouvons habiter le monde qu’en le dénaturant... Tout pousse l’humanité à sortir de son état, à échapper à une aveugle évolution naturelle au profit d’une évolution artificielle consentie. » (p 27)
Ce qui pousse l’homme à sortir de son état est sa recherche à satisfaire son orgueil, son amour de soi, sa cupidité. La société qui aspirait à devenir une société des égaux s’est pervertie aujourd’hui en société des ego. La tentation va jusqu’à réinventer l’homme et le vivant. « Le monde moderne vit donc un affrontement entre deux amour bien différents : l’amour de Dieu poussé jusqu’au mépris de soi et l’amour de soi jusqu’au mépris de Dieu. » (p 31) L’aventure humaine est aussi belle que désespérée.
Les penseurs des Lumières ont validé les valeurs religieuses en les laïcisant. La dignité de l’homme est affirmée et exige le respect de tous. Mais derrière le principe d’humanité, les progrès scientifiques amènent à se poser la question : Qu’est-ce que le corps ? Est-il un enveloppe ou une partie indissociable de notre humanité ? Le professeur Mattei, en citant Michel Foucault, défend une évidence de toujours : ‘JE’ est mon corps. Or aujourd’hui, le corps est devenu l’objet de tous no soins alors que notre âme nous pose question que quand elle souffre. Le médecin et le psychanalyste ont remplacé le prêtre. Notre vision du corps change. « Notre personne n’est pas seulement immatérielle et notre corps n’est pas seulement matière. » (p56) Notre corps deviendrait-il pas une chose que l’on peut modifier pour être bien dans sa peau, pour correspondre aux critères de beauté du moment ? L’apparence risque de prendre le pas sur ce qui travaille en profondeur l’homme. Le corps d’un défunt ne risque-t-il pas de devenir un simple objet ?
Dans sa conclusion, Jean-François Mattei cite Paul Claudel : « Un bon moyen de connaître l’âme est de regarder le corps. » (p 81)Grâce aux progrès dans bien des domaines, notre corps étant devenu une chose dont l’homme peut disposer à sa guise, peut être conservé, manipulé, cultivé, transplanté, réparé. Aussi, aujourd’hui, sommes-nous proche d’un avenir proche capable de hâter le processus millénaire de notre évolution avec les risques de perdre notre humanité ? Les robots ‘intelligents’ ne risquent-ils pas de penser pour leur propre compte et se révolter contre ses concepteurs ? Le corps sera-t-il encore humain ? Notre civilisation n’est-elle pas en train de basculer ?
Il est courant de lire que les réseaux sociaux provoquent un bouleversement culturel et changent notre façon de vivre ensemble. En lisant le livre passionnant et très accessible à tous, de Jean-François Mattei, on découvre que les changements culturels qui nous déstabilisent actuellement sont bien plus profonds, notamment sur la vision que nous portons sur notre corps et sur notre conception de l’humain. Et il est bon aussi de rappeler que depuis que l’homme est homme, il a toujours fini par marcher vers l’avenir grâce à sa sagesse.
Juillet 2014 R. Pousseur