Visionnaire de l'invisible
La littérature
Jésus selon Mahomet
Gérard Mordillat - Jérôme Prieur
(Le Seuil - 2015)
Pourquoi ‘Jésus selon Mahomet’, livre si riche,
soulève un profond malaise
L’œuvre de Gérard Mordillat et Jérôme Prieur est intéressante d’abord parce qu’ils racontent combien fut complexe la rédaction du Coran. Beaucoup de lecteurs, qu’ils soient musulmans ou pas, seront surpris de découvrir cette aventure tumultueuse qui a duré deux siècles et remet en cause une certaine tradition qui veut que le Coran ait été dicté par l’archange Gabriel au prophète Mahomet. Ce livre met bien en relief combien le Coran s’est inspiré de la Bible hébraïque, notamment du prophète Moïse. De même, certains seront surpris de la place que prend Jésus, fils de Marie, dans le livre saint des musulmans. Les auteurs résument leur découverte en ces termes : « Dans le Coran qui glorifie un monothéisme absolu, la filiation est directe entre le judaïsme et l’islam. En surgissant à l’intérieur de cette histoire, le messie Jésus fils de Marie à tout pour apparaître comme un corps étranger. Et pourtant en tirant sur ce fil, en suivant sa trace que l’on peut comprendre comment s’est formée la doctrine de Mahomet, comment l’islam a pu commencer à émerger en Arabie au début du 7ème siècle, et le rôle joué par le christianisme dans cette histoire. » (p 125) Moïse est pour le prophète un modèle religieux, juridique, politique et militaire, ce qui n’est pas le cas pour Jésus. Pour les musulmans, les révélations reçues par Moïse, Jésus et Mahomet sont identiques sauf que les juifs les ont trahies et les chrétiens les ont perverties. Le Coran périme les Écritures antérieures en les purifiant. « Les véritables juifs, les véritables chrétiens devraient être musulmans. » (p175) Dans le Coran, le prophète Mahomet est présenté comme un purificateur et un législateur.
Pourquoi ce livre si richement documenté met mal à l’aise ?
D’abord, comme les musulmans, Gérard Mordillat et Jérôme Prieur pensent que les religions monothéistes sont trois religions du livre. Or seule la religion musulmane s’est définie comme la religion du livre. Pour les auteurs, au commencement n’était pas le Verbe qui s’adresse aux hommes par les prophètes pour le peuple juif et s’est fait chair en Jésus-Christ pour les chrétiens mais au commencement est la littérature. (p 9)
Ensuite, les auteurs ne se posent pas la question de savoir qui est Dieu « pour Moïse – un berger-, puis Jésus – un guérisseur -, puis Mahomet – un caravanier. » ? (p 9). Pour le peuple juif, leur Dieu qui les délivre de l’esclavage et l’accompagne partout où il vit est l’unique Dieu qui a fait alliance avec lui. Pour Jésus, Dieu son Père le livre aux hommes qui le crucifient et avec son Père, le jour de la pentecôte, Jésus répand l’Esprit de Dieu sur toute l’humanité. Pour les musulmans, Dieu le miséricordieux est unique.
Il est plus qu’important de se demander de quel modèle du divin les croyants se nourrissent, même si tous les trois sont monothéistes. Jésus selon Mahomet et Jésus selon les quatre évangélistes n’a pas la même figure donc pas le même impact sur la vie des croyants que sur le peuple juif et sur les musulmans. Pour réfléchir à cette question, il n’est pas besoin d’être croyant. Pourquoi les auteurs n’abordent-ils pas cette question ?
Ensuite, le rapprochement avec Jésus paraît bien étrange par moment. Je ne prendrais qu’un exemple. Les auteurs décrivent avec audace l’histoire complexe du texte du Coran. Conflit après conflit, bataille après bataille, assassinat après assassinat, des versets sont écartés par les vainqueurs, d’autres modifiés, d’autres encore ajoutés selon la volonté du calife régnant. « Le Coran que nous lisons aujourd’hui n’est pas celui de Mahomet ni de ses compagnons mais celui d’Othmân qui a supprimé toutes les autres versions. » les auteurs font un rapprochement avec la rédaction des évangiles en citant Diderot : « Diderot affirmait à propos des évangiles qu’il n’y en avait pas quatre ‘mais cent’ » (p 216)
Enfin, une dimension est absente dans cet ouvrage. Essayons de nous en expliquer en racontant une parabole : Un jour, un savant a eu entre les mains trois lettres d’amour écrites à des époques différentes et ne contenant pas la même déclaration d’amour. Dans l’une, l’auteur exprime son amour à sa fiancée en l’invitant à vivre une histoire ensemble pendant laquelle, petit à petit, il pourra lui faire découvrir qui il est et témoigner sa tendresse malgré ses infidélités. Dans la deuxième lettre, l’auteur de la lettre lui annonce qu’il viendra vivre avec elle, bien que fragile comme elle mais il lui sauvera la vie en lui donnant sa propre vie. Pour l’auteur de la troisième lettre d’amour, il écrit à sa fiancée combien il a de la compassion pour elle et lui impose des règles pour vivre à deux et pour aménager leur maison. Le savant a analysé les trois lettres et soulignent que toutes les trois parlent d’amour mais en termes bien différents. Le savant se demande alors que l’amour exprimé dans ces trois lettres a une vision de la vie de tous les jours bien différente.
Pour revenir aux trois livres saints, le peuple juif a introduit dans l’histoire de l’humanité le sens de l’histoire. Ils ont créé un avant et un après… Dieu a créé la terre, les vivants et l’Homme et la Femme, Dieu vit tous les jours l’aventure humaine avec les hommes et Dieu se manifestera le jour du jugement.
Les chrétiens qui ont accueilli et accueillent Jésus ont semé dans l’histoire humaine des graines pleine de vie : tous les hommes et les femmes, enfants de Dieu, sont à respecter dans leur diversité et leur dignité, la liberté de conscience est un trésor, l’amour de Dieu le Père s’exprime jusqu’au pardon, délivrant un dynamisme de création de justice et de vérité. Il faut à Dieu une sacrée capacité de pardon car l’histoire des chrétiens et de l’humanité ne fut pas toujours conforme au rêve de Dieu, loin de là. Cette nouvelle façon de vivre pour les disciples e Jésus a toujours été un combat de tous les jours avec courage et persévérance pour arriver à créer un monde plus juste.
Quant aux musulmans, il faut distinguer ceux qui pensent que le Coran est dicté par Dieu, donc qu’il est ‘incréé’ et ceux qui croient que le Coran est ‘créé’ par l’homme inspiré par Dieu mais écrit par lui dans son langage. Le Coran est alors reçu comme un livre saint invitant à croire au Dieu unique dans une expérience spirituelle et à se soumettre intelligemment à la parole de Dieu. La majorité du peuple musulman croit aujourd’hui que le Coran et ‘incréé’. Le poète syrien, Adonis dénonce cette façon de lire le Coran. Il s’est exprimé lors d’un entretien réalisé par Sophie Joubert le mercredi, 18 Novembre, 2015 dans l’Humanité : « L’islam est à la fois un état et une croyance. La foi et la vie quotidienne, l’ici-bas et l’au-delà, sont unifiés. Il est fondé sur trois piliers: premièrement, le Prophète est le dernier des prophètes, deuxièmement, le croyant ne peut rien modifier, mais doit se contenter d’appliquer et d’obéir, troisièmement, les vérités transmises par le Prophète sont ultimes. »
Le titre de ce livre ‘Jésus selon Mahomet’ prête vraiment à confusion.
Janvier 2016 - R. Pousseur